(Texte initialement publié dans le numéro 2 de la revue HAU, daté de juillet 2014, hau.eklablog.com/complements-internet-2-p817718 pour en savoir plus…)
**Cas à part dans la catégorie des sous-genres cinématographiques, au cadre à la fois extrêmement codifié en apparence mais suffisamment ample pour accueillir toutes les variations imaginables, infusé à la démence, l’érotisme et la violence, le giallo a brillé de l’éclat d’un diamant noir pendant un peu plus d’une décennie, de 1963 à 1975. C’est durant cette période, malgré quelques réussites postérieures (isolées), que le giallo donne la pleine mesure de son potentiel, abordant de front aussi bien la question de l’émancipation sexuelle (et son inévitable retour de bâton réactionnaire), que celle des mutations sociologiques en cours sur le continent européen, en passant par l’exploration des soubassements de l’inconscient, et même, pour les plus géniaux de ses artisans, le questionnement métaphysique.
Autopsie du cadavre d’un genre qui aura tout de même témoigné de quelques soubresauts ces dernières années, avec la tentative d’établissement d’un néo-giallo, encore réellement à venir…
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Mettant en scène un tueur anonyme, souvent masqué, ganté et vêtu de noir, dont le modus operandi repose sur l’emploi d’armes blanches (du couteau à la scie en passant par le rasoir…) et qui agit comme le démiurge omnipotent d’intrigues à tiroir fortement érotisées et démonstratives en termes d’horreur graphique, parfois à la lisière du fantastique, le giallo (gialli, au pluriel) et ses images d’Epinal peuvent être aisément convoquées et parleront au connaisseur comme au profane. Un examen un peu plus approfondi fait pourtant voler cette unité de façade en éclats, tant le genre s’avère protéiforme si l’on ne s’arrête pas à ces effets de surface (des effets qui prendront une importance considérable devant la caméra des plus doués des réalisateurs de gialli). Le définir n’est pas chose aisée, mais il est communément admis que le giallo se définit certes par ses thèmes (la trame policière et ses variations), mais aussi et avant tout par sa nationalité. La façon la plus commode de décrire le giallo consiste à le définir comme la variante transalpine du thriller anglo-saxon (1).
En italien, giallo signifie « jaune » : singulière dénomination que celle d’une couleur pour qualifier un genre, ou sous-genre, cinématographique… Certes, les cinéphiles avaient déjà coutume, dans la lignée des critiques français découvrant en bloc les films américains interdits durant l’Occupation, de qualifier de film noir une certaine tendance du cinéma américain. Le noir en question (qui n’est pas une couleur, mais une nuance) qualifiait d’ailleurs moins les ambiances majoritairement nocturnes et la teneur ténébreuse et funeste des évènements dépeints (meurtres et crimes en tous genre, même s’il faut garder en mémoire que tous les films noirs ne sont pas des films policiers) que l’expression d’un sens tragique de l’existence, propre aux sociétés contemporaines, où l’individu est condamné à être broyé par les mâchoires d’une société / monde impossible à appréhender dans sa globalité et dont toute possibilité d’action décisive dans sa course est exclue à l’échelle individuelle, comme une remise à jour du fatum antique adaptée aux circonstances du vingtième siècle (et du suivant).
Les raisons de l’appellation giallo sont bien plus prosaïques : avant d’être une catégorie de films italiens, le giallo est un genre de livres, et même une collection de livres, puisque c’est un éditeur transalpin qui se trouve être à son origine. Equivalent du thriller littéraire anglo-saxon et de la Série Noire française, le giallo est le roman policier italien, reconnaissable de loin à sa couverture jaune caractéristique. Les couvertures en question, criardes, envahissent les étals des libraires sous l’impulsion des éditions Mondadori, à partir de la fin des années 20. Destinées à un public populaire, volontiers qualifiées de « littérature de gare » ou bas-de-gamme, ces publications connaissent un succès fracassant, qui ne se démentira pas plusieurs décennies après.
