MANUEL DU HORS-LA-LOI - Daniel Woodrell (Rivages Noir)

J’ai découvert Daniel Woodrell grâce à l’adaptation de son roman Un Hiver de glace chez Rivages/Casterman/Noir par Romain Renard, un très belle BD et une sacrée histoire (Pour en savoir +).

Cette histoire m’a tellement plu que j’ai commandé son recueil de nouvelles Manuel du hors-la-loi, je vous propose celle qui ouvre le recueil, bonne lecture.

[quote]Poche: 224 pages
Editeur : Rivages (11 février 2015)
Collection : Rivages/Noir
Prix : 8 €
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Conversation avec un cadavre

Depuis que Boshell avait enfin tué son voisin, il lui semblait qu’il ne pourrait plus s’arrêter de le tuer. Il le tuait de nouveau dès qu’il se sentait en manque d’affection, qu’il avait du vague à l’âme ou des heures à perdre. La première fois qu’il avait réglé son compte à Jepperson, un étranger aux idées bien arrêtées venu du Minnesota, il l’avait fait dans la plus pure tradition des monts Ozark, d’une balle en plein cœur tirée avec une carabine à écureuils – une méthode classique et efficace. Ce bon vieux Jepperson avait bien eu des spasmes dans les bras et dans les jambes, et sa grande carcasse était partie brusquement en avant, comme s’il voulait prendre son élan, peut-être même fuir, mais il était mort avant d’avoir reposé le pied par terre et s’était effondré contre un piquet de clôture. Boshell chargea la dépouille sur son quad de chasse pour l’emporter dans les bois, où il entassa par-dessus de grosses pierres afin de maintenir la chair à l’abri de la nature – ou du moins, de tout ce qui dans la nature était pourvu de dents ou d’un bec. Pendant près d’une semaine, il s’estima satisfait d’avoir tué son voisin juste une fois, jusqu’à ce dimanche pluvieux où l’antenne tomba en panne, l’empêchant de regarder le match à la télé. Alors il retourna furtivement jusqu’au tas de cailloux, puis dégagea la tête et le torse. Jepperson était passé de vie à trépas en arborant une sorte de rictus moqueur qui retroussait d’un côté ses lèvres épaisses, et, de ses yeux éteints, il semblait toujours le toiser avec un mépris tranquille. C’était cette expression-là, conjuguée à ses sarcasmes fréquents, qui, des mois plus tôt, avait poussé Boshell à mettre sur le pare-chocs de son pick-up un autocollant proclamant : « Je me fous de savoir COMMENT on s’y prend dans le Nord ! » Même mort, Jepperson avait l’air de le narguer. L’humidité avait plaqué ses cheveux en arrière, dégageant son visage verdissant, et sa bouche paraissait remuer sous les gouttes, frémir comme pour laisser échapper une dernière insulte. Boshell chercha un gros bout de bois et l’abattit de toutes ses forces sur le cadavre. Il l’abattit encore et encore, lui assénant suffisamment de coups pour expédier un vivant ad patres, suffisamment aussi pour faire passer la mauvaise humeur engendrée par la pluie et le match manqué, à la suite de quoi il rentra chez lui, auprès de sa femme Evelyn.
« T’étais où ? demanda-t-elle.
— Bah, tu sais bien… J’arrive pas à me dire que j’en ai fini avec ce fumier.
— T’es sorti sous ce déluge ?
— Va falloir que je le déplace. Il commence à sentir mauvais maintenant qu’il fait moins froid. Je pensais l’éloigner du coupe-feu.
— Sa femme a de la visite, aujourd’hui – des types qui ont fourré leur nez un peu partout, regardé à droite et à gauche… » Elle lui montra de l’autre côté du ruisseau l’endroit où une grange en tôle se dressait près d’un enclos réunissant quatre chevaux. Une multitude de pintades s’égaillaient tout autour, piaillant et picorant le sol. Quatre hommes en imperméables et chapeaux avachis observaient les chevaux, accoudés à la clôture, un de leurs pieds bottés appuyé sur la barre inférieure. « Vaut peut-être mieux pas y retourner avant qu’ils soient partis.
