Ah ben j’en causais là, justement :
3ème partie : Defenders 31-40 + Defenders Annual 1 (The Headmen/Nebulon Epic) par Steve Gerber et Sal Buscema (1975/76)
A l’heure de la mise en ligne d’une premier bande-annonce du film de Scott Derrickson, il est peut-être temps de revenir vers les sommets de papier de la biographie fictive du bon Docteur. Bon, OK, aujourd’hui on triche un peu : on ne se penche pas sur une saga issue de l’un des multiples titres consacrés au Doc en solo, mais du titre collectif Defenders . La présence du Maître des Arts Mystiques n’y est pas pas moins cruciale, et ce d’entrée de jeu…
En effet, comme c’était fréquemment le cas au début des années 70, le titre est né de la volonté de Roy Thomas de boucler une histoire avortée dans un autre titre, en l’occurrence Doctor Strange vol. 1 , où un Doc masqué affronte les “Undying Ones”, avant que le titre ne soit annulé. Cet affrontement est prolongé dans le titre consacré à Namor the Submariner , puis dans celui consacré à Hulk . Il n’en faut pas plus au deus ex-machina de Marvel à l’époque (il était vraiment partout, le père Thomas…) pour constituer le trio en un collectif informel, les Défenseurs, dont la marque de fabrique est d’être une non-équipe. Honnêtement, dans les premiers temps du titre, cette note d’intention n’est que moyennement tenue ; certes, les héros (le terme est à relativiser) s’entendent moyennement bien et ne se regroupent que “manipulés” par Strange (à tous égards le moteur de l’équipe). Mais à part à ça, on a surtout l’impression d’avoir affaire à des Vengeurs bis, à la composition presque plus alléchante sur le papier que celle de leurs aînés à l’époque.
Le titre prend une orientation légèrement différente à l’occasion de l’intégration de deux nouveaux membres, à l’importance cruciale : c’est d’abord le Surfer d’Argent qui intègre les rangs des Défenseurs. Il n’en sera pas le membre le plus assidu (ses apparitions resteront finalement sporadiques), mais dans l’esprit du lectorat il est durablement associé au groupe. Le fait d’intégrer un membre aussi puissant aux côtés de déjà très gros calibres influe sur la direction du titre : ce sont les catastrophes cosmiques majeures qui constitueront le quotidien du groupe.
L’autre apport précoce (et peut-être plus important encore), c’est l’arrivée de la Valkyrie, liée au folklore asgardien, mais surtout pourvue d’une des “origin-stories” les plus tarabiscotées de l’histoire du medium (le personnage est en gros le fruit de la fusion d’une âme immortelle d’authentique Valkyrie asgardienne mais amnésique et piégée par Amora l’Enchanteresse et du corps de Barbara Norris, membre zinzin d’une secte qui donnera du fil à retordre aux Défenseurs…chargé le dossier). Cette “bizarrerie” manifeste, signe des temps en ces années 70 bénies, infusera le titre durant toute son histoire.
Et plus encore quand c’est le plus zinzin (et pas le moins inspiré) du lot des scénaristes Marvel de l’époque, Steve Gerber, qui hérite du titre…
Même si sa très prolifique production de l’époque excède largement cette courte liste, on retient généralement un “quartet” de titres particulièrement réussis chez le Steve Gerber des seventies : le séminal Adventures Into Fear/Man-Thing (où Gerber lance énormément d’idées de personnages et de concepts, comme Jennifer Kale, le démon Thog, Dhakim l’Enchanteur, le Nexus des Réalités…et bien évidemment Howard le Canard en personne), l’étrange et inachevé Omega The Unknown (co-écrit avec Mary Skrenes), le célébrissime Howard The Duck (immortalisé au cinéma à deux reprises, pour le meilleur et pour le pire), et The Defenders .
On relève généralement moins le sous-texte socio-politique chez ce dernier titre, par rapport aux autres titres cités, dont le côté social relevance est bien plus célébré (surtout dans le cas de Howard The Duck , mais les deux autres séries sont très riches aussi de ce côté-là). Cette veine n’est pourtant pas absente de la prestation de Gerber sur The Defenders , mais elle est mêlée à d’innombrables autres éléments qui constitue la recette unique de ce run absolument ébouriffant : soap-opéra, satire politique, parodie, récit d’aventures au souffle épique peu commun, saillies humoristiques ou pointes horrifiques, étude de caractères subtile, scènes super-héroïques de première bourre… Les Défenseurs de Steve Gerber constituent un “must” du genre trop peu célébré.
