J’avais beaucoup aimé le premier tome, où je retrouvais le goût des bons mots et des dialogues ciselés du scénariste. Donc je viens de prendre ce volume, et un premier coup d’œil m’a déjà ravi et conforté dans mon choix.
— Le deuxième tome attend dans la pile des BD à lire. Ce que j’en ai vu rapidement me plaît toujours autant, du moins pour le dessin superbe de Bruno Maiorana…
Donc, j’ai repris la lecture de la trilogie, après l’avoir complétée ce week-end. Et je redécouvre le premier tome, plus de dix ans après ma première lecture, et c’est encore meilleur que dans mon souvenir.
Nous entrons dans un monde londonien de la fin du XIXe siècle, au moment où l’explorateur Richard Drake revient de ces contrées lointaines où il s’est taillé une réputation d’aventurier teintée de licence. Son intérêt se porte sur la jeune demoiselle Lacombe, une femme au caractère trempé, tandis que Lord Faureston, un héritier à l’allure de dandy à la peau pâle, fait bruisser la haute société de rumeurs envieuses.
Ayroles établit donc une atmosphère balançant entre les lustres rutilants des classes dominantes et les recoins sombres nappés de fog, dans une ambiance directement en prise avec une littérature gothique qui aura durablement marqué les esprits et l’imaginaire. Le scénariste se délecte de dialogues ironiques et soignés, c’est un régal littéraire.
Il s’amuse aussi à convoquer des figures romanesques et à les pervertir. La structure peut évoquer la partie londonienne du Dracula de Stoker, avec son lot de rencontres mais aussi de courriers et de témoignages écrits. L’aventurier, Richard Drake, emprunte à des noms plus connus, comme par exemple l’explorateur Richard Burton. Ayroles va jusqu’à déguiser le scribe héros de la nouvelle Bartleby, de Herman Melville, en timide et maladroit chasseur de vampires.
Les auteurs tracent donc un jeu de pistes au rythme des références littéraires, tout en établissant une intrigue faite de séduction, de manipulation… Ils renouent avec la métaphore sociale et sexuelle du vampirisme, et ont l’astuce de placer Richard Drake en candide qui découvre de quoi il s’agit réellement, confirmant que certains rôles sont à contre-emploi.
Un régal.
Ensorcelée par Faureston, la jeune Miss Lacombe est séduite par le côté obscur des vampires. L’étrange alliance qu’ont signé Drake et Jones, le scribe qui s’est improvisé chasseur de vampires, fait tout pour la libérer de cette sinistre influence.
Les choses bougent, d’autant qu’un nouveau personnage entre en scène (par un jeu d’actions en second plan, comme Ayroles et Maïorana savent en construire). Pour Drake et Jones, leur victoire semble décisive, mais ils finiront par comprendre (un peu après les lecteurs) que ce n’est pas le cas.
Ce deuxième tome est aussi l’occasion d’évoquer la figure d’un comte valaque et d’aborder le fond du sujet. Ayroles est amoureux des mots, et là, tout tourne autour d’une lettre, celle du titre, qui évoque bien des choses (Drake, dragon…). C’est ingénieux, y a des réparties qui font mouches, les différents points de vue, donnés à lire par le biais d’extraits de divers journaux, livres ou correspondances, enrichissent encore cet univers.
Vraiment, un plaisir sans mélange : coincée entre Garulfo et De Cape et de Crocs et ornée d’un titre qui ne facilite pas le travail des moteurs de recherche, D est une petite pépite dans l’œuvre d’Alain Ayroles.
Final magnifique. Comme le reste : des dialogues ironiques, recherchés, soutenus, un mélange d’intrigues évoquant les classiques de la littérature (Carmilla contre Dracula, Le Fanu vs Stoker, entre autres), et une construction impressionnante avec en entrée des quiproquos riches et foisonnants et en sortie une révélation qui retourne toute la trilogie et l’éclaire d’une lumière nouvelle, les personnages et les lecteurs étant confrontés à une révélation comparable à celle de Usual Suspects (sans trop en dire). Formidable.
Ayroles parvient à consacrer beaucoup d’action sans rogner sur la dimension littéraire et référentielle du projet. Les différents témoignages (saluons d’ailleurs l’effort de lettrage visant à différencier les écrits dont le récit nous donne des extraits à lire) enrichissent l’ensemble. Et l’album confirme la métaphore filée : le capitalisme comme nouveau vampirisme.
L’autre aspect impressionnant, c’est le dessin. Maïorana s’amuse à déformer les corps, à exagérer les mouvements, les coups portés, lorgnant clairement vers les codes des comics. Son Richard Drake, avec ses larges épaules, son cou de taureau, sa taille fine, ses mains épaisses, n’est pas sans rappeler le Batman de Frank Miller, et les visages anguleux qu’il dessine à de nombreux personnages évoquent l’encrage crispé du bédéaste américain à cette époque. C’est inattendu, mais agréable.
Une trilogie formidable, d’un bel équilibre, pas trop courte (et donc frustrante), pas trop longue (et donc lassante), elle propose un rythme rapide mais une belle immersion dans ce Londres entre modernité, tradition et hantise.