Apophenia : toutes les couleurs du giallo

(Texte initialement publié dans le numéro 2 de la revue HAU, daté de juillet 2014, hau.eklablog.com/complements-internet-2-p817718 pour en savoir plus…)

**Cas à part dans la catégorie des sous-genres cinématographiques, au cadre à la fois extrêmement codifié en apparence mais suffisamment ample pour accueillir toutes les variations imaginables, infusé à la démence, l’érotisme et la violence, le giallo a brillé de l’éclat d’un diamant noir pendant un peu plus d’une décennie, de 1963 à 1975. C’est durant cette période, malgré quelques réussites postérieures (isolées), que le giallo donne la pleine mesure de son potentiel, abordant de front aussi bien la question de l’émancipation sexuelle (et son inévitable retour de bâton réactionnaire), que celle des mutations sociologiques en cours sur le continent européen, en passant par l’exploration des soubassements de l’inconscient, et même, pour les plus géniaux de ses artisans, le questionnement métaphysique.
Autopsie du cadavre d’un genre qui aura tout de même témoigné de quelques soubresauts ces dernières années, avec la tentative d’établissement d’un néo-giallo, encore réellement à venir…
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Mettant en scène un tueur anonyme, souvent masqué, ganté et vêtu de noir, dont le modus operandi repose sur l’emploi d’armes blanches (du couteau à la scie en passant par le rasoir…) et qui agit comme le démiurge omnipotent d’intrigues à tiroir fortement érotisées et démonstratives en termes d’horreur graphique, parfois à la lisière du fantastique, le giallo (gialli, au pluriel) et ses images d’Epinal peuvent être aisément convoquées et parleront au connaisseur comme au profane. Un examen un peu plus approfondi fait pourtant voler cette unité de façade en éclats, tant le genre s’avère protéiforme si l’on ne s’arrête pas à ces effets de surface (des effets qui prendront une importance considérable devant la caméra des plus doués des réalisateurs de gialli). Le définir n’est pas chose aisée, mais il est communément admis que le giallo se définit certes par ses thèmes (la trame policière et ses variations), mais aussi et avant tout par sa nationalité. La façon la plus commode de décrire le giallo consiste à le définir comme la variante transalpine du thriller anglo-saxon (1).
En italien, giallo signifie « jaune » : singulière dénomination que celle d’une couleur pour qualifier un genre, ou sous-genre, cinématographique… Certes, les cinéphiles avaient déjà coutume, dans la lignée des critiques français découvrant en bloc les films américains interdits durant l’Occupation, de qualifier de film noir une certaine tendance du cinéma américain. Le noir en question (qui n’est pas une couleur, mais une nuance) qualifiait d’ailleurs moins les ambiances majoritairement nocturnes et la teneur ténébreuse et funeste des évènements dépeints (meurtres et crimes en tous genre, même s’il faut garder en mémoire que tous les films noirs ne sont pas des films policiers) que l’expression d’un sens tragique de l’existence, propre aux sociétés contemporaines, où l’individu est condamné à être broyé par les mâchoires d’une société / monde impossible à appréhender dans sa globalité et dont toute possibilité d’action décisive dans sa course est exclue à l’échelle individuelle, comme une remise à jour du fatum antique adaptée aux circonstances du vingtième siècle (et du suivant).
Les raisons de l’appellation giallo sont bien plus prosaïques : avant d’être une catégorie de films italiens, le giallo est un genre de livres, et même une collection de livres, puisque c’est un éditeur transalpin qui se trouve être à son origine. Equivalent du thriller littéraire anglo-saxon et de la Série Noire française, le giallo est le roman policier italien, reconnaissable de loin à sa couverture jaune caractéristique. Les couvertures en question, criardes, envahissent les étals des libraires sous l’impulsion des éditions Mondadori, à partir de la fin des années 20. Destinées à un public populaire, volontiers qualifiées de « littérature de gare » ou bas-de-gamme, ces publications connaissent un succès fracassant, qui ne se démentira pas plusieurs décennies après.
Le genre policier est alors à la croisée des chemins. Alors que quelques grands anciens prestigieux ont établi des années auparavant les standards du genre, d’Arthur Conan Doyle à Agatha Christie en passant par G.K. Chesterton, deux écoles sensiblement différentes prennent le relais. La première consiste en une sorte de « nouvelle vague » du genre où la tonalité diffère quelque peu, plus âpre et sombre, et comprend des auteurs comme Dashiell Hammet ou Raymond Chandler, dont les travaux et les ambiances particulières iront largement irriguer le film noir américain (quand ce ne sont pas des adaptations directes de leurs travaux, comme Le Faucon Maltais ou Le Grand Sommeil, qui fleurissent directement sur les écrans). Une lignée qui prospère encore de nos jours, sous la plume d’un James Ellroy par exemple, mais qui ne se développera pas sur le marché italien avant la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le régime fasciste de Mussolini goûtant peu aux extravagances de ces auteurs américains.
La deuxième école, pour le dire vite, consisterait en une sorte de courant de « puristes », où les ambiances victoriennes ou post-victoriennes sont encore privilégiées, où l’accent est encore mis sur l’intrigue policière à proprement parler avant tout autre considération narrative. Ces auteurs, souvent des spécialistes de la génération les ayant précédés, comptent en leurs rangs Edgar Wallace (2) ou John Dickson Carr. Ces écrivains donneront naissance à une nouvelle lignée de détectives au flair infaillible, descendants d’Auguste Dupin, la création d’Edgar Allan Poe, ou du fameux Sherlock Homes. Ainsi, en un double hommage à ses ascendants littéraires, J.D. Carr créera le personnage du docteur Gédéon Fell, détective à la corpulence et aux traits de caractère inspirés par un des maîtres du récit policier, G.K. Chesterton (lui-même à l’origine d’une figure majeure et originale du genre, le Père Brown).

C’est plutôt vers cette deuxième école (et leurs prédécesseurs évidemment) qu’il faut aller chercher les influences majoritaires du giallo cinématographique : en effet, si le giallo n’est pas dénué de préoccupations sociales ou politiques comme nous le verrons, elles s’expriment très différemment qu’au sein des intrigues hard-boiled (littéralement « dur à cuire ») de Chandler et Hammett. Par contre, les ambiances étranges, à la lisière du fantastique, dans lesquelles évolue un personnage comme le Dr Fell sont typiques de ce qui fera le sel du pendant cinématographique du giallo. D’autre part, le giallo cinématographique exploitera quasi systématiquement une trame typique du récit policier, plutôt à rattacher à cette seconde école : cette trame, c’est le whodunit (comprendre « who has done it ? », expression anglo-saxonne signifiant « qui a fait le coup ? »), où l’identité du tueur, anonyme, est révélé à la toute fin de l’intrigue. Une différence de taille cependant : le giallo cinématographique ne produira pas de grandes figures de détectives dans la lignée de celles citées ; le giallo se penchera avec bien plus d’intérêt sur les victimes et l’assassin (ou les assassins).

Parallèlement à l’essor puis au déclin de son équivalent pelliculé, le giallo des éditions Mondadori continuera à livrer aux lecteurs italiens, sous leur couverture jaune caractéristique, des traductions de romans anglo-saxons aussi bien que des œuvres issues d’auteurs du cru (souvent sous des pseudonymes à consonance anglo-saxonne, tout du moins jusqu’aux années 50), l’exemple le plus frappant de succès littéraire majeur de giallo italien (relativement contemporain) étant probablement Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, en 1980.