Le titre est cependant tout sauf inepte jusqu’à l’arrivée de Steve Gerber. Certains épisodes signés Len Wein par exemple valent largement le détour (Chris Claremont écrira aussi le titre à cette époque, important Luke Cage dans le groupe), notamment une saga mettant en scène le Sinistre Escadron, version détournée à la sauce Marvel des principales figures DC Comics (créée par Roy Thomas dans les pages de Avengers ). Leur “Batman” (Kyle Richmond/Nighthawk), repenti, rejoint les rangs des Défenseurs, juste à temps pour affronter le grand méchant derrière l’Escadron, un conquérant cosmique baptisé Nebulon . Sous des dehors très “super-héroïques” (on dirait un de ces super-héros messianiques apparus dans la foulée de “Jésus-Christ Superstar”, à la Adam Warlock par exemple), sa véritable nature cache d’ailleurs un joli twist scénaristique.
Le titre prend quand même une nouvelle dimension avec l’arrivée de Steve Gerber, dont le cycle d’une vingtaine d’épisodes peut finalement se résumer à trois arc narratifs, dont le dernier est très long pour les standards de l’époque (dix numéros plus un Annual pour boucler le tout). Gerber et ses contemporains (comme Jim Starlin, Steve Englehart ou Don McGregor) inaugurent un type d’écriture au long cours, plus feuilletonnant, impactant durablement l’écriture de leurs successeurs.
Le premier arc, celui qui semble le plus directement “gerberien”, oppose les Défenseurs aux Fils du Serpent, une sorte de Ku Klux Klan version super-vilains, qui permet au scénariste d’explorer les thématiques sociales brûlantes de son temps (là aussi, un twist scénaristique surprenant viendra complexifier considérablement le propos de Gerber).
La “méthode” Gerber pour le titre se met en place : le scénariste met volontairement sur la touche les gros calibres (ceux qui disposent d’un titre solo, notamment) pour se focaliser sur les personnages secondaires qu’il va enrichir de manière drastique ; c’est le cas de Valkyrie et de Nighthawk, qui deviennent pour ainsi dire les personnages principaux du titre. Nighthawk, dont Gerber n’oublie pas qu’il fut un super-vilain, est un de ces héros complexes et faillibles qui peupleront en masse les années 80…mais 10 ans à l’avance. Quant à Valkyrie, qui se trouve affublée d’un mari dont elle n’a plus le moindre souvenir (et pour cause, Jack Norris avait épousée son incarnation précédente), elle est affligée de l’un de ces traumatismes existentiels insolubles qui semblent hérités de la meilleure veine d’un Roy Thomas.
Steve Gerber en profite pour introduire un mystérieux et fort original groupe de vilains/savants fous, les Headmen, à savoir Arthur Nagan/Gorilla Man, Jerome Morgan/Shrunken Bones, Chondu The Mystic et Ruby Thursday. Personnages bizarroïdes par excellence (l’auteur de ces lignes se rappelle avoir fait connaissance avec eux, en se grattant le citron, dans les pages de Strange Special Origines, et ses fameuses fiches…), ce sont en fait des concepts Marvel pré- Fantastic Four 1 exhumés par l’auteur (sauf Ruby, une création originale quant à elle), précédant les super-héros d’une bonne dizaine d’années, comme Gerber le souligne en quelque occasion.
Ce groupe d’adversaires redoutablement intelligents constituera la plus grande menace pesant sur les Défenseurs pour toute la durée du run.
Le second arc éloigne les Défenseurs de notre présent et les projette au 31ème siècle, le fief des Gardiens de la Galaxie des années 70, dont Gerber va bientôt écrire les aventures “en solo”. Pour l’heure, les Défenseurs débarrassent leurs homologues du futur de leurs ennemis de toujours les Badoon, au cours d’une saga séminale à plus d’un titre. Gerber en profite pour créer Icarus/Starhawk, personnage androgyne caractéristique de la patte de l’auteur (même si pour le moment le perso ne donne pas la pleine mesure de son potentiel). Il extrapole aussi avec beaucoup de réussite (et un humour ravageur) sur la nature des Badoon et leur organisation sociale pour le moins misogyne (eh oui, il y a des femelles Badoon, comme on aurait pu s’en douter).