— Je vais tâcher d’attendre. »
Deux jours plus tard seulement, Boshell voulut se préparer son café du matin, et, ayant découvert la boîte vide, il sortit tuer son voisin encore une fois, histoire de se réveiller. Les cailloux entassés sur le corps étaient éclaboussés de fientes d’oiseaux, et l’une des mains avait dû se déplacer d’une manière ou d’une autre, car un petit doigt était désormais visible. L’extrémité qui dépassait avait été mordillée, grignotée, déchirée. Boshell enleva les pierres jusqu’à exposer complètement Jepperson sous le ciel d’octobre. Il alla ensuite chercher une hachette dans son pick-up – une vieille hachette au manche fendillé, à la lame cabossée et irrégulière. Revenu près de la dépouille, il lança : « Allez, vas-y, dis-le. Dis-le, te gêne pas ! Pourquoi tu dis rien, hein ? » Sur ce, il lui enfonça la hachette dans le torse, avant de reculer pour admirer la façon dont le manche émergeait bien droit de la blessure, juste sous le nez de Jepperson, dont les yeux lui donnèrent l’impression qu’il trouvait ça plutôt marrant, d’avoir une hachette plantée en pleine poitrine.
« Content que ça te plaise. »
Sans toucher à l’outil, Boshell traîna le cadavre jusqu’à son pick-up, sur lequel il le chargea, avant de le recouvrir d’une bâche pour dissimuler le manche dressé et le reste, même s’il savait que, là où il allait, il ne risquait guère de croiser quelqu’un. Il reprit le volant pour descendre à flanc de coteau en direction de l’ouest, s’engagea dans le lit d’un ruisseau presque à sec, parsemé de quelques flaques peu profondes, puis bifurqua vers le sud. En passant sur des rochers rouge clair, le pick-up peina. Enfin, il monta la côte jusqu’à la vieille bicoque familiale envahie par les ronces et désertée par ses occupants, et se gara dans la pente. L’un des murs, percé d’une fenêtre toute de travers, était encore visible au cœur de la végétation. La famille de Boshell avait vécu sur cette terre jusqu’à ce que le gouvernement la réquisitionne pour le compte des Eaux et Forêts dans les années 1950 ; par la suite, le temps l’avait petit à petit rendue aux arbres, au chiendent et aux opossums. Boshell venait souvent s’asseoir dans le coin pour réfléchir, ruminant sans fin la spoliation dont les siens avaient été victimes, et qu’il ressentait alors pleinement.
Lorsqu’il poussa Jepperson pour le faire tomber du plateau, la hachette se dégagea au moment où le corps heurtait le sol. Après avoir replacé la lame dans la blessure, Boshell la cala d’un bon coup de botte. Elle se libéra cependant encore deux fois pendant qu’il traînait son chargement jusqu’à l’endroit où sa grand-mère cultivait autrefois son potager, où elle faisait pousser le gombo le plus acidulé qu’il ait jamais mangé, et aussi des tomates aux formes étranges mais au goût sucré comme on n’en trouvait plus aujourd’hui. Sur le parcours, Jepperson branlait du chef, la tête légèrement inclinée de côté, comme s’il s’intéressait à l’expédition, notant les détails, gravant les images dans son esprit.
« Tout ça, avant, c’était à nous, expliqua Boshell. C’était à nous jusqu’à ce que des étrangers comme toi et tes potes du Nord débarquent ici, la tête pleine de belles idées et les poches pleines du fric de la banque, et qu’ils décident de nous rendre la vie plus facile. » Il jeta un coup d’œil à Jepperson, à son air suffisant même dans la mort, et se rappela ce qu’avait dit un jour le cadavre de cette drôle de voix à l’accent nasillard : « Si je trouve encore une pintade à moitié bouffée, je descends votre satané clébard. » Et Boshell de répondre : « C’est pas des façons de faire entre voisins, m’sieur. Si notre Bitsy vous dépiaute une pintade ou deux, faut nous le dire. » Alors le défunt, avec ses grands airs de nouveau venu tout imbu de sa jeunesse, de sa corpulence et de ses dollars, avait répliqué : « J’en ai rien à foutre des façons de faire entre voisins avec des ploucs comme vous ! Vous aviez pas encore remarqué ? »