Les Racines du Mal

A côté de cette ascendance littéraire dont il tire son nom, le giallo doit également beaucoup, évidemment, à une longue lignée cinématographique, qu’il conviendra de ne pas résumer à son simple équivalent anglo-saxon, le thriller, même si nous verrons que le grand maître de ce dernier genre, Alfred Hitchcock, est loin d’être étranger à la genèse du giallo.
Ainsi, c’est dès le cinéma des origines (ou presque) qu’il faut chercher les traces des premiers motifs caractéristiques du giallo, comme une certaine manière, exemplairement, de concevoir le gros plan. A partir de la deuxième moitié des années 20, le cinéma, notamment sous l’impulsion des grands auteurs du burlesque qui imposent des gros plans de leurs visages (impassible pour Buster Keaton, pathétique pour Charlie Chaplin), se pare d’une expressivité nouvelle, d’une dimension purement affective qui passe en effet par l’usage du gros plan. Comme Eisenstein le décrit, le gros plan, en arrachant son objet à ses coordonnées spatio-temporelles, l’élève au niveau du champ du pathétique pur, en fait une pure potentialité, un pur devenir, un pur affect. Gilles Deleuze confirme et complète l’intuition d’Eisenstein en faisant du gros plan le véhicule par excellence de ce qu’il appelle l’image-affection. Il attribue également à tout gros plan des « traits de visagéitié », ce qui revient à dire en dernière analyse que tout gros plan est un visage, même quand ce n’est pas un visage qui est pris par le gros plan. Une horloge cadrée en gros plan devient un visage, et donc un affect pur (3).
Deleuze fait de Carl Theodor Dreyer le cinéaste affectif par excellence, et son film La Passion de Jeanne d’Arc le parangon de cette tendance (même si la prépondérance des gros plans dans ce dernier film est généralement exagérée par la critique). Mais bien avant ce film, Dreyer explorait déjà de manière tout à fait convaincante les possibilités du gros plan, en 1921, avec Pages arrachées au Livre de Satan (le film a en fait été tourné deux ans plus tôt). Sous très grande influence de D.W. Griffith (autre pionnier de l’emploi du gros plan), Dreyer tourne ce film en empruntant la structure d’Intolérance, en quatre épisodes historiques dont le dénominateur commun est le personnage de Satan. Dans le dernier segment, Satan échoue à corrompre Siri, jeune héroïne noble et pure qui préfère attenter à sa vie que trahir son amour perdu. Dans une séquence restée célèbre, Siri contemple un couteau à l’éclat particulier sur la table, s’en saisit et le plante dans son cœur : le gros plan qui suit présente une série intensive d’affects qui se dessinent sur son visage, qui passe de la douleur à l’extase. Le couteau est ici une pure potentialité (rehaussé par son éclat particulier mis en valeur par l’éclairage, qui représente visuellement son attrait, son pouvoir de fascination) qui vient s’accomplir en un acte fatal, et dont l’écho se répercute sur le long plan sur le visage de l’actrice. Plus qu’à une scène d’action classique, qui reposerait sur un principe logique d’action / réaction, c’est plutôt à une sorte de dialogue étrange auquel nous assistons, un dialogue entre deux catégories d’affects, l’un inhumain, l’autre humain, que l’usage du gros plan met en quelque sorte « à égalité ». La résolution du dialogue entre la puissance pure du couteau élevé au rang de « visage » et les potentialités du visage de la jeune femme, réifié par son arrachement aux coordonnées spatio-temporelles, réside dans la mort. Le giallo repose sur ce type d’abstraction des enjeux.
Le giallo est également tributaire d’une lignée de serial-killers fictifs et notamment cinématographiques, à commencer par le plus célèbre d’entre tous, Jack l’Eventreur en personne. A la fin de Loulou (Georg Whilelm Pabst, 1929), l’héroïne éponyme fait la rencontre, funeste et improbable, du célèbre tueur de Whitechapel. La séquence de sa mort consiste en grande partie en une variation sur la séquence imaginée par Dreyer dix ans plus tôt : accueilli chaleureusement chez elle par l’insouciante Loulou, Jack l’Eventreur tente de résister à la pulsion meurtrière qui le gagne, et y parvient une première fois (il lâche discrètement son couteau dans l’escalier menant à l’appartement de Loulou), avant de succomber à la deuxième. L’éclat d’un autre couteau, illuminé (comme un fait exprès) par une bougie dans l’appartement, attire son attention et catalyse à nouveau son envie de meurtre. Autre caractéristique du giallo à venir dans le film de Pabst : le tueur, Jack, y apparaît d’abord sous les traits d’une sombre silhouette aux contours indistincts, emmitouflée dans un long manteau sombre et aux traits en partie dissimulés par un chapeau. Presqu’un spectre, qui guette, anonyme, aux abords d’une affiche avertissant la population londonienne de ses propres méfaits. C’est exactement de cette façon que Fritz Lang représente son propre tueur anonyme (dans un premier temps, avant de revêtir les traits de Peter Lorre), dans M le Maudit. Dans ce film, le tueur et ses meurtres sont de plus associés à un leitmotiv sonore, une ritournelle, un élément dont certains artisans du giallo, qu’ils soient metteurs en scène ou musiciens, sauront se rappeler.

Mais les ancêtres les plus directs et évidents du giallo sont deux films quasi contemporains, Le Voyeur de Michael Powell, et Psychose d’Alfred Hitchcock, tous deux sortis en 1960 (mais le film de Michael Powell a été tourné l’année précédente).
Le Voyeur est la véritable matrice esthétique du giallo. Premier film du réalisateur anglais depuis la fin de sa prolifique collaboration avec Emeric Pressburger (dont les fruits ont été des films aussi considérables que Les Chaussons Rouges ou Le Narcisse Noir), Le Voyeur met en scène Mark, un jeune opérateur-caméra, également photographe de charme pour le compte de revues vendues sous le manteau. Profondément perturbé, Mark a littéralement fusionné avec sa caméra, qu’il utilise à tout instant, prétextant travailler à un mystérieux film. Il est en fait à la recherche de l’image ultime, l’expression de terreur qui fige un visage au moment de la mort, et se fait assassin afin de traquer sans relâche cette émotion, sa caméra devenant littéralement l’objet du crime puisqu’il en a modifié le trépied pour en faire une arme mortelle. Ses victimes sont exclusivement des femmes, les traumatismes enfantins de Mark ayant semble-t-il considérablement troublé sa libido.
Par son utilisation excessive de couleurs criardes au symbolisme détourné (le rouge du Voyeur n’est pas le rouge des Chaussures Rouges) travaillant violemment le spectateur, par la prédilection de Powell pour des choix d’angles de caméra et de composition du cadre bizarres et incongrus, le film offre au regard une réalité hallucinée, totalement soumise à la subjectivité démente de son personnage principal. Son état mental intérieur déborde et envahit la réalité sensible, comme ce sera le cas des tueurs, et parfois des victimes, du giallo. L’apport formel majeur du film de Powell réside dans l’emploi de la caméra subjective : le film débute ainsi, sur un plan « à la première personne », Powell prenant soin durant tout le film de ménager de troublants parallèles entre les fonctions des différentes parties à l’œuvre dans la fiction (auteur, acteur, spectateur) et celle du personnage principal, le meurtrier, à tour de rôle. Sur le plan thématique, et cela lui coûtera très cher (sa carrière entrera dans une phase de déclin suite à la réception catastrophique du film, jugé trop malsain), Powell choisit courageusement de suivre son scénariste Leo Marks et de se pencher sur la scopophilie, thématique éminemment cinématographique, mais qui ne fut jamais abordée aussi frontalement. La scopophilie, ou pulsion scopique, est le nom donné par la psychanalyse à la compulsion à voir et à en tirer du plaisir : le voyeurisme, autrement dit. Le sujet soumet l’objet de son plaisir à son regard contrôlant ; c’est ce que fait Mark, le « héros » du Voyeur. Le signe extérieur le plus frappant du trouble profond de sa libido consiste en un substitut phallique pour le moins voyant, à savoir le fameux trépied meurtrier de sa caméra.
Si la réussite du Voyeur repose en grande partie sur le travail de Michael Powell, il ne faut pas sous-estimer l’apport du scénariste Leo Marks, dont le script contenait déjà en germe tous les éléments visuels qui en feront une œuvre majeure. Personnalité atypique, ancien cryptographe pour le compte des S.O.E. (un département des services secrets britanniques) durant le deuxième conflit mondial, Marks est certainement, en partie tout du moins, responsable de l’amoncellement de petits détails visuels (de certains éléments de la décoration aux discrètes projections d’ombres venant troubler les plans…comme l’ombre de la caméra de Powell lui-même) qui sont autant de signes à interpréter, l’interprétation pouvant confiner au délire. C’est d’autre part lui qui a l’idée originelle du scénario, celle de faire de l’assassin d’un thriller un metteur en scène de ses crimes à part entière. Mark, le protagoniste, procède même par enrichissement progressif de sa grammaire « cinématographique », soignant de plus en plus l’éclairage et la disposition des différents éléments du décor de ses crimes à mesure que le récit avance…
Film kamikaze condamné à l’échec, Le Voyeur a pavé la voie aux excès de violence et d’érotisme de la décennie qui a suivi, libérant des potentialités latentes au sein de l’expression cinématographique ; Powell en a payé le prix fort.