Le genre policier est alors à la croisée des chemins. Alors que quelques grands anciens prestigieux ont établi des années auparavant les standards du genre, d’Arthur Conan Doyle à Agatha Christie en passant par G.K. Chesterton, deux écoles sensiblement différentes prennent le relais. La première consiste en une sorte de « nouvelle vague » du genre où la tonalité diffère quelque peu, plus âpre et sombre, et comprend des auteurs comme Dashiell Hammet ou Raymond Chandler, dont les travaux et les ambiances particulières iront largement irriguer le film noir américain (quand ce ne sont pas des adaptations directes de leurs travaux, comme Le Faucon Maltais ou Le Grand Sommeil, qui fleurissent directement sur les écrans). Une lignée qui prospère encore de nos jours, sous la plume d’un James Ellroy par exemple, mais qui ne se développera pas sur le marché italien avant la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le régime fasciste de Mussolini goûtant peu aux extravagances de ces auteurs américains.
La deuxième école, pour le dire vite, consisterait en une sorte de courant de « puristes », où les ambiances victoriennes ou post-victoriennes sont encore privilégiées, où l’accent est encore mis sur l’intrigue policière à proprement parler avant tout autre considération narrative. Ces auteurs, souvent des spécialistes de la génération les ayant précédés, comptent en leurs rangs Edgar Wallace (2) ou John Dickson Carr. Ces écrivains donneront naissance à une nouvelle lignée de détectives au flair infaillible, descendants d’Auguste Dupin, la création d’Edgar Allan Poe, ou du fameux Sherlock Homes. Ainsi, en un double hommage à ses ascendants littéraires, J.D. Carr créera le personnage du docteur Gédéon Fell, détective à la corpulence et aux traits de caractère inspirés par un des maîtres du récit policier, G.K. Chesterton (lui-même à l’origine d’une figure majeure et originale du genre, le Père Brown).
C’est plutôt vers cette deuxième école (et leurs prédécesseurs évidemment) qu’il faut aller chercher les influences majoritaires du giallo cinématographique : en effet, si le giallo n’est pas dénué de préoccupations sociales ou politiques comme nous le verrons, elles s’expriment très différemment qu’au sein des intrigues hard-boiled (littéralement « dur à cuire ») de Chandler et Hammett. Par contre, les ambiances étranges, à la lisière du fantastique, dans lesquelles évolue un personnage comme le Dr Fell sont typiques de ce qui fera le sel du pendant cinématographique du giallo. D’autre part, le giallo cinématographique exploitera quasi systématiquement une trame typique du récit policier, plutôt à rattacher à cette seconde école : cette trame, c’est le whodunit (comprendre « who has done it ? », expression anglo-saxonne signifiant « qui a fait le coup ? »), où l’identité du tueur, anonyme, est révélé à la toute fin de l’intrigue. Une différence de taille cependant : le giallo cinématographique ne produira pas de grandes figures de détectives dans la lignée de celles citées ; le giallo se penchera avec bien plus d’intérêt sur les victimes et l’assassin (ou les assassins).
Parallèlement à l’essor puis au déclin de son équivalent pelliculé, le giallo des éditions Mondadori continuera à livrer aux lecteurs italiens, sous leur couverture jaune caractéristique, des traductions de romans anglo-saxons aussi bien que des œuvres issues d’auteurs du cru (souvent sous des pseudonymes à consonance anglo-saxonne, tout du moins jusqu’aux années 50), l’exemple le plus frappant de succès littéraire majeur de giallo italien (relativement contemporain) étant probablement Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, en 1980.
Les Racines du Mal
A côté de cette ascendance littéraire dont il tire son nom, le giallo doit également beaucoup, évidemment, à une longue lignée cinématographique, qu’il conviendra de ne pas résumer à son simple équivalent anglo-saxon, le thriller, même si nous verrons que le grand maître de ce dernier genre, Alfred Hitchcock, est loin d’être étranger à la genèse du giallo.
Ainsi, c’est dès le cinéma des origines (ou presque) qu’il faut chercher les traces des premiers motifs caractéristiques du giallo, comme une certaine manière, exemplairement, de concevoir le gros plan. A partir de la deuxième moitié des années 20, le cinéma, notamment sous l’impulsion des grands auteurs du burlesque qui imposent des gros plans de leurs visages (impassible pour Buster Keaton, pathétique pour Charlie Chaplin), se pare d’une expressivité nouvelle, d’une dimension purement affective qui passe en effet par l’usage du gros plan. Comme Eisenstein le décrit, le gros plan, en arrachant son objet à ses coordonnées spatio-temporelles, l’élève au niveau du champ du pathétique pur, en fait une pure potentialité, un pur devenir, un pur affect. Gilles Deleuze confirme et complète l’intuition d’Eisenstein en faisant du gros plan le véhicule par excellence de ce qu’il appelle l’image-affection. Il attribue également à tout gros plan des « traits de visagéitié », ce qui revient à dire en dernière analyse que tout gros plan est un visage, même quand ce n’est pas un visage qui est pris par le gros plan. Une horloge cadrée en gros plan devient un visage, et donc un affect pur (3).
Deleuze fait de Carl Theodor Dreyer le cinéaste affectif par excellence, et son film La Passion de Jeanne d’Arc le parangon de cette tendance (même si la prépondérance des gros plans dans ce dernier film est généralement exagérée par la critique). Mais bien avant ce film, Dreyer explorait déjà de manière tout à fait convaincante les possibilités du gros plan, en 1921, avec Pages arrachées au Livre de Satan (le film a en fait été tourné deux ans plus tôt). Sous très grande influence de D.W. Griffith (autre pionnier de l’emploi du gros plan), Dreyer tourne ce film en empruntant la structure d’Intolérance, en quatre épisodes historiques dont le dénominateur commun est le personnage de Satan. Dans le dernier segment, Satan échoue à corrompre Siri, jeune héroïne noble et pure qui préfère attenter à sa vie que trahir son amour perdu. Dans une séquence restée célèbre, Siri contemple un couteau à l’éclat particulier sur la table, s’en saisit et le plante dans son cœur : le gros plan qui suit présente une série intensive d’affects qui se dessinent sur son visage, qui passe de la douleur à l’extase. Le couteau est ici une pure potentialité (rehaussé par son éclat particulier mis en valeur par l’éclairage, qui représente visuellement son attrait, son pouvoir de fascination) qui vient s’accomplir en un acte fatal, et dont l’écho se répercute sur le long plan sur le visage de l’actrice. Plus qu’à une scène d’action classique, qui reposerait sur un principe logique d’action / réaction, c’est plutôt à une sorte de dialogue étrange auquel nous assistons, un dialogue entre deux catégories d’affects, l’un inhumain, l’autre humain, que l’usage du gros plan met en quelque sorte « à égalité ». La résolution du dialogue entre la puissance pure du couteau élevé au rang de « visage » et les potentialités du visage de la jeune femme, réifié par son arrachement aux coordonnées spatio-temporelles, réside dans la mort. Le giallo repose sur ce type d’abstraction des enjeux.
Le giallo est également tributaire d’une lignée de serial-killers fictifs et notamment cinématographiques, à commencer par le plus célèbre d’entre tous, Jack l’Eventreur en personne. A la fin de Loulou (Georg Whilelm Pabst, 1929), l’héroïne éponyme fait la rencontre, funeste et improbable, du célèbre tueur de Whitechapel. La séquence de sa mort consiste en grande partie en une variation sur la séquence imaginée par Dreyer dix ans plus tôt : accueilli chaleureusement chez elle par l’insouciante Loulou, Jack l’Eventreur tente de résister à la pulsion meurtrière qui le gagne, et y parvient une première fois (il lâche discrètement son couteau dans l’escalier menant à l’appartement de Loulou), avant de succomber à la deuxième. L’éclat d’un autre couteau, illuminé (comme un fait exprès) par une bougie dans l’appartement, attire son attention et catalyse à nouveau son envie de meurtre. Autre caractéristique du giallo à venir dans le film de Pabst : le tueur, Jack, y apparaît d’abord sous les traits d’une sombre silhouette aux contours indistincts, emmitouflée dans un long manteau sombre et aux traits en partie dissimulés par un chapeau. Presqu’un spectre, qui guette, anonyme, aux abords d’une affiche avertissant la population londonienne de ses propres méfaits. C’est exactement de cette façon que Fritz Lang représente son propre tueur anonyme (dans un premier temps, avant de revêtir les traits de Peter Lorre), dans M le Maudit. Dans ce film, le tueur et ses meurtres sont de plus associés à un leitmotiv sonore, une ritournelle, un élément dont certains artisans du giallo, qu’ils soient metteurs en scène ou musiciens, sauront se rappeler.
Mais les ancêtres les plus directs et évidents du giallo sont deux films quasi contemporains, Le Voyeur de Michael Powell, et Psychose d’Alfred Hitchcock, tous deux sortis en 1960 (mais le film de Michael Powell a été tourné l’année précédente).
Le Voyeur est la véritable matrice esthétique du giallo. Premier film du réalisateur anglais depuis la fin de sa prolifique collaboration avec Emeric Pressburger (dont les fruits ont été des films aussi considérables que Les Chaussons Rouges ou Le Narcisse Noir), Le Voyeur met en scène Mark, un jeune opérateur-caméra, également photographe de charme pour le compte de revues vendues sous le manteau. Profondément perturbé, Mark a littéralement fusionné avec sa caméra, qu’il utilise à tout instant, prétextant travailler à un mystérieux film. Il est en fait à la recherche de l’image ultime, l’expression de terreur qui fige un visage au moment de la mort, et se fait assassin afin de traquer sans relâche cette émotion, sa caméra devenant littéralement l’objet du crime puisqu’il en a modifié le trépied pour en faire une arme mortelle. Ses victimes sont exclusivement des femmes, les traumatismes enfantins de Mark ayant semble-t-il considérablement troublé sa libido.
Par son utilisation excessive de couleurs criardes au symbolisme détourné (le rouge du Voyeur n’est pas le rouge des Chaussures Rouges) travaillant violemment le spectateur, par la prédilection de Powell pour des choix d’angles de caméra et de composition du cadre bizarres et incongrus, le film offre au regard une réalité hallucinée, totalement soumise à la subjectivité démente de son personnage principal. Son état mental intérieur déborde et envahit la réalité sensible, comme ce sera le cas des tueurs, et parfois des victimes, du giallo. L’apport formel majeur du film de Powell réside dans l’emploi de la caméra subjective : le film débute ainsi, sur un plan « à la première personne », Powell prenant soin durant tout le film de ménager de troublants parallèles entre les fonctions des différentes parties à l’œuvre dans la fiction (auteur, acteur, spectateur) et celle du personnage principal, le meurtrier, à tour de rôle. Sur le plan thématique, et cela lui coûtera très cher (sa carrière entrera dans une phase de déclin suite à la réception catastrophique du film, jugé trop malsain), Powell choisit courageusement de suivre son scénariste Leo Marks et de se pencher sur la scopophilie, thématique éminemment cinématographique, mais qui ne fut jamais abordée aussi frontalement. La scopophilie, ou pulsion scopique, est le nom donné par la psychanalyse à la compulsion à voir et à en tirer du plaisir : le voyeurisme, autrement dit. Le sujet soumet l’objet de son plaisir à son regard contrôlant ; c’est ce que fait Mark, le « héros » du Voyeur. Le signe extérieur le plus frappant du trouble profond de sa libido consiste en un substitut phallique pour le moins voyant, à savoir le fameux trépied meurtrier de sa caméra.
Si la réussite du Voyeur repose en grande partie sur le travail de Michael Powell, il ne faut pas sous-estimer l’apport du scénariste Leo Marks, dont le script contenait déjà en germe tous les éléments visuels qui en feront une œuvre majeure. Personnalité atypique, ancien cryptographe pour le compte des S.O.E. (un département des services secrets britanniques) durant le deuxième conflit mondial, Marks est certainement, en partie tout du moins, responsable de l’amoncellement de petits détails visuels (de certains éléments de la décoration aux discrètes projections d’ombres venant troubler les plans…comme l’ombre de la caméra de Powell lui-même) qui sont autant de signes à interpréter, l’interprétation pouvant confiner au délire. C’est d’autre part lui qui a l’idée originelle du scénario, celle de faire de l’assassin d’un thriller un metteur en scène de ses crimes à part entière. Mark, le protagoniste, procède même par enrichissement progressif de sa grammaire « cinématographique », soignant de plus en plus l’éclairage et la disposition des différents éléments du décor de ses crimes à mesure que le récit avance…
Film kamikaze condamné à l’échec, Le Voyeur a pavé la voie aux excès de violence et d’érotisme de la décennie qui a suivi, libérant des potentialités latentes au sein de l’expression cinématographique ; Powell en a payé le prix fort.
Psychose a connu un destin nettement plus favorable. En le réalisant, Alfred Hitchcock n’imaginait certainement pas que son film (un tout petit budget à des lieues de productions plus importantes comme La Mort aux Trousses ou Sueurs Froides, tourné avec une équipe de télévision rompue aux tournages rapides) génèrerait une descendance si pléthorique. Toute une partie de la production horrifique et / ou policière de l’époque s’en trouve impactée, et il est aisé de trouver des exemples de jeunes réalisateurs souhaitant réaliser « leur » Psychose (ainsi de Francis Ford Coppola, avec son premier long-métrage Dementia 13 en 1963), quand ce ne sont pas des suites ou des remakes (comme celui, au plan près, de Gus Van Sant en 1996) qui apparaissent sur les écrans. La révolution tient autant au caractère volontiers manipulateur de l’intrigue (signée par le jeune scénariste Joseph Stefano) qu’à la mise en scène de Hitchcock.
Marion Crane est une jeune femme belle et vénale, en cavale suite à une manipulation qui l’a vue mettre la main sur un magot conséquent. Elle se réfugie au Bates Motel, où elle fait la connaissance du maître des lieux, le séduisant et timide Norman Bates. Celui-ci semble sous la coupe d’une invisible et despotique mère, impotente, ne cessant de lui hurler des ordres depuis la pièce où elle réside. Première manipulation : Marion, que les spectateurs ont suivie pas à pas jusque là, et prise à tort pour « l’héroïne », est assassinée, lors de la fameuse séquence de la douche, au bout d’une heure de métrage. Deuxième manipulation : la mère de Norman est morte depuis longtemps (et « conservée » par son fils) et n’existe plus que dans l’esprit fracassé de ce dernier, le véritable meurtrier, grimé en vieille dame lors de ses passages à l’acte. Fidèle à son habitude, le maître anglais a enfermé le public dans ses certitudes, pour mieux le prendre à revers, et lui enseigner à se départir des apparences.
De nombreux exégètes ont insisté sur le soin particulier d’Hitchcock à camper la disposition des lieux de l’action, le fameux Bates Motel. Le philosophe et psychanalyste slovène Slavoj Zizek va plus loin (4) et en propose une lecture psychanalytique : ce qui nous est montré de la demeure est concentré sur trois niveaux, premier étage, rez-de-chaussée et sous-sol, qui peuvent correspondre aux trois grandes instances décrites par Freud qui gouvernent au psychisme. Le rez-de-chaussée correspond au Moi, à la vie psychique « consciente » : Norman s’y comporte comme un commerçant aimable et un fils aimant. Au premier étage, c’est le Surmoi, décrit par Zizek comme un monstre obscène bombardant l’individu de consignes impossibles à suivre et se riant de lui quand il ne parvient pas à les satisfaire. C’est là que, durant la première moitié du film, « Madame Bates » hurle des ordres à son fils qui choisit de les ignorer. Et le sous-sol correspond au Ça, le siège des pulsions enfantines, illicites et muettes. Le véritable basculement du film survient à mi-parcours, lorsque Norman déplace le cadavre de sa mère, et le descend au sous-sol, au niveau des pulsions les plus secrètes : c’est à ce moment que Norman passe à l’acte et tue Marion Crane. Le Bates Motel consiste donc en une externalisation, doublée d’une spatialisation, de l’inconscient du protagoniste principal (et véritable « héros » du film). Psychose est l’ancêtre des « films cerveaux » tels le Shining de Stanley Kubrick, où l’architecture extérieure se veut le reflet de « l’architecture intérieure » des protagonistes.