Boshell donna un petit coup de pied à la dépouille, puis, de la pointe de sa botte, lui redressa la tête. Il voulut ensuite s’accroupir, mais, rebuté par l’odeur, il recula d’un pas en disant : « Ces volailles, elles valent pas plus d’un dollar cinquante pièce, voisin – tu penses toujours que ça valait le coup ? »
Le vieux puits d’origine était ceint d’un muret bas. Il s’était asséché des années plus tôt, avant que le grand-père de Boshell soit emporté par la toux, et une grande pierre plate couleur de terre avait été placée sur l’ouverture pour éviter que les gamins en train de jouer, ou les adultes qui vidaient une bouteille de gnôle dans le noir, ne se cassent une jambe ou ne se rompent le cou en tombant dedans. Si le trou lui-même ne faisait que deux mètres cinquante de profondeur, il y avait des éclats de verre mêlés à des fragments de poterie au fond, où l’arrivée d’eau s’était tarie peu à peu lorsque le niveau de la nappe phréatique avait baissé.
« Ta nouvelle maison, voisin. P’têt que je reviendrai de temps en temps, pour causer un peu de cet endroit. De l’histoire de la famille. »
Ce soir-là, Evelyn lui prépara son plat préféré. Elle avait décongelé deux cailles, qu’elle avait découpées puis fait revenir dans la grosse poêle noire, et elle les servit accompagnées de chow-chow et d’une salade de haricots. Boshell but du whiskey, elle s’accorda sa bière quotidienne, et ils regardèrent le journal télévisé sur une chaîne de la côte Est que l’antenne satellite leur permettait de recevoir dans leur salon. Le point sur la circulation routière les fit bien rire, leur arrachant même quelques hochements de tête incrédules, et le bulletin météo les intéressa aussi – surtout l’annonce des températures froides dans le Nord et les images des premiers flocons tourbillonnant entre les gratte-ciel, dans les canyons de grisaille qui ne voyaient jamais le soleil –, sans toutefois leur être d’aucune utilité. Quand leur succéda un reportage sur les chiens errants dans Brooklyn, Boshell voulut éteindre le téléviseur, mais Evelyn braillait déjà à pleins poumons avant qu’il ait pu appuyer sur le bouton.
Elle s’élança dehors et Boshell la suivit. Elle fila comme une flèche devant les tas de bois, le billot, l’épave de la Nova sans roues qui ne serait jamais réparée, et s’affaissa contre un chêne fendu par la foudre. Bitsy avait réussi à se traîner jusque chez eux, et elle s’était écroulée au pied de cet arbre fendu, une balle dans le ventre, vomissant ses tripes, posant sur Ev un regard à la fois égaré et résigné. Il lui avait fallu deux heures pour se vider de son sang et mourir dans un ultime frisson, en laissant échapper un léger soupir. Des mèches gris argent voltigeaient devant le visage d’Evelyn. et ses mains crispées sur sa robe trituraient le tissu. De l’autre côté du ruisseau, devant la grande maison sombre, les chevaux hennissaient dans leur enclos.
« Oh, Ev…, dit Boshell. On t’en trouvera bientôt une autre.
— Y aura jamais d’autre Bitsy. Jamais. »
Plus tard, une fois la lune haut dans le ciel, Boshell se glissa hors du lit conjugal et s’habilla. Il alla chercher une grosse lampe torche puis se rendit dans la remise. Après avoir repoussé les toiles d’araignée dans un coin, il fouilla parmi les outils – houes, râteaux, une faux cassée – jusqu’à mettre la main sur son vieux trident à grenouilles. Il en frappa le sol pour marquer la cadence tandis qu’il prenait la direction du ruisseau asséché, éclaboussant de lumière les rochers, sifflotant comme un gamin.

Traduction : Isabelle Maillet[/quote]