Psychose a connu un destin nettement plus favorable. En le réalisant, Alfred Hitchcock n’imaginait certainement pas que son film (un tout petit budget à des lieues de productions plus importantes comme La Mort aux Trousses ou Sueurs Froides, tourné avec une équipe de télévision rompue aux tournages rapides) génèrerait une descendance si pléthorique. Toute une partie de la production horrifique et / ou policière de l’époque s’en trouve impactée, et il est aisé de trouver des exemples de jeunes réalisateurs souhaitant réaliser « leur » Psychose (ainsi de Francis Ford Coppola, avec son premier long-métrage Dementia 13 en 1963), quand ce ne sont pas des suites ou des remakes (comme celui, au plan près, de Gus Van Sant en 1996) qui apparaissent sur les écrans. La révolution tient autant au caractère volontiers manipulateur de l’intrigue (signée par le jeune scénariste Joseph Stefano) qu’à la mise en scène de Hitchcock.
Marion Crane est une jeune femme belle et vénale, en cavale suite à une manipulation qui l’a vue mettre la main sur un magot conséquent. Elle se réfugie au Bates Motel, où elle fait la connaissance du maître des lieux, le séduisant et timide Norman Bates. Celui-ci semble sous la coupe d’une invisible et despotique mère, impotente, ne cessant de lui hurler des ordres depuis la pièce où elle réside. Première manipulation : Marion, que les spectateurs ont suivie pas à pas jusque là, et prise à tort pour « l’héroïne », est assassinée, lors de la fameuse séquence de la douche, au bout d’une heure de métrage. Deuxième manipulation : la mère de Norman est morte depuis longtemps (et « conservée » par son fils) et n’existe plus que dans l’esprit fracassé de ce dernier, le véritable meurtrier, grimé en vieille dame lors de ses passages à l’acte. Fidèle à son habitude, le maître anglais a enfermé le public dans ses certitudes, pour mieux le prendre à revers, et lui enseigner à se départir des apparences.
De nombreux exégètes ont insisté sur le soin particulier d’Hitchcock à camper la disposition des lieux de l’action, le fameux Bates Motel. Le philosophe et psychanalyste slovène Slavoj Zizek va plus loin (4) et en propose une lecture psychanalytique : ce qui nous est montré de la demeure est concentré sur trois niveaux, premier étage, rez-de-chaussée et sous-sol, qui peuvent correspondre aux trois grandes instances décrites par Freud qui gouvernent au psychisme. Le rez-de-chaussée correspond au Moi, à la vie psychique « consciente » : Norman s’y comporte comme un commerçant aimable et un fils aimant. Au premier étage, c’est le Surmoi, décrit par Zizek comme un monstre obscène bombardant l’individu de consignes impossibles à suivre et se riant de lui quand il ne parvient pas à les satisfaire. C’est là que, durant la première moitié du film, « Madame Bates » hurle des ordres à son fils qui choisit de les ignorer. Et le sous-sol correspond au Ça, le siège des pulsions enfantines, illicites et muettes. Le véritable basculement du film survient à mi-parcours, lorsque Norman déplace le cadavre de sa mère, et le descend au sous-sol, au niveau des pulsions les plus secrètes : c’est à ce moment que Norman passe à l’acte et tue Marion Crane. Le Bates Motel consiste donc en une externalisation, doublée d’une spatialisation, de l’inconscient du protagoniste principal (et véritable « héros » du film). Psychose est l’ancêtre des « films cerveaux » tels le Shining de Stanley Kubrick, où l’architecture extérieure se veut le reflet de « l’architecture intérieure » des protagonistes.
Sur un plan plus formel, la scène de la douche qui marque le meurtre de Marion Crane, constituée de quelques soixante-dix plans pour une durée de cinquante secondes (un montage presque stroboscopique, donc), en majorité des gros plans voire des très gros plans (œil, pommeau de douche, silhouette indistincte, couteau, etc…), est l’autre matrice esthétique majeure du giallo alors encore à venir. Elle constitue en effet un exemple éloquent de ces « morceaux de bravoure » qui émaillent les gialli, au premier rang desquels les scènes de meurtre trônent. « Faire peur avec des images et des sons », disait Hitchcock de cette séquence. N’y manquent que les couleurs criardes de Powell…

Mario Bava, père et grand-père du giallo

Si tous les spécialistes ne s’accordent pas sur la date de naissance officielle du giallo, tous sont au moins d’accord sur l’identité de son géniteur, Mario Bava. Génial artisan du cinéma de genre italien, Bava entame une carrière prolifique de chef-opérateur réputé à la fin des années 30 en travaillant sur deux courts-métrages de Roberto Rossellini. Oeuvrant auprès de cinéastes majeurs comme G.W. Pabst ou Dino Risi, Bava se fait un nom grâce à la qualité de ses éclairages et la vivacité des couleurs qu’il parvient à obtenir. A la toute fin des années 50, il se voit offrir l’opportunité de terminer un film abandonné en cours de route par son réalisateur Ricardo Freda (dont Bava fut un collaborateur privilégié), et entre dans la cour des grands avec Le Masque du Démon en 1960, qui, s’il n’est pas son premier film comme cela est parfois rapporté, est sa première réussite majeure. Le film (en noir et blanc) constitue en quelque sorte la réponse italienne aux productions de la Hammer, firme anglaise qui revitalise le film d’épouvante à la fin des années 50. Le Masque du Démon devient un fleuron du cinéma d’horreur gothique, un genre dans lequel Bava s’illustrera à de nombreuses reprises.
S’il est un technicien brillant bouclant ses maigres budgets (dont il tire des effets optimaux) en un temps record, et donc très apprécié des studios, Bava se lasse des commandes de peplums et autres films en costumes (dont quelques films de vikings), et se tourne en 1963 vers un projet plus « frais » aux relents fortement hitchcockiens, La Fille qui en savait trop (dont le titre est trompeur, car son scénario ne doit rien à L’Homme qui en savait trop). Parfois considéré comme le premier giallo de l’histoire, sa photo en noir et blanc le fait parfois exclure de cette catégorie ; on en fait alors généralement l’ancêtre le plus direct du giallo. Pourtant, tout est déjà là.
Nora Davis (Leticia Roman) est une américaine qui voyage jusqu’à Rome, afin de rendre visite à une vieille amie de sa famille. Mais elle n’y arrive que pour assister au décès de cette dernière ; choquée, elle erre dans les rues désertes de la capitale italienne, et se fait agresser par un voleur à la tire. Sombrant dans l’inconscience, elle n’en émerge que pour assister au meurtre d’une jeune femme. Mais le lendemain, personne n’a connaissance du meurtre en question : son médecin et l’inspecteur qu’elle a contacté feront tout pour la convaincre que son double traumatisme l’a amenée à « délirer » ce meurtre…
Avec le recul, il est étonnant de relever tous les éléments typiques du giallo présents d’emblée dans ce prototype. L’héroïne de Bava inaugure ainsi une longue lignée de protagonistes étrangers en une terre étrangère, la première scène du film situant Nora Davis dans un avion, comme d’innombrables gialli reprendront le décorum des aéroports modernes pour leur prologue et / ou leur épilogue. Cette même scène comprend également un élément fondamental à la compréhension du giallo, qui en fait un genre conscient de lui-même : dans cette introduction, Nora lit un giallo elle-même, elle est donc une lectrice de romans policiers et son sens de la déduction est affûté en conséquence. Une mise en abyme brillante, qui permet la mise en scène au cœur de cette intrigue de la principale invention des auteurs de romans policiers : le lecteur de romans policiers. Une nouvelle catégorie de lecteurs dans un premier temps, et maintenant une nouvelle catégorie de personnages de fiction. Bava a très largement conscience de venir après, après les ascendants littéraires et cinématographiques que nous avons évoqués tout à l’heure. Enfin, le film fait la part belle à la thématique reine du giallo, la vision, en faisant de son héroïne le témoin oculaire d’un meurtre. Mais un témoin oculaire d’un genre particulier, celui qui doute de ce qu’il a vu. La vision et ses défaillances, voilà un des carburants du giallo.
Après cette première réussite, Mario Bava explore à nouveau le genre auquel il a donné naissance à l’occasion d’un des trois segments de son film Les Trois Visages de la Peur (également sorti en 1963), Le Téléphone, où l’actrice Michelle Mercier est harcelée au téléphone par un maniaque. Apport de taille par rapport à La Fille qui en savait trop : la couleur, élément que Bava maîtrise comme aucun autre. C’est donc tout naturellement que Mario Bava revient au giallo, en 1964, avec Six Femmes pour l’Assassin, dont personne par contre ne conteste non seulement son appartenance au genre, mais aussi son caractère séminal : c’est le premier classique du giallo. Située dans une maison de haute-couture, l’intrigue met en scène une série de meurtres perpétrés par un assassin vêtu d’un imperméable et d’un chapeau noir, portant un masque (5), ou un bas, gommant complètement les traits de son visage (pas d’œil ou de nez ni de bouche), et opérant exclusivement à l’arme blanche. La figure archétypale du giallo est née. A travers la résolution de l’intrigue policière, très originale pour son temps, Bava édicte une autre règle tacite du genre : le dénouement doit constituer un renversement complet des certitudes du spectateur, qui doit être abasourdi par la révélation de l’identité du tueur. D’où le recours, chez Bava comme chez ses successeurs, à une série de manipulations narratives amenant le spectateur à reporter successivement ses soupçons sur une série de faux coupables trop évidents, dans un jeu constant, très hitchcockien, sur les apparences.
Le générique du film de Bava est étonnant : il met en scène les interprètes du film, sur un mode très « télévisuel », fixant la caméra et se tenant auprès de mannequins d’osier, semblant représenter les personnages avec autant de vérité que leurs propres interprètes : ce sont des coquilles vides. Cette « artificialité » des protagonistes, leur superficialité, et pour tout dire la franche antipathie qu’ils inspirent, se fondent avec le sous-texte du film, qui déroule un rapprochement cinglant entre l’exploitation mercantile du corps de la femme dans le milieu de la mode et les propres agissements du tueur. Bava ne peut pas le savoir à ce moment là, mais ce sous-texte se prête aussi à merveille à un parallèle avec les propres promoteurs du genre, quand une vague de gialli mettant en scène meurtres violents de jeunes filles dénudées déferlera sur les écrans 5 ou 6 ans plus tard…

