[quote=« Jim Lainé »] ça frise l’insupportable.
Jim[/quote]
Deux points de vue très tranchés exprimés, et tout deux légitimes, fondés, voilà qui résume bien la situation. « P’Tit Quinquin », c’est à prendre ou à laisser, on adore ou on déteste, mais il n’y a pas de demi-mesure face à l’incroyable proposition de cinéma (oui, même si on est à la télé) de Bruno Dumont. C’est vrai que le matraquage médiatique a été intense et a failli en ce qui me concerne m’écoeurer à l’avance de la série. Mais parfois, le buzz du moment a des raisons de faire du bruit (rappelons-nous « True Detective », encore plus hype en son temps…).
J’ai beaucoup pensé devant cette série à deux antécédents de prestige, où ce sont aussi des cinéastes qui se livrent à l’exercice télévisuel : il y a « Twin Peaks », évidemment, de David Lynch (même si je trouve que les commentateurs en font trop sur ce parallèle, qui ne rend pas service à Dumont) et surtout « The Kingdom / Riget / L’Hôpital et ses Fantômes » de Lars Von Trier, méconnue mais géniale entreprise télévisuelle mêlant fantastique et humour à froid de la plus incroyable des manières.
Le mélange d’enquête policière et d’humour, ou de fantastique et d’humour, et les nombreuses ruptures de tons qui en découlent, ainsi qu’un puissant questionnement métaphysique sur la nature du Mal : on pourrez ainsi résumer les trois séries, mais on n’aurait pas commencé à épuiser ce qui les distingue et qui relève de la personnalité de leurs maîtres d’œuvre respectifs. Ici, Bruno Dumont, un sacré cas dans le paysage cinématographique français.
Il me semble compliqué de pleinement apprécier « P’Tit Quinquin » si l’on ne connaît pas (ou peu) le cinéma de Dumont. Cinéaste mortellement sérieux (qu’on voyait très mal dans le registre de la comédie, mais il semble y prendre goût car son prochain projet est à nouveau une comédie…), à la supériorité formelle écrasante (personne ne cadre comme lui, et sa conception du montage et notamment des points de raccord est affolante), Dumont appartient à cette caste de cinéastes « ascètes » à la Dreyer, Tarkovski ou Bresson, qui présentent également le point commun (mais ça va peut-être de pair avec l’ascétisme formel) de se pencher sur la question du mysticisme. La longueur des plans, le côté relâché du montage, tout ça était déjà présent dans ses précédents films. Mais ces briques sont réutilisés ici dans un tout autre but, c’est ça qui est passionnant.
Moi je me suis fendu la gueule devant la série, j’ai ri aux éclats au moins une ou deux fois par épisode. C’est peut-être parce que je suis particulièrement sensible à la forme d’humour proposée par Dumont : il conçoit le comique comme l’implosion du sérieux dans une situation qui ne prête pas à rire. En effet, rien de plus drôle qu’un personnage ridicule qui se donne des airs de solennité. Ici le vieux fond anar’ jusqu’au-boutiste de Dumont (qui n’aime ni le pouvoir, ni la religion, ni la police) s’exprime via le dynamitage des représentants de toutes ces institutions.
Attention cependant à éviter un contre-sens : Dumont a été catastrophé (ai-je lu) quand on a fait le parallèle entre son travail et la très cruelle émission « Strip-tease » : rien de plus éloigné pour lui de son travail que cette émission, que j’aime pas des mases perso. La différence, énorme, c’est que les gens que filme Dumont sont des acteurs, amateurs certes, mais des acteurs tout de même. Ils participent de plein droit à l’élaboration de la fiction ; rien à voir, donc.
Thématiquement, la série se rapproche donc d’une version à la fois comique et très dark (la nature « Seven »-esque des crimes) du Club des Cinq d’Enid Blyton (influence indiquée par Dumont lui-même), et se rapproche aussi des grands films sur l’enfance à la « Moonfleet » ou « La Nuit du Chasseur » (l’apprentissage de la cruauté du Monde).
Mais la série réinvente surtout (et Nemo a raison d’insister sur ce point) une forme de burlesque à la fois très primitif et totalement irrésistible, avec ce commandant affublé de tics et semblant ne pas vraiment contrôler son corps agité en permanence de micro-mouvements (l’acteur, jardinier de son état, ne pouvait pas retenir son texte, qui lui était dicté dans une oreillette, d’où ces hésitations et autres bafouillages), son assistant fou du volant (alors que l’acteur n’a pas son permis de conduire, d’où le running-gag des démarrages en trombe), et des tas et des tas d’autres choses, vraiment très très drôles…
Dumont, à l’instar d’autres cinéastes « sérieux » à la Sokourov, est un passionné de peinture et ne lésine pas sur les références picturales du coup : on cite Rubens, Rembrandt et le commandant porte le nom d’un autre peintre flamand fameux (Van Der Weyden), mais le peintre qui est cité le plus directement est probablement Francis Bacon (les carcasses d’abattoir).
Alors certes, formellement c’est tellement étrange qu’on ne sait plus sur quel pied danser : les acteurs regardent parfois la caméra, ne cessent de chercher leurs marques au sol, rient parfois au milieu d’une prise, sont déséquilibrés alors qu’ils doivent garder la pose. Dumont choisit de garder tout, toutes ces maladresses, toutes ces prises a priori foirées. Et cela contribuent à l’ambiance unique d’une série à la fois très drôle et assez dérangeante, aussi, tant Dumont n’hésite pas à regarder bien en face, dans les yeux, le Mal, de son expression la plus extraordinairement diabolique à la plus ordinaire.
La conclusion risque d’en décevoir plus d’un, elle me semble , si j’ai bien tout compris, thématiquement vertigineuse.
Dumont ménage la chèvre et le choux : l’explication est peut-être surnaturelle (c’est le Diable), peut-être réside-t-elle dans la culpabilité d’une mystérieux tueur anonyme dont on ne verra jamais le visage (le motard), ou peut-être est-ce un sordide complot de famille. Le coupable, en fin de compte, quel que soit le visage qu’il emprunte, c’est le Mal lui-même…
Pour moi, la série est à la hauteur de sa réputation, et à y regarder à deux fois, plus forte encore…