Ces deux arcs fort sympathiques feraient presque pâle figure à côté du sommet de la prestation de Steve Gerber, le Headmen/Nebulon Epic (ainsi baptisé par Gerber lui-même au moment de sa conclusion dans Defenders Annual 1 ).
Généreux, le scénariste y met en scène la confrontation finale entre les Défenseurs et les Headmen, perturbée par le retour du conquérant cosmique Nebulon, rescapé du passage de Len Wein sur le titre. N’en jetez plus !! Totalement folle, la saga débute par la mise en oeuvre du plan machiavélique des Headmen, chirurgiens zinzins qui greffe le cerveau de leur Chondu dans la boîte crânienne de Nighthawk, dont le cerveau “orphelin” et dénué de sensations corporelles fait vivre un trip initiatico-morbide bien de son époque au héros ; Steve Gerber en profite pour creuser le personnage comme jamais et jette la base d’années entières de développements scénaristiques le concernant…
Infiltrés, les Défenseurs n’en percent pas moins vite la supercherie à jour, et retournent leur ruse contre leurs ennemis. Désormais, c’est l’esprit du “civil” Jack Norris qui habite le cerveau de Chondu qui trône dans la boîte crânienne de Nighthawk…vous suivez ? Et l’esprit de Chondu, pendant ce temps-là, a été placé dans l’enveloppe corporelle de…Bambi, un jeune faon recueilli par Hulk et baptisé ainsi car sa mère a été abattue par des chasseurs sous les yeux horrifiés du géant vert…vous suivez toujours ?
Nebulon déboule sur ces entrefaites, et menace de convertir la planète entière à son “contrôle mental cosmique”, sorte de parodie jouissive avant l’heure du charabia New Age qui déferlera à compter des années 80, version dégradée de la plus sincère (et “curieuse” dans le bon sens du terme) aspiration à la spiritualité qui a marqué les années contre-culturelles ; Gerber lui-même a tutoyé les sommets en la matière dans son troublant Man-Thing . Mais sentant le vent tourner, l’auteur ressent le besoin de mettre en boîte cette fusion de religiosité light et de développement personnel, et Nebulon (avec sa dégaine de héros messianique) est le véhicule parfait pour ça.
D’une vitalité invraisemblable, d’une drôlerie savamment mais férocement usinée, et d’une profondeur malgré tout très prononcée, la saga est une sorte d’idéal de saga super-héroïque barrée et fun, mais tendue et riche dans le même temps, anticipant les épisodes géniaux de Doom Patrol par Grant Morrison quelques 15 années plus tard. Le titre fut d’ailleurs durablement impacté par cette saga : David Anthony Kraft, épaulé par les excellents Keith Giffen et Roger Slifer, concoctera un autre sommet du titre (la Scorpio Saga qui culmine dans Defenders 50 ) sous haute influence “gerberienne”. La bizarrerie du titre persistera jusqu’à ses dernières heures, sous l’égide de Jean-Marc DeMatteis ou Peter B. Gillis.
Graphiquement, c’est également un régal : s’il n’est pas aussi génial que son frère aîné, Sal Buscema n’a pas son pareil pour emballer les planches ultra-dynamiques au découpage classique mais solide. Associé à des encreurs de talent (comme Akin et Garvey sur Rom The Spaceknight ), il produit même des planches impressionnantes. C’est le cas ici, puisque c’est le grand Klaus Janson qui encre Buscema ; le résultat est excellent, et c’est un euphémisme.
A l’époque de cette saga, Strange est encore LE membre capital de l’effectif des Défenseurs ; membre fondateur, conscience morale, mécène et hôte de l’équipe, stratège et leader de terrain, Strange ne s’en tient pas moins à de stricts principes conduisant l’existence de l’équipe. Il y a une sorte de refus a priori (assez sympathique) du principe d’autorité par exemple, une absence de contraintes qui tranche avec le côté très réglementé des Vengeurs. Ici on gère très bien les accès de fureur de Hulk, par exemple, sans trop se prendre la tête.
Le bon Docteur n’en mettra pas moins les voiles juste avant la Scorpio Saga, pour ne pas trop peser, précisément, sur les destinées du groupe. Il est aussi accaparé par des péripéties survenant dans son titre solo, mais ceci est une autre histoire…