Bava reviendra dans les années qui suivront au genre qu’il a fondé, avec plus ou moins de bonheur. Ainsi, si Une Hache pour la Lune de Miel en 1969 (qui n’est pas unanimement considéré comme un giallo non plus ; ce n’est pas un whodunit, par exemple) est un film mineur mais très réussi, explorant sur un mode caustique la dimension psychanalytique du giallo et notamment le thème de la scène primitive (le trauma initial qui fonde les actes du tueur), L’Ile de l’Epouvante en 1970, variation sur la trame de Dix Petits Nègres d’Agatha Christie, dont Bava détestait le scénario (et en aurait apparemment sabordé le dénouement), est une franche déception, malgré quelques bonnes idées. Un échec qui aura tout de même le mérite d’annoncer l’effort suivant de Bava dans le genre, le troisième apport majeur de ce cinéaste au giallo : La Baie Sanglante (1971), à la fois réussite éclatante et tentative parmi les plus originales de variation sur le canevas du giallo. Entamé sous le titre de travail bien plus évocateur de Réaction en chaîne, le film décrit moins les agissements d’un tueur « classique » de giallo qu’une succession ininterrompue de meurtres (treize au total) reposant sur le principe suivant : la victime d’un des meurtres est le coupable du meurtre précédent (d’où la pertinence du titre de travail). Ce principe, repris par William Friedkin pour les besoins de Cruising avec Al Pacino en 1980 (6), permet au réalisateur de déployer des trésors d’idées de mise en scène (comme la vision de ces deux amants empalés, ensemble, pendant l’acte sexuel, qui renvoie à celle d’un entomologiste étudiant des papillons au début de film), et toute sa misanthropie féroce, faisant du véritable « tueur démiurgique » du film la baie du titre elle-même, témoin silencieux des différentes manœuvres des personnages pour s’emparer de ses ressources, et victorieuse à la fin (après un dénouement qui laisse pantois).
Bava a créé le genre et lui a donné quelques-uns de ses plus beaux fleurons, mais la relève ne va pas se faire attendre.

**L’âge d’or : de l’assassinat considéré comme un des beaux-arts **

Les productions italiennes des années 60 et 70 obéissent moins à la loi des genres cinématographiques qu’à celles des filone, littéralement des filons, un terme qui décrit à merveille la logique des producteurs qui enchaînent à un succès majeur une série sans fin de succédanés (parfois inspirés, cependant), dans une logique purement mercantile. Par exemple, si le western italien n’est pas né avec Sergio Leone, c’est le succès sans précédent de Pour une poignée de dollars en 1964 qui provoque la déferlante quantitativement ahurissante de westerns spaghetti des dix années suivantes (quelques 600 ou 700 titres…). Entre 1963 et 1969, le giallo n’est pas un « filon », il ne le deviendra qu’à partir du succès public de L’Oiseau au Plumage de Crystal de Dario Argento.
Durant cette période, le genre se développe néanmoins, et produit ses propres « variations sur un thème ». Ainsi, à côté du giallo archétypal (idéalement représenté, rétrospectivement, par l’axe Bava / Argento), apparaît ce que des critiques italiens appelleront le sexy thriller ou porno thriller, mélange entre giallo et « film de machination », dans la droite lignée des Diaboliques de Clouzot. Un type de films très en vogue dans l’Italie de la fin des années 60, qui présente des complots, des machinations, dont l’objet est souvent une jeune femme que l’on cherche à faire passer pour folle, voire à rendre folle, pour des motifs vénaux. C’est Umberto Lenzi qui invente cette mixture en 1968 avec Orgasmo. Par la suite, le giallo intègrera naturellement des éléments de cette tendance et les mêlera à la fétichisation à outrance du tueur et de ses meurtres telle que Bava l’a conçue. Le giallo produit également ses premiers OVNI filmés, comme La Mort a pondu un Œuf, de Giulio Questi (7).

Après le succès de L’Oiseau au Plumage de Crystal, le giallo devient un filon majeur, cet état de fait se trouvant accentué par le déclin des autres genres majeurs du cinéma populaire italien, au premier rang desquels le western. En l’espace de 5 ans, ce sont 150 ou 200 gialli qui sont produits en Italie. Cette augmentation conséquente de la production fige en quelque sorte les codes du genre, qui s’établissent définitivement. Parmi les caractéristiques les plus immédiatement perceptibles, le giallo se dote de films aux titres animaliers. Si le succès de la trilogie animale d’Argento (sur laquelle nous reviendrons) a précipité cette « mode », elle remonte en fait aux ascendants littéraires du genre, des écrivains comme Edgar Wallace (et dans une moindre mesure J.D. Carr) utilisant fréquemment au sein de leurs intrigues des objets, des bijoux (presque des fétiches au sens littéral) à l’importance narrative cruciale et qui sont souvent des représentations d’animaux : telle broche représentant un lézard ou tel médaillon représentant un scorpion deviennent ainsi des indices cruciaux dans la résolution des intrigues des gialli. Cette caractéristique insolite révèle la portée proprement totémique du genre : la présence (rarement concrète) des animaux vient en effet appuyer le sous-texte du script. Ainsi, dans Je suis vivant ! d’Aldo Lado en 1971 (dont le titre de travail était La courte Nuit des Papillons de Verre), la présence d’une statuette représentant une espèce rare de papillons, à l’existence éphémère et aux ailes magnifiques mais non fonctionnelles, souligne la nature des personnages en péril, notamment celui interprété par la très belle Barbara Bach, victime qui hante tout le métrage alors que son temps de présence à l’écran n’excède pas les vingt minutes.
Le genre se dote alors de caractéristiques formelles héritées de ses ancêtres cinématographiques, comme nous l’avons évoqué plus haut. Parmi ses caractéristiques, il y la vue subjective, à la première personne, comme dans Le Voyeur. Si, comme dans le film de Michael Powell, le recours à la vue subjective entraîne une confusion des rôles entre tueur et spectateur et interroge la propre pulsion scopique de celui-ci, il permet aussi, plus prosaïquement, de masquer l’identité du tueur. Quand celui-ci est masqué, comme dans Six Femmes pour l’Assassin, il peut être filmé de front, mais ce n’est pas toujours le cas : la vue subjective garantit alors son anonymat. De même, le giallo suscite également la confusion entre les fonctions de l’assassin et du metteur en scène, inventant lors des séquences de meurtre (les fameux « morceaux de bravoure » du giallo) une sorte de mise en scène au carré, ou sur-mise en scène, où le réalisateur met en scène des meurtres déjà mis en scène et ritualisés par le meurtrier lui-même, par le choix de ses vêtements, du lieu et du moment de la mise à mort, mais aussi par la prise de contrôle de l’espace lui-même. A ce titre, le giallo abandonne en quelque sorte la construction de l’espace « classique », rationnelle, sublimée par des réalisateurs comme Lang ou Hitchcock, au profit d’espaces déstructurés, déconnectés, morcelés, où le spectateur, comme la victime, perd tout repère. Le paradigme de cette conception de l’espace est la figure du labyrinthe, qui fonctionne sur trois plans distincts : le labyrinthe est autant un lieu dont la topographie est indéchiffrable que la forme de l’intrigue policière elle-même, conçue pour « perdre » le spectateur ; mais il est aussi l’image de l’esprit dément et opaque du tueur, comme dans le Psychose d’Hitchcock, sans toutefois se parer systématiquement de la rigueur et de la cohérence du maître anglais. Mario Caiano saura s’en souvenir en ouvrant son film L’œil du Labyrinthe (1972) par une citation de Jorge Luis Borgès portant précisément sur la fonction du labyrinthe.
Tous les tueurs de giallo n’en sont pas pour autant des maniaques homicides à l’esprit perturbé : la veine des « films de machination » à la Diaboliques met plutôt en scène des meurtres crapuleux, où le tueur est certes appâté par le gain mais dispose par ailleurs de toutes ses facultés. Dans ce cas de figure, les espaces déstructurés et irrationnels du giallo sont moins les représentations de l’esprit du tueur que de celui des victimes. Celles-ci (majoritairement des femmes, donc) révèlent des espaces fantasmatiques troubles, où les fantasmes érotiques se mêlent à des pulsions morbides ou des phobies mortifères : les morceaux de bravoure des films en question sont moins alors les scènes de meurtre que les scènes oniriques (parfois des rêveries éveillées aux airs de flashes-back cotonneux), comme dans l’admirable ouverture du Venin de la Peur de Lucio Fulci (1972), qui en constitue un exemple saisissant.
A ce titre, il est tentant de voir dans le giallo le genre cinématographique par excellence mêlant Eros et Thanatos, les deux figures majeures de la vulgate psychanalytique. Mais ces figures sont en général mal comprises, y compris par les scénaristes de giallo eux-mêmes. On croit souvent que ces termes recouvrent l’intrication des pulsions érotiques et des pulsions de mort, mais ils concernent en fait selon Freud la vie psychique et désignent plutôt la vie et la mort du désir, ou de l’énergie libidineuse, et pas littéralement la vie et la mort d’un organisme vivant. Au temps pour les auteurs de gialli qui ouvrent pompeusement leurs films sur une citation hors-contexte du père de la psychanalyse , ou pour ceux qui mettent en scène des personnages de psychanalyste aux conclusions stupéfiantes de limpidité, et pour tout dire de simplisme. Néanmoins, cette confusion courante ne disqualifie pas pour autant la dimension psychanalytique du genre, car à un deuxième niveau de lecture, c’est bien à l’espace psychique de ses personnages que le giallo s’attache, et c’est bien de vie et de mort des désirs et des pulsions que l’on traite (autrement dit de satisfaction et de frustration), comme dans L’Etrange Vice de Madame Wardh de Sergio Martino en 1971, où l’héroïne interprétée par Edwige Fenech se débat dans les affres du conflit entre un désir sexuel violent (elle retrouve un ancien amant terrifiant, aux pratiques sexuelles extrêmes) et sa propre culpabilité toute catholique ; précisons de plus que l’intrigue se déroule à Vienne, berceau de la psychanalyse.
Enfin, le genre est aussi l’expression d’un sentiment propre au zeitgeist (8) des années 70, à l’instar des grands thrillers politiques paranoïaques américains qui lui sont contemporains, mais d’une manière toute autre. Plus que l’expression de la paranoïa complotiste que le climat politique de l’époque inspire, c’est à une véritable description clinique de cas de délire apophénique que se livre le genre. L’apophénie, à rapprocher de la synchronicité décrite par la psychologie jungienne, est l’équivalent du biais de confirmation en sciences, qui pousserait un scientifique à voir dans les résultats d’une expérience uniquement les faits qui corroborent ses thèses a priori. Un individu frappé d’apophénie relie entre eux des faits sans rapport de causalité, mais relié par le sens, construction purement subjective. Les victimes des gialli, presque douées de préscience, observent dans des évènements apparemment aléatoires et fortuits, des signes de leur destin funeste.

Il est amusant de constater à quel point le giallo tourne constamment autour des mêmes motifs, avec une insistance appuyée. Néanmoins, tous les gialli n’en dégagent pas le même sous-texte. On peut néanmoins postuler que le genre constitue une description (certes superficielle) d’un changement sociologique majeur survenu après le second conflit mondial : les classes dirigeantes, haute-bourgeoisie et aristocratie, ont changé, et leurs habitudes aussi. C’est bien à cette classe que les scénarios de giallo s’attachent, décrivant un milieu composé de jeunes héritiers de fortunes séculaires aux mœurs volontiers libertines, ou de nouveaux riches ayant fait fortune dans des secteurs en expansion comme la mode ou l’immobilier, la caractéristique de cette nouvelle jet-set étant sa mobilité, assurée par de nombreux trajets en avion à travers tout le continent. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le genre n’est pas tendre avec cette classe dominante, décrite comme lâche, auto-centrée, cannibale, pervertie et hypocrite. Cela n’a rien d’étonnant quand on connaît l’atmosphère politique de l’époque, une époque qui a vu de très nombreux réalisateurs italiens exprimer leur sympathie (voire leur affiliation) à des partis de gauche ou d’extrême-gauche. La virulence de la charge est parfois très marquée, comme dans Je suis vivant ! d’Aldo Lado, qui décrit une classe dominante totalement dépravée mais surtout littéralement vampirique (le sang joue un rôle important dans l’intrigue, d’une manière singulièrement différente du giallo classique), la jeune génération se faisant dévorer par les anciens, tenants du pouvoir n’entendant pas transmettre leurs prérogatives. Dans ce giallo très particulier, le coupable, c’est la société toute entière.
Bien avant le Scream de Wes Craven à la fin des années 90, qui opère une réflexion ludique sur les codes du genre dans lequel il s’inscrit (le slasher (9), héritier direct des gialli italiens), le giallo se révèle en outre autoréflexif, et ce dès les origines. Ainsi, dans Six Femmes pour l’Assassin, le tueur est moins un personnage réel qu’une abstraction pure, car il s’agit en fait de deux personnages échangeant en fonction des circonstances la défroque si caractéristique du meurtrier qui n’est qu’une construction masquant le véritable mobile des assassins (et seul le premier meurtre est réellement motivé, les suivants ne consistant qu’en un brouillage des pistes, comme dans The ABC Murders d’Agatha Christie). Pour garantir leur anonymat, les tueurs tablent sur l’idée qu’un tueur psychopathe masqué attaquant de jeunes femmes constitue un alibi efficace. Ils misent sur l’imagerie du giallo naissant, en fait. C’est aussi le cas dans L’Etrange Vice de Madame Wardh, où les coupables (ils sont plusieurs, à nouveau) profitent des crimes commis par un authentique psychopathe pour masquer leur propre machination. Le genre n’est de toute façon pas avare en résolutions totalement « autres », Enigma Rosso d’Alberto Negrin (1978) présentant par exemple le cas d’un tueur en série qui n’est autre qu’un enfant d’une dizaine d’années…

Si le genre a bel et bien permis à deux authentiques maîtres (Mario Bava et Dario Argento) de développer leur art, il ne faut pas oublier de mentionner les artisans parfois géniaux du giallo. Parmi eux, Sergio Martino constitue un exemple intéressant : comme la plupart des réalisateurs oeuvrant dans le cinéma de genre, il a certes tâté du western, de la comédie ou du film d’aventures, mais c’est dans le giallo qu’il a réellement donné la pleine mesure de son talent, à travers cinq films (10) constituant tous des réussites majeures du genre. Il faut également saluer les travaux d’Aldo Lado, un des cinéastes les plus fins du giallo, qui donna au genre deux magnifiques métrages, Je suis vivant ! en 1971 et Qui l’a vue mourir ? (11) l’année suivante, ses deux premiers films. Massimo Dallamano (qui fut le chef-opérateur de Sergio Leone), quant à lui, malgré son décès prématuré, a donné deux gialli dont le premier, Mais…qu’avez-vous fait à Solange ? (1972), d’une noirceur peu commune, aborde de front la question délicate (et peut-être plus en Italie qu’ailleurs) de l’avortement, opérant une analogie confinant au malaise entre les avortements clandestins dangereux et les agissements d’un tueur frappant ses victimes dans les organes génitaux. Lucio Fulci, surtout connu pour ses incroyables films d’horreur gore comme Frayeurs ou L’Au-delà, aborda comme Bava tous les genres (s’illustrant aussi dans le western) mais donnera au genre giallo quelques beaux fleurons, comme Le Venin de la Peur ou le tardif Emmurée Vivante (1977), queue de comète du genre, et surtout La Longue Nuit de l’Exorcisme (1972), bel exemple de contre-pied au giallo canonique, déclinaison rurale et diurne d’un genre essentiellement urbain et nocturne.
Il faut également dire un mot des artisans des bandes-originales de gialli, la musique de ces derniers rompant avec la musique orchestrale, hégémonique en son temps, au profit de sonorités empruntant à la pop music et à la variété (proche de la musique d’ascenseur) des années 60 autant qu’au free jazz, voire la musique concrète ou électro-acoustique. Bruno Nicolai, Riz Ortolani et bien d’autres composent les rangs de ces musiciens spécialistes du giallo mais le plus fameux d’entre eux est bien sûr Ennio Morriconne. Si la splendeur de ses partitions pour les westerns des trois Sergio (Leone, Sollima, Corbucci) a un peu éclipsé le reste de sa production (pourtant riche de quelques 480 titres, dont seulement 80 westerns), les gialli auxquels il a collaboré peuvent se targuer de compositions d’une originalité et d’une classe folle. Et il y a Goblin, groupe de rock progressif italien emmené par Claudio Simonetti, qui fut préféré à Morricone par un jeune réalisateur romain, qui l’avait pourtant sollicité pour ses trois premiers films, au moment de mettre la dernière main à son chef-d’œuvre en 1975. Le réalisateur en question, c’est Dario Argento.

Le Maëstro, et le tombeau du genre

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Jeune cinéphile et critique au milieu des années 60, Dario Argento se voit mettre le pied à l’étrier par Sergio Leone en personne (12), qui le recrute (ainsi que le jeune Bernardo Bertollucci) pour l’aider à mettre la dernière main au scénario d’Il était une fois dans l’Ouest (1968). Après avoir rédigé quelques scripts et avoir été systématiquement déçu par le résultat à l’écran, Argento décide de passer derrière la caméra : il n’écrira plus que ses propres scripts. Contrairement à nombre de ses confrères, l’essentiel de la production d’Argento consiste en des gialli : pas de westerns ou de comédies dans sa filmographie. Argento se sent une affinité avec le genre, en bon admirateur inconditionnel des travaux d’Edgar Poe et d’Arthur Conan Doyle. Argento apprendra beaucoup, de son propre aveu, de sa collaboration avec Leone, mais sera aussi l’objet d’un véritable choc esthétique en assistant à une projection du Blow-Up d’Antonioni (13). A la suite de ce dernier, Argento mettra en scène de véritables drames optiques et les inscrira dans le canevas du giallo, mais en poussant les thématiques de celui-ci dans leurs derniers retranchements.
Pour comprendre la portée des travaux de Dario Argento, il faut recourir à un concept forgé par le critique Serge Daney, le pacte photo-logique (14). Ce pacte, c’est le pacte tacite entre le réalisateur et le spectateur, pour ce qui concerne le cinéma « classique », où ce qui est offert au regard du spectateur est au-dessus de tout soupçon, doit être pris pour une donnée irréfutable, indiscutable, bref pour la « vérité ». Dans un tel contexte, voir, c’est connaître. L’analogie entre la simple vision et la sagesse est totale. Selon Daney, avec l’avènement du cinéma « moderne », le pacte photo-logique est mis à mal, la posture de la vision équivalente à la connaissance est dévaluée. Les exemples fournis par Daney sont intéressants, puisque s’il cite sans surprise les « images fausses » du Godard des années 70, il convoque également un exemple issu du cinéma populaire italien contemporain des premiers pas d’Argento ainsi que de Blow-Up, en l’occurrence « l’admirable spaghetti western de Sergio Sollima, Le Dernier Face à face, où un tel mécanisme -je vois, donc je prends conscience- est perverti et ridiculisé d’être répété tout au long du film ». C’est cette défiance vis-à-vis de l’immédiateté trompeuse du décryptage de la réalité par le regard qu’Argento ne cessera de mettre en scène, le giallo et ses récits policiers hallucinés constituant évidemment un écrin idéal pour une telle entreprise.
Dès 1969 et son premier film, L’Oiseau au Plumage de Crystal, et même dès la première séquence de ce dernier (la scène dite « de l’aquarium »), le mécanisme est mis en branle : le héros, un écrivain américain de passage à Rome (le proverbial héros-touriste du giallo), assiste par hasard aux abords dune galerie d’art à l’agression d’une jeune femme par une mystérieuse silhouette de noir vêtue, coincée entre les deux parois de verre d’une sorte de véranda jouxtant la galerie. La mise en scène est éloquente : tous les éléments (luminosité optimale, positionnement de face vis-à-vis de l’agression, transparence des parois) assurent au protagoniste une visibilité maximale. Et pourtant, il se trompe, et interprète mal la scène, ne comprenant son erreur qu’à la toute fin de son enquête. Le pacte photo-logique est questionné, radicalement remis en cause.
Cette remise en cause est poursuivie dans le film suivant d’Argento, Le Chat à Neuf Queues (1970), où l’enquête est mené par un témoin non pas oculaire mais auditif d’un crime, et pour cause, le témoin en question étant aveugle (dans un renvoi évident au M le Maudit de Fritz Lang). Le film suivant, concluant la trilogie animale (Quatre Mouches de Velours Gris, toujours en 1971) affine cette thématique et ses ressorts, faisant de son protagoniste la victime d’un délire apophénique d’un genre particulier, la paréidolie, qui consiste en la reconstruction a posteriori par l’esprit d’une image claire et signifiante à partir d’une image floue et ambigüe, explorant pour l’occasion les possibilités du ralenti (Argento innovera en la matière en utilisant des caméras spéciales permettant des ralentis extrêmes).
Pensant avoir tout dit sur le genre, Argento souhaite passer à autre chose, mais c’est en fait contraint et forcé par l’abandon du réalisateur engagé par ses soins qu’il réalise Cinq Jours à Milan (1973), fresque historique qu’il produit et qui sera un échec cinglant. Afin de renouer avec le succès, Argento se lance dans la confection d’un nouveau giallo, qu’il veut terminal, le « giallo des gialli ». S’il n’est pas l’ultime giallo (Argento lui-même reviendra souvent au genre dans les 30 années qui ont suivi), Les Frissons de l’Angoisse (Profondo Rosso, 1975) est certainement le sommet absolu du genre, et marque par voie de conséquence son déclin irrémédiable.
Marc Daly (interprété par David Hemmings, déjà protagoniste du Blow-Up d’Antonioni ; son emploi par Argento n’a donc rien d’innocent) est un musicien de jazz travaillant à Turin. Il assiste impuissant depuis la rue où il flâne au meurtre d’une femme, et se précipitant dans l’appartement de la victime qu’il explore brièvement (passant notamment par un couloir orné de tableaux), manque de peu le meurtrier. Revenu sur les lieux du crime avec la police, il remarque qu’il manque un tableau sur le mur du couloir, et en déduit que si l’assassin l’a emporté, c’est que le tableau constitue une preuve permettant de le confondre. A la fin du film, alors que le meurtrier semble avoir été identifié (et tué par un accident de la route), Marc a l’intuition que la police a fait fausse route. Il revient sur les lieux du crime, et comprend son erreur initiale : il n’a pas vu un tableau sur le mur, mais un miroir reflétant le visage de l’assassin, caché dans un angle mort. Durant tout le film, le héros a commis une erreur perceptive fatale. Il a confondu volume et surface.
Les personnages d’Argento ne cessent, à l’instar du héros de Blow-Up, de creuser des surfaces à la recherche d’un volume inexistant qu’ils imaginent caché derrière la planéité des images auxquelles ils ont été confrontés. Comme le héros de Blow-Up ne cesse d’agrandir à outrance la photo qui le hante dans l’espoir qu’elle révèle son secret, le héros de Profondo Rosso (qui a le même visage, rappelons-le) se focalise sur des détails selon lui porteurs de la clef du mystère et oublie de se focaliser sur des images certes superficielles mais dont l’observation minutieuse est pourtant plus féconde. Le génie formel d’Argento, selon Jean-Baptiste Thoret (15), est d’avoir en outre accolé à chacune de ces deux démarches un mouvement d’appareil l’exprimant idéalement : le travelling et le zoom. Le travelling consiste en un déplacement de l’appareil dans un espace, un volume (la caméra se déplace vraiment), tandis que le zoom procède par accroissement progressif de la focale, qui bute sur la planéité de l’image (la caméra reste immobile). C’est un zoom violent qui révèle au spectateur l’identité du meurtrier, mais cette révélation n’a été possible que par un léger déplacement de la caméra, une sorte de pas de côté, permettant de réduire l’erreur de parallaxe. Dans L’Invraisemblable Vérité de Fritz Lang (1955), le retournement de situation final annoncé par le titre est amené par un léger déplacement latéral de la caméra sur le personnage principal, qui n’a aucune fonction narrative apparente, si ce n’est d’inviter le spectateur à reconsidérer toutes les péripéties du film sous un angle différent ; c’est ainsi que procède Argento. Ce déplacement de la caméra, c’est l’invitation au recul analytique.
Après ce chef-d’œuvre absolu du genre, Argento s’éloignera du giallo sans le quitter clairement, souhaitant explorer avec ses deux films suivants (Suspiria en 1977 et Inferno en 1980, qui poussent dans leurs dernières extrémités le morcellement et la disjonction des espaces filmés) les possibilités d’un argument purement fantastique, ce que le giallo interdit : même s’il flirte souvent avec le fantastique, l’écrin idéal pour exprimer le caractère profondément irrationnel est celui d’une enquête policière, précisément, rationnelle. Mais bien vite, en 1982, Argento reviendra au genre pour ne plus vraiment le quitter, avec Ténèbres, réflexion poussée sur les possibilités cathartiques du genre, et maximisation outrée des effets propres au giallo : le temps d’un plan-séquence à la Louma (une grue télécommandée où la caméra est arrimée, permettant toutes les « acrobaties » imaginables à celle-ci) d’une virtuosité époustouflante, le tueur archétypal du giallo devient métaphoriquement un pur esprit, dégagé des contingences matérielles et des lois de la physique, véritable maître de l’architecture détraquée du film.
Si Argento se méfie, à l’instar de Bava, de la psychanalyse, il n’en reste pas moins que ses œuvres, comme le giallo en général, éclairent certains concepts psychanalytiques : ainsi, tous ses gialli ou presque mettent en scène des protagonistes qui ne cessent de revenir sur les lieux d’un évènement initial (le trauma de la scène primitive), pour parer cet évènement d’un sens différent à chacune de ces visites. Le trauma initial est donc mouvant, fluctuant jusqu’à acquérir un sens final qui échappait jusque là au personnage. C’est l’après-coup freudien, dont le cinéma d’Argento constitue une belle mise en lumière, donnant corps à l’assertion de Félix Guattari selon laquelle le cinéma a finalement bien plus à apporter à la psychanalyse que la psychanalyse au cinéma…
Si la doxa cinéphilique promeut volontiers l’image d’un Argento génial jusqu’à Ténèbres et inepte à partir de là, et tout en admettant qu’il y a effectivement deux temps dans sa carrière (la première partie est clairement la meilleure), il ne faudrait tout de même pas omettre quelques réussites majeures du genre postérieurs à 1982, comme Terreur à l’Opéra en 1987, qui comprend une des images les plus fortes de toute sa filmographie (celle d’une jeune femme contrainte par des aiguilles placées sous ses paupières d’observer les agissements d’un meurtrier sadique), ou Trauma en 1993 qui met en scène un drame optique assez proche de celui de L’Oiseau au Plumage de Crystal, ou encore Le Syndrome de Stendhal en 1996, basée sur la belle idée d’une femme qui est littéralement absorbée, jusqu’à l’hallucination, par les œuvres d’art qu’elle observe (elle se croit prisonnière d’un volume tangible alors qu’elle observe une surface, là encore).

Vers un néo-giallo…?

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On continue bien sûr de produire des gialli en Italie, mais à la mesure de l’effondrement quantitatif et qualitatif de la production cinématographique, et l’on constate que ces films semblent amnésiques de leur propre histoire : un film comme Eyes of Crystal doit beaucoup plus aux thrillers américains typiques des années 80 et 90 qu’à un giallo de la grande époque. Ce sont plutôt des tentatives franco-belges et britanniques qui doivent attirer l’attention de l’amateur de giallo : ainsi en va-t-il d’Amer (2010) d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, ou de Berberian Sound Studio (2012) de Peter Strickland. Si ces deux films ne sont pas à proprement parler des gialli, ils empruntent au genre ses thématiques, ses motifs les plus caractéristiques et sa syntaxe. Ils tentent également, en creux, une réhabilitation / rédemption du genre du point du vue de l’aspect le plus problématique du giallo : sa misogynie rampante.

En effet, durant l’âge d’or du genre (même si l’on peut en exclure Bava et Argento qui ne tomberont pas dans cet écueil), la femme y est présentée comme une victime sans défense tombant sans coup férir sous les assauts de l’appendice phallique (la lame) de tueurs masculins. Et quand ce n’est pas le cas (les assassins féminins ne sont pas si rares dans le giallo), elles sont décrites comme hystériques, délirantes, leur sexualité forcément problématique voire pathologique, leurs témoignage systématiquement mis en doute. On se demande si cette description tronquée ne vaut toujours pas mieux que l’absence de description, quand les victimes anonymes et interchangeables des plus mauvais gialli n’existent à l’écran que quelques minutes, le temps de se dénuder devant la caméra et de mourir sous les coups d’un assassin. Les femmes sont la chair à canon du genre.
Le projet d’Amer, qui raconte l’éveil à la sexualité d’une femme à trois étapes charnières de sa vie (enfance, adolescence, âge adulte), consiste précisément à donner du corps, et une âme, à ces victimes anonymes, et à explorer leurs espaces fantasmatiques d’une manière nettement moins caricaturale. Quant à Berberian Sound Studio, il raconte le périple d’un ingénieur du son anglais clairement puritain en Italie dans les années 70 (encore et toujours le motif de l’étranger en terre étrangère), où il se charge du doublage d’un film (sorte de croisement entre un giallo et un film d’épouvante gothique), dont on ne verra pas la moindre image, mais dont la bande-son majoritairement constituée de hurlements de victimes féminines résonne avec le traitement indigne des femmes travaillant avec lui, aux mains d’un cinéaste machiste et dominateur. Pas de tueur dans ce film là, mais une reprise discrète des principaux motifs du giallo, à l’instar de ce mystérieux projectionniste ganté de cuir noir, qui n’apparaît que le temps de quelques plans et dont on ne verra jamais le visage.

Une résurgence du genre est-elle à souhaiter ? Il y a fort à parier que non, tant le giallo et ses figures semblent fortement connectés à une époque et à ses mœurs, ainsi qu’aux modalités désormais révolues d’un système de production certes déjà soumis au mercantilisme le plus échevelé, mais sachant au moins susciter l’audace sur le plan artistique. Restent des dizaines et des dizaines de gialli de la grande époque à découvrir, mineurs ou majeurs, parfois brillants, presque toujours envoûtants.

*1)- Auquel cas le statut de quelques films espagnols du genre datant de la première moitié des années 80 est à reconsidérer, car on les qualifie généralement de gialli.

2)- Cet auteur particulièrement prolifique a infusé le giallo, mais il a également inspiré une série de films allemands (une trentaine) entre 1959 et 1972, très codifiés, appelés krimis (pour « kriminalfilm ») ; s’il est tentant de voir dans le krimi le pendant germanique du giallo, du fait de quelques éléments de stylisation (emploi du zoom, conception du montage) et de l’influence commune des écrits de Wallace, il y manque un élément indispensable permettant de les rapprocher vraiment : l’érotisme.

3)- Voir à ce titre le chapitre 7 du premier tome des écrits sur le cinéma de Gilles Deleuze, L’image-mouvement, aux éditions de Minuit

4)- Dans l’excellent documentaire de Sophie Fiennes paru en 2006, The Pervert’s Guide to Cinema.

5)- Cet assassin a exactement la même apparence que le personnage de B.D. The Question, créé par Steve Ditko trois ans plus tard ; Ditko s’est peut-être inspiré du personnage de Bava.

6)- Ce film de William Friedkin, qui met en scène les meurtres d’un tueur anonyme dans le milieu homosexuel du début des années 80, à New-York, doit esthétiquement énormément au giallo, tout comme les films de Brian De Palma à la même époque.

7)- Cinéaste italien rare mais brillant, Questi a exploré les genres du cinéma populaire pour en exploser le carcan à chaque fois, avec le western Tire encore si tu peux (1967), La Mort a pondu un œuf, ou le très étrange film fantastique Arcana (1972).

8 )- En allemand, « l’esprit (ou fantôme) du temps ».

9)- Le slasher movie naît à la fin des années 70 avec le succès du Halloween de John Carpenter, mais l’ancêtre du genre, le brillant Black Christmas de Bob Clark, le précède en 1974 et emprunte beaucoup au giallo, dont les fameuses vues subjectives. Quant au médiocre Vendredi 13 de Sean Cunningham en 1980, l’un des plus fameux succès du genre, c’est pour ainsi dire un plagiat pur et simple (parfois au plan près) de La Baie Sanglante de Mario Bava.

10)- Dans l’ordre : L’Etrange Vice de Madame Wardh (1971), La Queue du Scorpion (1971), Toutes Les Couleurs du Vice (1972 ; également connu sous le titre L’Alliance Invisible), Ton Vice est une chambre close dont moi seul ai la clé (1972), et l’incroyable Torso (1973), probablement l’un des tous meilleurs gialli jamais commis.

11)- Le second film d’Aldo Lado a probablement été l’influence majeure d’un des plus grands films des années 70, Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg (1973), notamment dans sa façon de donner à voir une Venise inquiétante et funèbre, à des lieues de tout attrait touristique. Le film de Roeg doit beaucoup au giallo en règle générale.

12)- Avant même leur collaboration, Argento avait été impressionné par Leone, et frappé par son utilisation de la ritournelle musicale dans Et Pour Quelques Dollars de Plus (1965), un élément qu’il utilisera lui-même, notamment dans Les Frissons de l’Angoisse.

13)- C’est le film portant sur le caractère indéchiffrable et fuyant du réel par excellence, comme en atteste sa très étrange scène finale (la partie de tennis invisible).

14)- Daney expose ce concept dans son texte Sur Salador (cinéma et publicité), dans la Rampe, aux éditions des Cahiers du Cinéma.

15)- Dans le livret de l’édition DVD collector des Frissons de l’Angoisse, édité par Wild Side en 2002.
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Ah, cool…je lirai ça ce soir après Hannibal !

Merci pour ton intérêt.
Après « Hannibal », ouais, ça fait sens. :wink:

Lu la première partie et c’est passionnant. Très bien structuré et très instructif, surtout la partie sur les racines littéraires du genre (je ne suis pas vraiment féru de romans policiers, j’en ai lu bien sûr mais ce n’est pas vraiment le type bouquin que je lis régulièrement).
La grille de lecture de Psychose est intéressante même si je reconnais me méfier un peu des analyses psychanalytique des films (on peut vite tomber dans la théorie fumeuse).
Les films de Mario Bava font partie, comme j’ai déjà du l’écrire quelque part, de mes premiers gros chocs de cinéma. Même un Bava mineur recèle comme tu le soulignes de bonnes idées de mise en scène. Cette époque, les sixties et le début des années 70 représentent d’ailleurs pour moi l’âge d’or du cinoche de genre italien. Après, la qualité décline lentement mais sûrement. Mais je vais peut-être trop vite, il faut d’abord que je lise la suite… :wink:

Merci de ton appréciation, Doc !

Non, non, tu ne vas pas trop vite en besogne, le genre se casse vite la gueule passé 1975, et je n’insiste d’ailleurs pas trop au-delà.

Pour la grille de lecture psychanalytique, je suis comme toi : je m’en méfie comme de la peste. On peut tomber dans la théorie fumeuse en effet, ou à l’inverse dans le réductionnisme débile (tel perso cherche son papa, tel autre veut tuer sa maman). Mais si je peux me permettre de citer Zizek malgré tout, c’est d’une part parce que c’est un authentique cinéphile, vraiment passionnant dans ses conclusions (son DVD « The Pervert’s Guide to the Cinema », où j’ai été pêcher sa théorie sur « Psychose », est un must, pour les curieux), et d’autre part parce que dans le cas de Hitchcock c’est une grille de lecture qui a sa pertinence (même si on ne peut évidemment pas réduire le gros Alfred à cette dimension).

Je suis également un gros dingo de Bava, dont j’ai revu « La Baie Sanglante » et « Le Corps et le Fouet » encore tout récemment, et je crois que je vais me prendre en DVD l’un de ses films que je préfère, « La Planète des Vampires » (je sais pas pourquoi mais J’ADORE ce film, c’est pourtant pas son meilleur). A la relecture, je me trouve même un peu dur avec « L’Ile de l’Epouvante », qui est bardé de défauts (ces zooms affreux, alors que Bava sait pourtant comme Lucio Fulci tirer des choses intéressantes de cette technique), mais pas si catastrophique, loin de là. C’est même un bon véhicule pour l’ironie misanthrope et l’humour noir du cinéaste italien (les cadavres en chambre froide, comme des carcasses de bétail…).
Mais si j’avais un film à conseiller parmi les Bava que j’ai découvert récemment, ce serait sans conteste « Chiens Enragés », un film hallucinant dans le genre polar apocalyptique… Une vraie bombe.

J’adore aussi La Planète des Vampires, découvert grâce à ce passionné de Dionnet grâce à qui j’ai appris et vu énormément de choses. Je crois bien n’avoir raté aucun Cinéma de quartier et *Quartier Interdit * à la grande époque (pour le QI, ils l’avaient pendant un moment remplacé par Yannick Dahan qui lui me saoûle rapidement).
Je n’ai pas vu Chiens enragés et tu donnes sacrément envie, là !

Et pour en revenir à Psychose, tu as vu le Hitchcock avec Anthony Hopkins ou tu t’en méfies comme de la peste celui-là ? (et de mon point de vue, tu aurais bien raison)…

Non, je n’ai pas vu le « Hitchcock » de Gervasi, avec Hopkins. Sur le papier (malgré un chouette casting, même si je ne supporte pas Hopkins justement… mes Hopkins, je les préfère « Grand Inquisiteur / Witchfinder General » si tu vois ce que je veux dire :wink: ), ce genre d’approche « psycho-biographique / psychanalyse de comptoir » d’une œuvre ne m’intéresse pas du tout ; je trouve souvent ça très couillon en fait.

Dahan, ouais, j’ai du mal avec les gens qui parlent aussi fort. :wink:

Ah la la, « Chiens Enragés », ouais, c’est une véritable perle qui devrait te botter. Très noir, même pour du Bava, le film a dû coûter le budget tapas d’une production Coppola de la grande époque, mais dans le genre huis-clos suffoquant ultra-bien foutu, il se pose là. Et la conclusion est d’une telle noirceur qu’elle en bascule (un peu comme dans « La Planète des Vampires », d’ailleurs) dans le comique.
Fonce, tu seras pas déçu ; le film avait été édité il y a quelques années, au moins en Zone 1, et peut-être même en Blu-Ray depuis.
Voici d’ailleurs une présentation par J.B. Thoret de « La Baie Sanglante » (de Mario Bava, donc), pour un cycle « cinéma italien » au Centre des arts d’Enghien. Il y fait référence à « Chiens Enragés » au passage, et il a l’air de considérer le film très haut, lui aussi…

Même sans l’avoir vu, tu résumes très bien le film. Très fort ! :wink:

Avec un petit peu de retard, je viens de finir ton article et je l’ai trouvé brillant ! Une belle érudition qui m’a donné envie de replonger dans ce genre de film que j’apprécie, même si je reconnais que j’ai dévoré plus de westerns spaghettis et de films d’horreur que de gialli (j’ai surtout vu les oeuvres incontournables de Bava et de Argento…avec qui je serais juste un petit peu plus dur que toi concernant ses films post-seventies.…à part Terreur à l’Opéra, très peu m’ont vraiment marqué).
En tout cas, j’ai noté quelques titres qui me semblent vraiment très intéressants…et il y a Berberian Sound Studio qui passe en ce moment sur Canal, je choperai une rediff cette semaine.

« Berberian Sound Studio », c’est une de mes très grosses baffes de l’année dernière. Quand tu l’auras vu, ça m’intéresserait d’aller voir ce que tu en penses dans le thread consacré.
Oui, je suis gaga de gialli, et j’en perds un peu de mon objectivité, je l’avoue. Les gialli tardifs d’Argento par exemple sont au minimum bancals, je te l’accorde, mais ce mec m’a tellement marqué que j’ai le syndrome fan-boy avec ses films, même les ratages.
En tout cas, merci pour ton appréciation et le temps consacré à le lecture de ce texte, que je sais excessivement long…

Je n’y manquerais pas…

Tu as finalement vu son Dracula ? :wink:

Non, toujours pas ! Et je ne suis pas si pressé.
Parce qu’en fait, plus que deux, ce serait plutôt trois périodes dans la carrière d’Argento qu’il faudrait distinguer : la première, ce sont les bijoux des seventies que l’on sait. La deuxième, après « Ténèbres » en 82, est plus bancale (des films ratés, des films intéressants) mais encore passionnante à mes yeux, même si ce sont des séquences isolées qui épatent plutôt que des films dans leur intégralité. La troisième période, c’est après « Le Sang des Innocents » en 2002 (que j’aime assez, perso), et là il n’y a quasiment plus rien à sauver. J’ai pas tout vu mais c’est assez effarant, dans l’ensemble (« Mother of Tears » !!!).
Mais je sais que je finirais par les voir tous, au final, par complétisme. Et je ne cesse de voir et de revoir ses plus grands films, pour un bon moment encore je pense…

[quote]Non, toujours pas ! Et je ne suis pas si pressé.
[/quote]

Pareil. :wink:
Son Aimez-vous Hitchcock ?, tourné pour la télé italienne, était d’une fadeur extrême. Perso, si je ne devais sauver qu’un seul truc des années 2000, ce serait l’un de ses boulots de commande, qu’il n’a pas écrit d’ailleurs : Jenifer, son premier Masters of Horror, d’après un comic-book de Bruce Jones et Bernie Wrightson publié à l’origine dans Creepy (je crois que je n’ai pas vu l’autre, mais j’ai moins de souvenirs de la saison 2).

Pas vu justement son « Jenifer », mais je me souviens très bien des échos plutôt élogieux et étonnés à l’époque. Ouais, ça c’est une lacune que je devrais combler assez vite, et plus encore au vu des noms impliqués dans l’histoire originale (j’ignorais ça).
Dans le genre fadeur extrême, son « Card Player » à peu près contemporain se pose aussi un peu là, aussi passionnant à suivre que de voir des mecs faire des parties de solitaire sur leur écrans (c’est à peu près tout ce qui s’y passe, un comble pour du Argento).

Superbe.

je découvre le topic et je vais me réserver la lecture de ton texte pour plus tard mais ça me fait penser que je suis tombé il y a peu sur cette conf’ de Thoret sur Profondo Rosso :

tu la connais probablement vu que tu as mis en ligne celle de la baie sanglante (quel titre!), mais au cas où…

Ouais, je l’ai vu, en effet (très bonne idée de la poster aussi, d’ailleurs).
Et c’est très impressionnant, ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’Argento est un des trois ou quatre cinéastes de chevet de Thoret (il lui a consacré un livre).
Cette présentation est en fait plus intéressante que celle que « La Baie Sanglante » postée plus haut : si j’adore ce film, je trouve que Thoret, en apportant tout de même des tas d’anecdotes et de faits intéressants, reste un peu à la surface en termes d’analyse. Alors que dans le cas de « Profondo Rosso », il creuse en profondeur (c’est le cas de le dire) la question. Les fixettes du grand Dario, le rapport avec Antonioni et Chirico, des éléments de pure mise en scène : c’est très complet.

Et si tu n’as pas vu « La Baie Sanglante », tu sais ce qu’il te reste à faire, camarade. :wink:

Ahhh la baie sanglante, j’ai découvert ce film jeune ado en pleine période slasher, je suis tombé par hasard dessus (vendu dans un coffret vhs « horreur »). J’ai été très étonné de la grande similitude avec Vendredi 13 et un peu décontenancé par l’aspect kitsch du film (notamment les acteurs et la musique) et va savoir pourquoi, ce film est toujours resté dans un coin de ma tête.
J’ai eu la chance de le revoir 10 ans plus tard sur grand écran (et avec un peu plus de culture ciné en plus), ça a été un vrai choc. Magnifique, noir, étrange et un peu cynique.
En fait à rebours je dirai que c’est la quintessence du slasher (même si le genre est arrivé après) ou plutôt comme le dit Thoret sa matrice.
Je l’aurai pas de moi-même attaché au genre Giallo…