C’est un film intense et déstabilisant, deux mots qu’on peut appliquer sans problème à une bonne partie de la filmographie du réalisateur. Mais si Kotoko est sans conteste un film de Shinya Tsukamoto, c’est aussi un film très personnel à plusieurs niveaux, dont la gestation est le fruit d’une collaboration inédite dans la carrière du réalisateur.
Tsukamoto est en effet un admirateur de longue date du travail de Cocco, une chanteuse japonaise à succès qui oeuvre dans la j-pop et le rock, et Kotoko tire son origine de nombreuses discussions entre le réalisateur et la chanteuse. Tout comme son personnage dans Kotoko, Cocco a souffert de problèmes de santé qui occasionnaient des troubles de la vision, dont certains maux se manifestaient par le dédoublement de personnes aux yeux de la chanteuse. Tsukamoto s’est longuement entretenu avec Cocco pour appréhender les sensations procurées par ces visions et les effets sur son quotidien. Shinya Tsukamoto a également été marqué par le décès de sa mère survenu quelques années avant la conception de ce film, qu’il a accompagnée pendant les derniers mois de sa vie. De ces expériences personnelles le réalisateur a tiré la matière de son film et s’en est servi pour façonner le personnage de Kotoko, une jeune mère célibataire en proie à de sévères troubles de la vision et qui est sur le point de basculer dans la folie quand on lui retire la garde de son enfant.
Un pitch propice au développement de thématiques récurrentes chez Tsukamoto mais avec une approche un peu différente, notamment dans cette mise en scène très sensorielle de l’aliénation d’un personnage par son environnement qui parvient à transmettre au spectateur l’état de délabrement mental dans lequel se trouve Kotoko. Plus l’histoire avance, plus on en vient à douter de la véracité de ce qui nous est montré au fur et à mesure que la folie contamine le film. Il règne un climat anxiogène prégnant, qui doit également beaucoup à l’interprétation investie de Cocco, vraiment déchirante par moments. L’implication de la chanteuse ne s’arrête d’ailleurs pas à son interprétation, puisqu’elle s’est investie activement dans la direction artistique (l’ambiance de l’appartement de Kotoko doit beaucoup à Cocco d’après Tsukamoto) et est partie prenante dans la production du film.
C’est également Cocco qui signe la musique du film en lieu et place du fidèle Chu Ishikawa. Même si la patte de Tsukamoto demeure reconnaissable au niveau du sound design, avec ces sons métalliques amplifiés qui en deviennent stridents (la scène de la cuisine, où le bruit de la poêle et les pleurs se font de plus en plus insistants), la participation de Cocco à la musique contribue à donner une tonalité différente puisque la chanteuse donne de la voie dans certaines scènes. C’est l’occasion pour le réalisateur de s’essayer à quelques séquences et effets de montage plus atypiques, notamment ce plan séquence où la chanteuse livre une performance musicale qui oscille entre l’explosion de bonheur et le mal-être à fleur de peau qui ronge Kotoko. Quelques effets de surimpression réussis pour des séquences plus contemplatives et paisibles, qui viennent aérer un film qui reste très dur à visionner (Tsukamoto n’y va pas de main morte par moments, notamment dans les scènes avec le fils de Kotoko). Par crainte d’une tonalité globale trop éprouvante, Tsukamoto s’autorise d’authentiques saillies humoristiques pour relâcher brièvement la pression, souvent amenées par son alter-ego Tanaka à l’écran. Ces touches humoristiques fonctionnent d’autant mieux qu’elles surviennent toujours quand la tension est palpable : Tanaka qui découvre la scarification de Kotoko et lui vient en aide, c’est un passage vraiment très drôle alors que ce qu’on voit à l’écran ne prête pas à sourire au départ.
Au terme d’un véritable ascenseur émotionnel, Tsukamoto réussit un dénouement réellement chouette au dilemme de la folie galopante de Kotoko, avec une sorte d’apocalypse intérieure bricolée avec trois francs six sous, très onirique, qui vient apaiser le personnage.