Rhô, vous voyez, même quand j’essaie de dire du mal d’Urban, je tombe à côté. J’avais loupé la sortie de la « Crise finale ». Bon, je retourne basher Panini alors…
Pour le reste —
J’ignorais effectivement la terminologie de fix-up, même si, tel M. Jourdain faisant de la prose sans le savoir, il s’avère après consultation de l’ami Wikipedia que j’ai lu mon petit comptant de classiques du genre, en particulier au rayon SF « historique ». Maintenant, Artie, il n’empêche que je voyais assez bien ce que tu voulais dire à partir de ta première description, et que je continue à ne pas être d’accord.
D’après, donc, ma petite expérience de ces « recueils de nouvelles formant roman » que tu évoques (je pense à des titres comme les Chroniques martiennes, Demain les chiens, Un cantique pour Leibowitz…), la succession des histoires vient dessiner un paysage / une trajectoire chronologique, mais considérées isolément, il n’y a pas ou que très peu de lien entre les textes, ils font partie d’un même ensemble mais ils ne « communiquent » pas entre eux — on pourrait d’ailleurs en retirer un du lot sans que ça gêne la compréhension.
Au contraire Multiversity repose sur un réseau très dense et serré.
Partant de l’idée que « la fiction d’un monde est la réalité d’un autre » — idée chère à Morrison depuis longtemps, mais qui n’est autre que la pierre fondatrice du multivers DC depuis le Flash des deux mondes de Fox et Infantino en 61 —, la structure du récit repose sur l’idée qu’un numéro qu’on lit représente les faits dans un univers particulier tandis qu’il se présente sous la forme d’un comics dans tous les autres univers parallèles. Soit.
(Par exemple le combat auquel participe Nix Uotan dans le premier numéro est vu différemment en fonction des différents mondes / comics : dans l’univers pulp de la Société des Super-Héros, le personnage devient l’idole du temple maudit précolombien de « Niczhuoatan », tandis que dans l’épisode suivant l’affrontement est présenté à la façon d’un event au titre racoleur : Essential Genocide !)
Déjà, à partir de là, la constatation la plus superficielle est que ça nous vaut cette chose sans équivalent à ma connaissance, de voir apparaître dessinés dans les pages l’intégralité des couvertures de la série, et plusieurs pages intérieures, plusieurs mois avant leur publication effective. Rien que ça, ça dénote quand même d’un certain sens de la préparation pour que tout se tienne, et pas vraiment d’une succession un peu flottante. Mais à la rigueur, cet aspect, c’est du gimmick.
Là où ça devient vraiment intéressant, c’est quand on fait gaffe au détail de qui lit quoi, où et quand, quelles informations et quels éléments passent d’un monde à un autre, et que, par ailleurs, voire surtout, on en vient à se poser la question centrale : qu’est-ce que la Gentry ? (« La noblesse », dans la VF. Désolé, j’y arrive pas.)
Et là, s’ouvre alors la voie vers l’enjeu de Multiversity , qui, évidemment non, ne se limite pas à une question de loyer à payer (j’imagine que c’est ce que visait la référence à Joe ?). Même si, gag à part, le récit-cadre a aussi sa place dans l’architecture métaphorique d’ensemble.
Pour le reste, je mets sous balises « spoiler », non seulement parce que ça va être long, mais plus encore parce que je vais devoir divulgâcher sévère, ceux qui ne se sont pas encore confrontés au bestiau sont prévenus. (Autre avertissement : n’ayant pas eu le volume Urban entre les mains, je ferai avec mon Deluxe en V.O. pour les citations.)
I. Loyer à payer, et changement de propriétaires
Or donc, on commence avec Nix Uotan qu’on retrouve où on l’avait laissé à la fin de la Crise Finale, dans son petit appartement de Metropolis, avec une pile de comics en plus, le rubik’s cube de Metron (coucou mon avatar), un singe en peluche (ou pas) dont le nom renvoie à un livre pour enfants devenu à son corps défendant une référence de la contre-culture, un flacon d’anti-dépresseurs… et une propriétaire qui vient réclamer son loyer impayé, sous menace implicite d’expulsion. Ce qui n’est pas plus trivial que le reste.
La Gentry est certes, historiquement, le nom d’une forme de petite noblesse anglaise, ce qui a dû inspirer la traduction française officielle. C’était aussi une façon détournée d’évoquer, côté folklore, le « petit peuple » féérique (coucou les Sidhe de Seven Soldiers…). Mais surtout, de façon beaucoup plus directement parlante pour le lectorat non-britannique, la connotation du terme renvoie aux processus de gentrification (un terme d’ailleurs prononcé tel quel dans le dernier épisode, je me demande du coup ce qu’il en ressort à la traduction). On parle aussi de « boboïsation » ou d’ « embourgeoisement » dans la langue de Molière.
