RÉÉDITIONS : TPB, recueils et compilations

Tiens, je profite de l’occasion pour ressortir le texte d’une de mes vieilles chroniques, consacrée à Grimwood’s Daughter, de Kevin Nowlan.

Avec ses personnages allongés, presque émaciés, aux lèvres charnues, aux moues boudeuses et aux regards adolescents, Kevin Nowlan a imposé, dans les années 1980, un style étrange, presque dérangeant, bien entendu aux antipodes du modèle super-héroïque. Autant dire que je n’y étais guère sensible quand ses planches furent publiées dans USA Magazine.

En 1992, USA Magazine s’achemine tranquillement vers ses derniers jours. La revue, qui propose un sommaire anthologique de productions américaines, comme le titre l’indique, avait commencé à faire quelques entorses à ses règles en incluant des séries d’autres provenances, parfois de qualité exceptionnelle comme le Torpedo d’Abuli et Bernet. Mais le goût de la rédaction pour les séries en couleurs directes (la Margot de Charyn et Frezzato, par exemple, les trucs d’Eric Puech…) avait conféré une autre tonalité à la revue. Pour ma part, cela correspond à une période de disette, et comme il fallait bien faire des choix, je me contentais bien souvent de feuilleter USA Magazine, parcourant les rubriques de previews afin de me tenir au courant.

Mais en 1992, la revue entame la publication du Sin City de Frank Miller, publié aux États-Unis en feuilleton hebdomadaire dans Dark Horse Presents (ouais, on oublie souvent que la première édition française du polar de Miller s’est faite dans la formule pour laquelle il était composé : en feuilleton dans la presse). La version française, sur papier brillant et en grand format, ne pouvait que m’attirer. Le mag publie alors à l’époque du Simon Bisley, du Joe Kubert, du Judge Dredd, donc l’un dans l’autre, c’est quand même pas mal.

Une série ne m’accroche absolument pas, à l’époque. Elle s’intitule La Belle au bois vivant, titre un peu cavalier quand on connaît le récit en tant que tel, chronique de la fin du temps des Elfes, où les bois, justement, sont peut-être synonyme de mort (« la belle au bois mourant » ?). Mais bon, c’est la tradition française, depuis la Série Noire de Gallimard, de taper à côté de la cible en matière de titres, alors ne nous offusquons pas.

2-GrimwoodPorte

Le récit suit deux cousins elfes, qui se croisent sur le champ de bataille dévasté d’une défaite de leur peuple face aux hommes, dont le triomphe est présenté comme synonyme de terreur. Tirol milite pour un exode, une fuite loin des combats, afin de préserver ce qui reste encore, alors que Lon prône la lutte jusqu’à la mort. Quant à la « fille de Grimwood », c’est une sorcière ayant juré de protéger le bois de Grimwood, réceptacle de la tradition mais également allégorie de la nature violentée par la guerre, qui à son tour se retourne contre ceux qu’elle héberge. L’ensemble est teinté d’une tristesse désabusée où le pacifiste et le va-t-en-guerre sont renvoyés dos à dos, face au néant.

3-GrimwoodBaston

La série, feuilletonnée dans USA Magazine, est écrite par Jan Strnad, auteurs de scénarios de fantastique ou de fantasy que, jusqu’alors, j’avais peu goûté, à part ses quelques prestations avec Gil Kane sur Atom. Les planches sont illustrées par Kevin Nowlan, que je n’avais pas encore appris à apprécier. Autant dire que la lecture des segments m’avait parue pénible, et qu’à l’arrêt du magazine la série ne faisait pas partie de mes regrets. Le genre heroic fantasy ne m’a jamais enflammé, et la double page du troisième épisode, qui me semblait pauvre et raide, n’allait pas faire évoluer mon opinion.

4-GrimwoodGrosPlan

Depuis lors, j’ai appris à aimer Kevin Nowlan. Sans doute en tant qu’encreur. Son travail, écrasant, sur José Luis Garcia-Lopez ou sur Dan Jurgens, deux auteurs dont je connais bien le trait, m’a fait redécouvrir le sien. Sans doute également que ses couvertures, sur Doctor Strange, sur Strange Tales, sur Adventures of Superman, m’a permis d’oublier un peu ma consternation quand j’avais lu ses New Mutants. Que voulez-vous, apprendre, parfois, ça prend du temps.

5-GrimwoodCoverColor

Récemment, ICW a eu la bonne idée, sur l’initiative de Scott Dunbier, de réunir l’ensemble de l’histoire en un seul recueil. La série avait été publiée au milieu des années 1986 en back-up de Dalgoda (chez Fantagraphics), de Jan Strnad et Dennis Fujitake. Série que je n’ai jamais lue, mais dont j’ai entendu beaucoup de bien.

6-GrimwoodPageIntro

Visiblement, Dalgoda n’a pas eu l’heur de séduire les éditeurs français de l’époque, fort sélectifs et sourcilleux (ce qui explique le nombre invraisemblable de trucs intéressants qui n’ont jamais franchi l’océan…). Grimwood’s Daughter, donc, aura attendu le crépuscule d’USA Magazine pour prendre la France d’assaut. Chose étonnante là encore, alors que le magazine servait à la fois de crash test et de prépublication à du matériel exploité par la suite en librairie, La Belle au bois vivant n’aura jamais droit à un tel écrin. Pourtant, le récit totalise quarante-cinq planches. En comptant les pages de titres de chapitre. Étaient-elles disponibles à l’époque ? Si non, l’éditeur (Glénat) aura peut-être jugé que c’était insuffisant pour une compilation ? Le saura-t-on jamais ?

7-GrimwoodBataille

L’autre mystère, c’est la colorisation. Les crédits dans USA Magazine citent le nom d’Isabelle Merlet, coloriste de son état ayant travaillé à la fois pour la France et pour les États-Unis (notamment sur Flash). Ma courte enquête, guère approfondie je le reconnais, ne m’a pas permis de déterminer si les couleurs publiées dans le magazine dataient de l’édition d’origine ou de la version française. Les quelques informations que j’ai rassemblées concernant Dalgoda me laissent entendre que la série a été publiée en couleurs : je ne vois aucune raison pour laquelle la back-up ne l’aurait pas été. De plus, le témoignage de Strnad et Nowlan concernant l’édition d’IDW évoque les couleurs, ce qui m’amène à penser qu’ils parlent de celles de l’édition américaine. Enfin, je vois mal USA Magazine investir dans la colorisation d’une série : pourquoi celle-ci, pourquoi pas les autres, pourquoi « rehausser » un matériel alors qu’ils cherchaient à être fidèles aux sources de base ?

8-GrimwoodCousin

Mais pourquoi causer de la couleur ? