Je crois qu’un indice intéressant, c’est l’apparition du logo Semic (voire la disparition du logo Lug). Ça et le changement d’ours, c’est janvier 1989. Donc déjà, tu peux être sûr qu’à partir de ce moment-là, avec le rachat, y a une politique d’immobilisme et de moindre coût. Spidey s’arrête avec son numéro de juillet. C’est à la rentrée 1989 qu’arrivent les premières « versions intégrales ». Toute la politique éditoriale change, mais discrètement.
Par exemple, reprenons les pistes que tu donnes, dont Moon Knight ou Nick Fury. On voit que Semic tente de prendre soit des séries à leur début, soit des séries à un « jumping point » (Hulk, par exemple).
Tu soulèves beaucoup de points qui sont justes, mais qui datent de la période Semic, et celle-ci correspond à un changement de direction.
Même chose pour ce que tu appelles la « période Mornet / Lainé » (merci, c’est flatteur, mais je n’y suis pas pour grand-chose). Là encore, changement de direction.
Le contre-exemple de Lug qui est intéressant à mettre dans la balance, c’est Ombrax-Saga : la série propose Avengers avec l’arrivée d’un nouveau scénariste (sans doute en estimant, comme nous le faisons presque tous, que les derniers épisodes de Shooter ou Grant ne valent pas le coup, et qu’en plus le premier Stern est un bon « jumping point » à cause de son vaste résumé), et Thor là où Arédit s’est arrêté. On sent une volonté de satisfaire le lecteur, de ne pas trop le blouser. On sent aussi le pari consistant à capitaliser sur deux séries connues des lecteurs, sans se risquer à prendre Hulk (la rédaction est sans doute encore traumatisée par les « monstres » que la censure voyait partout quinze ans plus tôt) ni Captain America (peut-être jugé trop américain). Donc l’essai se fait sur ces deux séries-là.
Là où la rédaction de Lug est timide, c’est en ne tentant pas un nouveau mensuel en format Strange avec quatre séries. Ils préfèrent détourner une revue qui existe déjà, pour laquelle il n’y a pas besoin de demander un nouveau numéro de commission paritaire. C’est là que réside la fainéantise, à mes yeux.
Après, regardons un peu les dates. Marcel Navarro prend sa retraite à la vente de Lug, donc en 1989. Le logo Lug apparaît pour la dernière fois en décembre 1988, sur Strange (on va dire que c’est pareil sur l’ensemble du catalogue). Donc on se doute que les négociations ont occupé une partie de l’année 1988, ces choses-là ne se font pas comme ça.
Le dernier numéro d’Ombrax-Saga, c’est juillet 1987. Ça intervient à un moment où Navarro a soixante-quatre ans. Il est sur le départ, il veut vendre. Claude Vistel accepte, mais demeure en gros la seule à vouloir tenter des trucs. Et arrive la proposition de rachat de Semic (là, on parle de la boîte scandinave, hein, pas de la section française qui sera par la suite rachetée par Tournon et qui ne conservera de Semic que le nom). Semic veut s’implanter sur le marché français de la presse jeunesse, et il y a trois possibilités : deux sociétés moribondes qui sans doute ne coûteraient pas cher mais qui sont exsangues : pas assez de personnels, une logistique faible, une dépendance aux licences, bref, deux coquilles vides qu’il faudrait remplumer avant d’espérer pouvoir bosser. La troisième boîte, c’est Lug, qui tourne bien, qui a une équipe solide, qui a un studio graphique (que le nouveau propriétaire ne tardera pas à dissoudre, mais c’est une autre histoire), et qui potentiellement peut absorber un peu de boulot en plus.
Donc Semic se tourne vers Lug, bien sûr. De son côté, la rédaction de Lug, désireuse de vendre, ne fait aucune vague. C’est à mon avis pour ça que DC n’est pas arrivé chez Lug, ni chez Semic avant la fin des années 1990 : durant les mois de négociations (qui correspondent à la baisse voire à l’arrêt d’activité des deux concurrents), Lug ne bouge pas, ne prend pas d’initiative, puis ensuite Vistel se retrouve avec des propriétaires étrangers qui ne connaissent pas le marché et qui, sans doute, veulent imposer des formats différents (selon moi, les « versions intégrales » c’est une idée du repreneur). Claude Vistel est née en 1937, elle a commencé à bosser chez Lug en 1960, donc bon, en 1989-1990, alors que la boîte fondée par son père Auguste « Alban » Vistel vient d’être vendue, elle n’a peut-être plus le feu sacré.
Ensuite, les années 1990 constituent la décennie de rachats successifs (Egmont, auquel s’associe Tournon, qui rachète les parts…) et d’une certaine stabilité de la rédaction lyonnaise avec une valse des directions, ce qui fait que l’éditeur navigue à vue. J’ai connu brièvement la rédaction lyonnaise, en mai 1999, et l’ambiance était sinistre, parce que ça n’allait pas du tout avec la direction. Ça n’incite pas à prendre des initiatives.
Mais sur le fond, je suis entièrement d’accord : la deuxième moitié des années 1980, c’est un énorme rendez-vous raté. DC aurait dû passer chez Lug, qui aurait dû développer un catalogue de titres à quatre séries (Ombrax-Saga aurait dû avoir quatre séries, avec Captain America et Hulk…) en vue d’occuper le vide créé par l’abandon des deux concurrents. Mais l’âge des intervenants, les échecs passés (la légende dit que Navarro comptait beaucoup sur Martin Mystère et Dylan Dog en poche, et que l’échec de ces deux titres l’aurait beaucoup affecté), la perspective de rachat et d’une porte de sortie honorable, puis le chaos administratif des années 1990, tout ceci a bien plombé le marché.
Jim