Sur un plan plus formel, la scène de la douche qui marque le meurtre de Marion Crane, constituée de quelques soixante-dix plans pour une durée de cinquante secondes (un montage presque stroboscopique, donc), en majorité des gros plans voire des très gros plans (œil, pommeau de douche, silhouette indistincte, couteau, etc…), est l’autre matrice esthétique majeure du giallo alors encore à venir. Elle constitue en effet un exemple éloquent de ces « morceaux de bravoure » qui émaillent les gialli, au premier rang desquels les scènes de meurtre trônent. « Faire peur avec des images et des sons », disait Hitchcock de cette séquence. N’y manquent que les couleurs criardes de Powell…
Mario Bava, père et grand-père du giallo
Si tous les spécialistes ne s’accordent pas sur la date de naissance officielle du giallo, tous sont au moins d’accord sur l’identité de son géniteur, Mario Bava. Génial artisan du cinéma de genre italien, Bava entame une carrière prolifique de chef-opérateur réputé à la fin des années 30 en travaillant sur deux courts-métrages de Roberto Rossellini. Oeuvrant auprès de cinéastes majeurs comme G.W. Pabst ou Dino Risi, Bava se fait un nom grâce à la qualité de ses éclairages et la vivacité des couleurs qu’il parvient à obtenir. A la toute fin des années 50, il se voit offrir l’opportunité de terminer un film abandonné en cours de route par son réalisateur Ricardo Freda (dont Bava fut un collaborateur privilégié), et entre dans la cour des grands avec Le Masque du Démon en 1960, qui, s’il n’est pas son premier film comme cela est parfois rapporté, est sa première réussite majeure. Le film (en noir et blanc) constitue en quelque sorte la réponse italienne aux productions de la Hammer, firme anglaise qui revitalise le film d’épouvante à la fin des années 50. Le Masque du Démon devient un fleuron du cinéma d’horreur gothique, un genre dans lequel Bava s’illustrera à de nombreuses reprises.
S’il est un technicien brillant bouclant ses maigres budgets (dont il tire des effets optimaux) en un temps record, et donc très apprécié des studios, Bava se lasse des commandes de peplums et autres films en costumes (dont quelques films de vikings), et se tourne en 1963 vers un projet plus « frais » aux relents fortement hitchcockiens, La Fille qui en savait trop (dont le titre est trompeur, car son scénario ne doit rien à L’Homme qui en savait trop). Parfois considéré comme le premier giallo de l’histoire, sa photo en noir et blanc le fait parfois exclure de cette catégorie ; on en fait alors généralement l’ancêtre le plus direct du giallo. Pourtant, tout est déjà là.
Nora Davis (Leticia Roman) est une américaine qui voyage jusqu’à Rome, afin de rendre visite à une vieille amie de sa famille. Mais elle n’y arrive que pour assister au décès de cette dernière ; choquée, elle erre dans les rues désertes de la capitale italienne, et se fait agresser par un voleur à la tire. Sombrant dans l’inconscience, elle n’en émerge que pour assister au meurtre d’une jeune femme. Mais le lendemain, personne n’a connaissance du meurtre en question : son médecin et l’inspecteur qu’elle a contacté feront tout pour la convaincre que son double traumatisme l’a amenée à « délirer » ce meurtre…
Avec le recul, il est étonnant de relever tous les éléments typiques du giallo présents d’emblée dans ce prototype. L’héroïne de Bava inaugure ainsi une longue lignée de protagonistes étrangers en une terre étrangère, la première scène du film situant Nora Davis dans un avion, comme d’innombrables gialli reprendront le décorum des aéroports modernes pour leur prologue et / ou leur épilogue. Cette même scène comprend également un élément fondamental à la compréhension du giallo, qui en fait un genre conscient de lui-même : dans cette introduction, Nora lit un giallo elle-même, elle est donc une lectrice de romans policiers et son sens de la déduction est affûté en conséquence. Une mise en abyme brillante, qui permet la mise en scène au cœur de cette intrigue de la principale invention des auteurs de romans policiers : le lecteur de romans policiers. Une nouvelle catégorie de lecteurs dans un premier temps, et maintenant une nouvelle catégorie de personnages de fiction. Bava a très largement conscience de venir après, après les ascendants littéraires et cinématographiques que nous avons évoqués tout à l’heure. Enfin, le film fait la part belle à la thématique reine du giallo, la vision, en faisant de son héroïne le témoin oculaire d’un meurtre. Mais un témoin oculaire d’un genre particulier, celui qui doute de ce qu’il a vu. La vision et ses défaillances, voilà un des carburants du giallo.