Un phénomène d’ailleurs directement mis en scène dans l’épisode The Just: #earthme où l’on voit que le quartier de « Suicide Slum » à Metropolis est devenu un endroit où la jeunesse super-héroïque dorée se rend pour assister à une expo dans une galerie d’art branchée. On rappellera au passage que Suicide Slum est, à l’origine, une création de Simon et Kirby, directement inspirée du Lower East Side où le second a passé sa jeunesse… un quartier qui a lui-même connu depuis une gentrification massive (et agressive et mouvementée, avec des résistances locales).
Digression dans la digression, c’est d’ailleurs ce qui a conduit Marvel, dans le MCU puis dans les publications papier à partir de « Marvel Now » (tout ça précédant notre Multiversity : coïncidence ?), à faire de Captain America ce fameux « gamin de Brooklyn » — pour conserver au personnage, de façon compréhensible par les lecteurs et spectateurs d’aujourd’hui, sa connotation de héros des classes populaires… alors que son Lower East Side d’origine (selon, là encore, Simon et Kirby), quartier d’ouvriers, d’immigrants et de mafieux, affiche maintenant galeries d’arts, restaurants trendy, et tours d’appartements de super-luxe à plusieurs millions de dollars…
Considéré sous son angle le plus négatif, donc, la gentrification est une « invasion » — par des gens plus riches, plus puissants, socialement « supérieurs » — dont la première conséquence est de pousser hors du quartier les habitants ne pouvant suivre l’augmentation des loyers qui découle du changement de population (ding ! on retrouve notre accroche initiale avec Nix Uotan) ; et la deuxième conséquence, à un peu plus long terme, est généralement un nivellement (« par le haut », certes), une uniformisation, remplaçant l’esprit propre aux différents quartiers, avant leur « embourgeoisement », par un même modèle.
La Gentry à Nix Uotan, à leur première apparition : « We want 2 make yu like us. »
II. Les envahisseurs : Grant Morrison les a vus
D’où viennent-ils, ces envahisseurs ? Là encore la réponse est donnée dès le premier numéro : « These are the Pitiless Ones from behind the invisible rainbow… opposite to everything natural. » Un arc-en-ciel invisible au-delà duquel l’ « ordre naturel » de l’univers connu par le personnage ne s’applique plus ? Hum…
Et que trouve-t-on, au-delà de cet arc-en-ciel marquant la limite de la carte du Multivers ? Eh bien, quand on s’appelle Scott Snyder, on retourne la carte, et on voit qu’au verso c’est noir, et on en déduit que c’est un Dark Multiverse très très méchant peuplé de variantes de Batman sado-maso. Okay. Mais quand on s’appelle Grant Morrison, la réponse est toute autre. Au-delà de l’ultime frontière du mutlivers de fiction DC, il y a… nous. Ceux du monde réel, en trois, ou quatre, dimensions. Regardant ce qui se passe dans ces univers sur page plane. Ou l’écrivant, c’est selon.(Et peut-être, si l’on veut en croire la Révélation Reçue à Katmandou par notre cher Grant, que nous sommes nous-mêmes l’équivalent de personnages de comics pour des êtres supérieurs en cinq dimensions. Allez savoir.)
Au-delà de leur définition en tant qu’archétypes (la femme fatale, la maison hantée…) poussés à des extrêmes démoniaques, un élément qui revient à plusieurs reprises pour présenter la Gentrie est qu’ils n’ont physiquement « ni dimension ni perspective » (« no scale, no perspective »), un élément caractéristique qui peut renvoyer au fameux côté « non euclidien » devenu un cliché de l’imaginaire lovecraftien, mais aussi, dans l’univers de Morrison (et la continuité directe de Final Crisis et plus particulièrement des épisodes « Superman Beyond »), aux différences de perception entre personnages en 2D (les comics) et personnages « en 4D ».
Il enfonce le clou, là encore dès le même premier épisode, en nous présentant un monstre semblable lors de la traversée du bleedspace entre les mondes (représentés comme des cases de BD planes dont l’Ultima Thule s’échappe « en relief »), et il reviendra encore très explicitement sur cette conception dans l’épisode Pax Americana: In Which We Burn, via le personnage de Captain Atom, façon Dr. Manhattan revu et corrigé, feuilletant un comics :
"I’m thinking how our universe appear from a higher dimensional perspective. Flat. […] The story’s linear, but I can flip through the pages in any order, any direction. Forward in time to the conclusion. Back to the opening scene. The characters remain unaware of my scrutiny. But their thoughs are transparent, weightless in little clouds. This is how a 2-Dimensional continuum looks to you."
