Par Claude Monnier : « C’était il y a quarante ans mais je m’en souviens comme si c’était hier : en 1982, je passe devant mon cinéma de province et je colle mon visage sur la porte vitrée pour tenter d’apercevoir au fond du hall, plongée dans la pénombre… l’Affiche. »
« A dix ans, je ne suis pas encore fan de cinéma mais je suis fan de la BD Conan éditée par Lug et Artima. Après l’école, je joue même « à Conan », courant dans un terrain vague faisant office de steppe hyborienne, brandissant un bâton faisant office d’épée. Je sais, pour avoir vu un extrait à la télé, qu’une grosse production made in Hollywood, qui a pour nom Conan le barbare , va bientôt envahir les écrans. »
« Soudain, je la vois : oui, là-bas, tout au fond dans l’ombre, la fameuse affiche mordorée et sauvage de Frank Frazetta ! Ce n’est pas tout à fait le Conan de John Buscema : celui de Frazetta est plus sombre et plus bestial ; mais c’est bien l’ambiance épique des couvertures Lug et Artima, avec ses femmes dévêtues au pied du barbare en armes, et ses cadavres de créatures surnaturelles jonchant le sol… »
« Quant au film… C’est peu dire qu’il fut à la hauteur de mon attente. Une image me revient instantanément, quand j’y repense, une image puissante et poétique : celle, au tout début, de l’éclaireur picte de Thulsa Doom qui se dresse dans la forêt hivernale, torse nu, la vapeur éphémère de son haleine se mêlant aux puissants rayons du soleil qui transpercent les branchages… »
« J’ai su bien plus tard que les critiques professionnels avaient été mitigés, reprochant à l’adaptation de John Milius d’être un peu lente et de ne pas tenir la distance sur sa deuxième moitié. Mais, même avec le recul de quarante ans, et l’on pourrait dire surtout avec le recul de quarante ans, face à l’aspect précipité et artificiel des autres films de super-héros (car Conan fait partie de leur écurie), le film de Milius m’apparaît au contraire avoir le poids et la solidité du Superman de 1978. J’ai l’impression en effet qu’on n’a jamais fait plus « tangible », en ce domaine du super héroïsme, que le Donner et le Milius. Sans doute parce qu’il n’y avait pas encore d’images de synthèse, avec leur froideur inhumaine et sans charme. Sans doute aussi, et surtout, parce que Superman et Conan le barbare ont été entrepris dans la dernière ligne droite du Nouvel Hollywood, où même les divertissements savaient se montrer audacieux dans leur forme et/ou dans leur propos. Prototypes hélas non fructueux d’un cinéma de divertissement comblant aussi bien les adolescents que les adultes : voir et revoir, à ce titre, Alien , Star Trek Le Film , L’Empire contre-attaque , Excalibur , Outland , Brisby , Dark Crystal , Blade Runner , The Thing , Poltergeist ou E.T . Starfix, on le sait, est né de cette période. »
" Dans le jouissif commentaire audio qu’il a fait en compagnie de sa star Arnold Schwarzenegger, Milius ne cache pas sa fierté lorsque, dans le générique de fin, l’emblème reptilien du méchant Thulsa Doom (James Earl Jones) surgit en même temps que les cuivres de Basil Poledouris : le cinéaste est lui-même soufflé par, dit-il, « l’intégrité artistique » de son film. Qu’est-ce à dire ? Que Conan le barbare est tout sauf un film de vendu, un pop-corn movie impersonnel. Oliver Stone, expert en personnages sacrificiels, n’en est pas l’un des scénaristes pour rien. Conan est avant tout un récit de vengeance tragique. C’est même, selon moi, avec Le Comte de Monte Cristo , l’histoire de vengeance la plus intense, la plus obsessionnelle, jamais créée, tous supports confondus. Ainsi, terminer le film sur le symbole du Mal, qui a la forme d’une boucle, alors que Conan est censé avoir anéanti Thulsa Doom, l’assassin de ses parents et de Valeria (Sandahl Bergman), qu’il est censé avoir assouvi sa soif de vengeance, c’est faire comprendre que Conan sera à jamais prisonnier de son malheur, qu’en quelque sorte il n’a jamais quitté la roue de la douleur sur laquelle il est enchaîné au début du film. Avec ce générique de fin, la boucle tragique est bouclée."
" C’est dans cette scène de la roue que l’on voit apparaître pour la première fois les yeux déterminés et sombres, les yeux lointains de Schwarzenegger, le comédien levant lentement, mais fermement, la tête vers nous ; et plus jamais, par Crom, Schwarzenegger ne retrouvera une telle intensité dans son jeu, même dans le finale de Predator ! Evidemment, les puissants cuivres de Poledouris qui s’élèvent au même moment, en symbiose, accroissent cette intensité, mais ce que ce regard incroyable de Schwarzie nous dit surtout, c’est que Conan est véritablement maudit . La fameuse citation de Nietzsche qui ouvre le film ( « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » ) pourrait faire croire à tort à un éloge fasciste de la force, alors que, mise en écho avec les deux images finales (Conan vieux et sombre sur son trône, en écho au roi-squelette à jamais prisonnier de sa grotte ; puis juste après le symbole de Thulsa Doom sur le générique de fin), cette citation évoque surtout la souffrance et la fausse résilience d’un être profondément seul, enfermé. Même l’amour de Valeria ne suffit pas à combler la terrible solitude de Conan. La solitude est d’ailleurs l’essence du film."
" En effet, ce n’est pas uniquement pour des raisons économiques et pour la variété de ses paysages que Milius a choisi l’Espagne pour cadre de tournage. L’Espagne est aussi et surtout une terre doublement hantée : hantée par un passé prestigieux qu’elle n’arrivera jamais à rattraper (de la conquête arabe du Moyen Age à l’apogée du XVIe siècle) ; hantée par une nature qui a pu être verdoyante aux temps lointains d’avant l’Antiquité (le temps imaginé par Robert E. Howard, entre Préhistoire et Histoire ?), et qui est devenue depuis lors, en bien des endroits, sèche, rocailleuse, nue, aride. Une terre à part , si peu européenne au fond… Comme le disait Victor Hugo, l’Espagne, même au Sud-Ouest de l’Europe, même à notre porte, c’est déjà l’Orient lointain. Et c’est aussi cela, cet exotisme intérieur , que nous ressentons, du début à la fin, en voyant Conan le barbare . Mais cet exotisme intérieur, en nous renvoyant à un univers à la fois proche et inaccessible, nous rend encore plus solitaire, méditatif et, en définitive, mélancolique."
" D’où l’émotion de voir Conan courir dans les steppes, en compagnie de Subotaï (Gerry Lopez) ; scène magnifique, avec les cordes si chaleureuses, si émouvantes, de Poledouris."
« On pourrait presque croire que Conan est libre, mais la musique dégage au fond de la tristesse. La tristesse de voir une jeunesse qui ne reviendra plus. »
Claude Monnier