LE RUISTRE t.1-2 (Jean-Charles Kraehn)

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Cette fois-ci, c’est la bonne : la dernière livraison en date de la newsletter « spécial confinement » de Glénat donne la parole à Jean-Charles Kraehn.

Comment se passe ton confinement ?
Assez bizarrement en fait ! Avec Patricia, mon épouse et coloriste de toujours, nous sommes coincés dans un gîte de vacances aux Sables d’Olonne. L’affaire est simple comme les aventures du père Ubu. Après avoir voulu emménager aux Sables, nous avons changé d’avis au bout d’un an, pour raisons familiales, et avons décidé de retourner dans le Sud de la France. Mais le confinement est arrivé alors que nos affaires, elles, étaient déjà parties la semaine précédente dans le camion de déménagement. On n’a rien venu venir. C’est ballot, n’est-ce pas ? Car je n’ai même plus mon matériel pour dessiner. Heureusement je travaille en ce moment pour les éditions Glénat, justement sur le scénario d’un grand projet (grosse pagination) qui me prend tout mon temps et toute ma tête. Donc je scénarise sur la table derrière l’escalier de la cuisine, seule perspective visuelle dans mes heures de cogitation intense car de là je ne vois pas la mer. Heureusement je l’ai dans la tête et navigue donc quand même sans masque ni gel… C’est l’avantage. Pour le reste, eh bien ! C’est la sortie quotidienne d’une heure pour s’aérer les neurones.

Quelles idées proposes-tu pour plus de solidarité ?
Pour l’immédiat, difficile d’être original. Entretenir le lien familial et amical (merci internet), faire des courses pour les personnes en danger potentiel qui ne peuvent sortir, et jouer le jeu du confinement pour faire baisser la contamination puisque c’est ce qui a été décidé par nos " dirigeants " pour palier dans l’urgence leur aberrante incurie politique. Incurie qui n’est pas nouvelle, soyons justes !
Des pays ont choisi une autre voie que le confinement total. Celle de laisser passer la maladie en protégeant drastiquement les personnes fragiles, car pour un gros pourcentage de la population ce virus ne présente pas de risques majeurs. On a de nos jours un rapport à la mort qui culpabilise en permanence. Je connais plusieurs cas de personnes touchées qui s’en sont sorties sans dommage. Il faut être prudent bien sûr mais arrêter cette psychose infantilisante. Personnellement, je n’écoute plus les infos qui tournent en rond et dont on se demande si elles ne sont pas volontairement anxiogènes. De toute façon, je crains fort, à moins d’une solution miracle issue d’une tête chercheuse géniale, que la maladie ne fasse son chemin quand on sortira du confinement sans les moyens appropriés. Car il faudra bien en sortir, sous peine que les dégâts sociaux et psychologiques qu’il induit ne soient plus importants par la suite que ceux de la maladie elle-même. Hou là là ! …Désolé, mais mon optimisme naturel est resté à Disneyland.
Ensuite, la vraie solidarité serait d’enfin réagir contre cette course effrénée à la surproduction et à cette mondialisation mercantile, imbéciles pour l’humanité et suicidaires pour la planète. J’entends beaucoup de voix intelligentes et raisonnables le dire. Mais cela ne pourra venir que des citoyens. Le pouvoir non partagé corrompt, et les " élites " dirigeantes actuelles ne feront rien pour lutter contre ceux qui les ont mis en place. Il suffit d’entendre déjà les propos de certains ministres et autres décideurs influents. Alors c’est à nous de consommer plus intelligemment. Arrêter de gaspiller, privilégier les circuits alimentaires courts et réellement écologiques seraient déjà un bon début pour une décroissance raisonnable. Pour ça il faudrait aussi un partage plus équitable des richesses produites. Vaste programme, me diras-tu ?… OUI ! On peut rêver, il le faut ! Sinon les choses reprendront comme avant, en pire car, entretemps les libertés individuelles auront encore régressé, le bourrage de crâne plus intense, et la solidarité se résumera alors à de la charité organisée comme au XIXe siècle… Encore ce bel optimisme, n’est-ce pas ? Sincèrement, l’heure est au pessimisme positif…. Concept nouveau qu’il faut cultiver comme une qualité pour ne pas s’écraser dans le mur vers lequel on fonce tête baissée.

Comment cette situation impacte-t-elle ton travail ? Est-ce que cela te donne des idées nouvelles.
Si ce n’était mon cas personnel un peu particulier, mon travail de création ne souffrirait pas beaucoup de cette situation. Les auteurs, tu le sais, bossent auto-confinés. Je regrette bien sûr de ne plus côtoyer les amis et la famille et de ne plus pratiquer ni vélo ni tennis. Vélo, qui laisse errer mon imagination, ce que j’appelle la création libre. Tennis, pour taper dans la petite balle jaune. Ça défoule et ça vide la tête. Aller dans les librairies aussi me manque. Restau et ciné, bizarrement moins.
En revanche cette situation va impacter toute la chaîne du livre. Résistera-t-elle à cette crise ? Libraires, éditeurs, auteurs. Tout le monde va souffrir et je crains que certains ne disparaissent. À l’image de notre société, il va y avoir du dégât.
Des idées nouvelles ? Peut-être… Pour une BD militante alors, en rapport avec mon propos. Ça serait cohérent. Une façon de contribuer à ce combat vital, mais en faisant rêver les gens. Eh oui ! L’optimiste revient. Après cette épreuve les lecteurs ne voudront sûrement pas de récits plombants. J’ai toujours considéré que la BD populaire, comme le cinéma du même genre, se devait d’être distrayante, ce qu’on peut faire sans raconter de fadaises. Pour les grandes interrogations métaphysiques ou les introspections nombrilo-psychologiques liées à ce confinement forcé, la littérature s’en chargera, surtout la française. Elle a toujours un temps d’avance sur la BD, même celle qui s’efforce de la suivre vainement.
Allez ! Hauts les cœurs !