Après cette première réussite, Mario Bava explore à nouveau le genre auquel il a donné naissance à l’occasion d’un des trois segments de son film Les Trois Visages de la Peur (également sorti en 1963), Le Téléphone, où l’actrice Michelle Mercier est harcelée au téléphone par un maniaque. Apport de taille par rapport à La Fille qui en savait trop : la couleur, élément que Bava maîtrise comme aucun autre. C’est donc tout naturellement que Mario Bava revient au giallo, en 1964, avec Six Femmes pour l’Assassin, dont personne par contre ne conteste non seulement son appartenance au genre, mais aussi son caractère séminal : c’est le premier classique du giallo. Située dans une maison de haute-couture, l’intrigue met en scène une série de meurtres perpétrés par un assassin vêtu d’un imperméable et d’un chapeau noir, portant un masque (5), ou un bas, gommant complètement les traits de son visage (pas d’œil ou de nez ni de bouche), et opérant exclusivement à l’arme blanche. La figure archétypale du giallo est née. A travers la résolution de l’intrigue policière, très originale pour son temps, Bava édicte une autre règle tacite du genre : le dénouement doit constituer un renversement complet des certitudes du spectateur, qui doit être abasourdi par la révélation de l’identité du tueur. D’où le recours, chez Bava comme chez ses successeurs, à une série de manipulations narratives amenant le spectateur à reporter successivement ses soupçons sur une série de faux coupables trop évidents, dans un jeu constant, très hitchcockien, sur les apparences.
Le générique du film de Bava est étonnant : il met en scène les interprètes du film, sur un mode très « télévisuel », fixant la caméra et se tenant auprès de mannequins d’osier, semblant représenter les personnages avec autant de vérité que leurs propres interprètes : ce sont des coquilles vides. Cette « artificialité » des protagonistes, leur superficialité, et pour tout dire la franche antipathie qu’ils inspirent, se fondent avec le sous-texte du film, qui déroule un rapprochement cinglant entre l’exploitation mercantile du corps de la femme dans le milieu de la mode et les propres agissements du tueur. Bava ne peut pas le savoir à ce moment là, mais ce sous-texte se prête aussi à merveille à un parallèle avec les propres promoteurs du genre, quand une vague de gialli mettant en scène meurtres violents de jeunes filles dénudées déferlera sur les écrans 5 ou 6 ans plus tard…
Bava reviendra dans les années qui suivront au genre qu’il a fondé, avec plus ou moins de bonheur. Ainsi, si Une Hache pour la Lune de Miel en 1969 (qui n’est pas unanimement considéré comme un giallo non plus ; ce n’est pas un whodunit, par exemple) est un film mineur mais très réussi, explorant sur un mode caustique la dimension psychanalytique du giallo et notamment le thème de la scène primitive (le trauma initial qui fonde les actes du tueur), L’Ile de l’Epouvante en 1970, variation sur la trame de Dix Petits Nègres d’Agatha Christie, dont Bava détestait le scénario (et en aurait apparemment sabordé le dénouement), est une franche déception, malgré quelques bonnes idées. Un échec qui aura tout de même le mérite d’annoncer l’effort suivant de Bava dans le genre, le troisième apport majeur de ce cinéaste au giallo : La Baie Sanglante (1971), à la fois réussite éclatante et tentative parmi les plus originales de variation sur le canevas du giallo. Entamé sous le titre de travail bien plus évocateur de Réaction en chaîne, le film décrit moins les agissements d’un tueur « classique » de giallo qu’une succession ininterrompue de meurtres (treize au total) reposant sur le principe suivant : la victime d’un des meurtres est le coupable du meurtre précédent (d’où la pertinence du titre de travail). Ce principe, repris par William Friedkin pour les besoins de Cruising avec Al Pacino en 1980 (6), permet au réalisateur de déployer des trésors d’idées de mise en scène (comme la vision de ces deux amants empalés, ensemble, pendant l’acte sexuel, qui renvoie à celle d’un entomologiste étudiant des papillons au début de film), et toute sa misanthropie féroce, faisant du véritable « tueur démiurgique » du film la baie du titre elle-même, témoin silencieux des différentes manœuvres des personnages pour s’emparer de ses ressources, et victorieuse à la fin (après un dénouement qui laisse pantois).
Bava a créé le genre et lui a donné quelques-uns de ses plus beaux fleurons, mais la relève ne va pas se faire attendre.