Et à la case suivante, dessiné les yeux plantés directement dans la direction du lecteur :
« Imagine how your 3-D world appears to me. »
Ajoutons encore une pièce au dossier. Le point d’origine du « comics hanté », l’agent de propagation de l’infection, le cheval de Troie de l’invasion — Ultra Comics ? La Terre 33, présentée comme celle où les super-héros n’existent que sur le papier. Autrement dit, la recréation de l’ancienne Terre Prime, pré-Crisis, celle censée représenter un double direct de notre propre monde…
III. Intentions hostiles vs. note d'intentions
On a donc affaire à la représentation de forces hostiles, dirigées par notre monde sur un multivers de fiction — dont elle se présente explicitement comme « les nouveaux propriétaires » (« Yur new landlords »), en vue de le « gentrifier », de l’envahir et de le corrompre, de l’uniformiser sous un seul étendard, de le réduire à une seule note d’intention. Laquelle ?
"We want yu 2 give up yr dreams. We want yu 2 abandon all hope. We want 2 make yu like us…
Bleak delight have we taken–breaking this arrogant man-god’s strenght. […] We crushed his courage and his heart. His dignity will die his flesh follow. […]
In the end yu will be like us and we will rejioce together in anguish."
Le seul épisode, avant la fin, qui ne se termine pas par une catastrophe / un cliffhanger « sombre », mais au contraire sur une note triomphale et optimiste, est d’ailleurs Thunderbolt Adventures: Captain Marvel and the Day That Never Was!, consacré à l’univers léger, coloré et positif de la famille Marvel / Shazam version Fawcett (en complet décalage avec ce qu’en avait fait Johns entre temps). C’est aussi le seul épisode où aucun personnage ne lit un exemplaire d’Ultra Comics.
Au fait, vous avez noté qu’à sa première apparition en tant que « Superjudge », le costume de Nix a été relooké façon New 52, avec le col montant typique « à la Jim Lee » ?..
Et le moment d’origine marquant le début de l’attaque de la Gentrie, d’après le cours d’histoire de DC présenté juste avant la carte du Multivers dans l’épisode « guidebook » ? Flashpoint.
…
Vous le sentez, là, l’Écossais entouré de la plus grosse pléiade d’artistes réunis sur un même projet par son éditeur depuis longtemps, qui est train de se payer le luxe de chier dans les bottes de Dan DiDio et de son New 52 ?
Plusieurs années avant que Johns n’essaie de tout mettre sur le dos de Watchmen, Morrison est déjà en train de siffler la fin des conneries, et de comparer — dans l’une des publications les plus en vue de DC — l’uniformisation du catalogue sous la seule bannière du grim and gritty, et le sort réservé aux personnages, à une application terrifiante de l’Équation d’Anti-Vie. Une épidémie mémétique, où les comics sont repeints aux sombres couleurs du désespoir sous prétexte de « réalisme », véhiculant alors ces idées aux lecteurs et les contaminant en retour, dans un cercle vicieux et une logique de surinfection .Be careful to what you let inside your head.
Morrison y oppose la richesse de l’univers maison. L’enjeu de la série est là. Ce n’est même pas un concours de qui a la plus grosse imagination : certes Momo introduit ou réintroduit quelques persos de son cru, mais majoritairement Multiversity est un héneaurme et foisonnant bouquet d’hommages et de références à l’histoire longue de l’univers DC, au moins depuis Crisis On Infinite Earths voire au-delà ; un hommage qui, par le biais de l’utilisation des terres parallèles, insiste sur toute la diversité potentielle de l’univers DC, diversité de tons, d’approches, d’ambiances, de philosophies.
Même si, de façon peu surprenante pour du Morrison, la conclusion nous oriente plutôt vers l’espoir du débaroulement d’une équipe de super-héros (elle-même très… « diverse », dans une autre acception du terme, soit dit en passant) qui va nous réenchanter le monde de la Terre-33, dans un final qui à mon avis rappelle surtout celui de Flex Mentallo, plutôt que celui de Joe the Barbarian.
Même si oui — dans une retombée finale de la métaphore au niveau du quotidien —, ils fournissent aussi à Nix de quoi payer son loyer à la propriétaire de son appartement. Il faut bien vivre.
… Voilà, je ne vous cache pas que j’aurais passé quelques heures ce soir à accoucher de cette tentative de synthèse dont j’espère qu’elle pourra servir de « guide des égarés » à quelques lecteurs. Une fois qu’ils se seront confrontés une première fois au moins en direct à ce massif un peu fou-fou, il va sans dire.