Il se sera fait attendre ce nouveau film de Paul Verhoeven. Gestation difficile pour ce projet qui devait initialement être monté aux Etats-Unis. Le roman Oh… de Philippe Djian, dont le film est l’adaptation, a été traduit en anglais pour les besoins de la production et permettre au scénariste américain David Birke d’en tirer un scénario pour le cinéma. Verhoeven, devant l’audace de l’histoire et ses atours dérangeants, sent qu’il serait compliqué, pour ne pas dire impossible, de faire le film de la façon dont il le souhaite en restant aux Etats-Unis.
Il se tourne alors vers la France, toujours en compagnie du producteur Saïd Ben Saïd et du scénariste David Birke, et vers l’actrice Isabelle Huppert qui avait manifesté son intérêt pour le rôle avant que le projet ne migre aux Etats-Unis. Le film se fera donc en France avec une équipe et un casting intégralement français, un véritable défi pour le réalisateur hollandais qui entend bien communiquer avec les techniciens et son équipe dans la langue de Molière alors qu’il n’avait passé qu’une année dans le pays lorsqu’il avait dix-sept ans. Il en fera des migraines persistantes pendant six mois jusqu’à ce que le tournage débute et que la pression liée à la barrière de la langue s’envole au fur et mesure que le film est mis en boîte.
A l’orée de la sortie du film, le bouche à oreille est positif et la critique dans l’ensemble élogieuse sur Elle, également acclamé avec son réalisateur au dernier festival de Cannes. Tout semblait augurer d’un grand film et après visionnage, si ce dernier contient d’excellentes choses et confirme que Verhoeven n’a pas perdu la main en s’exilant en France, j’en ressors un peu mitigé.
ça commençait pourtant très fort, avec ce générique sur fond noir qui laisse entendre des cris, des bris de verre et un fracas trahissant une violente agression et au moment où le voile se lève sur les images, on est cueilli par ce gros plan d’un chat qui observe, impassible, le drame qui se joue en contre-champs dans un premier temps, avant d’en livrer les conséquences brutes au spectateur avec Isabelle Huppert étendue au sol, l’entrejambe ensanglantée, pendant que son agresseur cagoulé s’essuie avec sa culotte avant de s’enfuir cul nu. Hébétée par ce qu’elle vient de subir, Michèle, qu’incarne Huppert, reste calme et nettoie les traces de l’agression avant de prendre un bain réparateur, dont la mousse en surface se teinte du sang qui s’échappe de son sexe meurtri. Le ton est donné et la juxtaposition des extrêmes chère au cinéma de Paul Verhoeven est là, bien vivace. Cette entame permet autant de poser le contexte du film que le caractère de son égérie, qui compartimente son agression comme elle gère les pépins quotidiens à son travail ou sa relation aux autres, avec froideur et franchise quitte à être cassante. Au fur et à mesure qu’on reconstitue le contexte de l’agression via des flashbacks, Michèle mène son enquête pour démasquer le violeur tout en continuant de mener sa vie à son rythme habituel, pleine de relations conflictuelles entre un milieu professionnel, majoritairement masculin et réticent à voir cette ancienne éditrice diriger un studio de développement de jeux vidéos, et son entourage constituant un milieu aisé dont la décrépitude se fait de plus en plus apparente.
Et c’est dans ce portrait au vitriol d’un microcosme bourgeois, sous une influence Chabrol clairement revendiquée par Verhoeven, que réside une partie de la faiblesse du film à mon sens. Si le personnage d’Isabelle Huppert, de par son rapport aux autres et sa filiation monstrueuse, fascine autant qu’il inquiète, le reste de la galerie de personnages du film vivote au gré de bons moments, qui servent souvent à fissurer caustiquement le vernis, et d’autres en-deçà. Et force est de constater que ce versant du long-métrage vire au bégaiement au bout d’un moment. Un peu à l’image de ce qui tourne autour du couple formé par le fils de Michèle et son hystérique de copine, dont la naissance de l’enfant offre un de ces moments autres comme les affectionne le réalisateur mais qui patine dans la suite du film. Cet enlisement ponctuel me semble aussi dû en partie à l’origine double du film. Le scénario de David Birke a en effet été traduit et adapté pour être tourné en langue française, et j’ai l’impression que ça se sent un peu par moments. On sent parfois la volonté de faire parler un personnage pour obtenir un effet cassant, décalé, mais la teneur du dialogue fait que ça ne sonne pas toujours juste, en témoigne la réaction de Michèle au reportage télé sur son père par exemple.
Heureusement, un basculement s’opère à mi-chemin et vient redéfinir la dynamique du film, qui en devient encore plus barré. Un jeu pervers s’installe entre Michèle et son agresseur qui trouve son apogée dans des scènes riches de sous-entendus et de regards malsains (l’accident et les échanges qui suivent, stupéfiants), et le scénario pousse la logique jusqu’au bout quand l’héroïne prend l’ascendant sur son agresseur en réalisant un fantasme encore plus déviant que le sien. La confrontation trouvera son dénouement logique dans le climax du film avec un dernier affrontement dont on pouvait s’attendre à voir Isabelle Huppert prendre la mesure pour parachever sa mue. Il n’en sera rien malheureusement puisqu’un retournement impromptu coupe court et vient un peu entacher le sous-texte féministe latent de la scène. Un peu à l’instar des épilogues successifs qui soufflent le chaud et le froid entre malaise ambiant, via le dernier échange avec la voisine, et le simili happy end de façade, même si la scène finale pour pataude qu’elle soit entérine à sa façon cette idée du triomphe de la femme, libérée des conventions et du machisme qui l’étouffaient pendant le film.
D’excellentes choses donc, d’autres moins, et je regrette aussi une approche formelle terne et quelques choix pas toujours judicieux, comme ces vilains inserts de captures de jeux vidéo qui ont certes leur fonction symbolique dans le récit, peu subtile de surcroît, mais sont aussi de grosses fautes de goût visuelles.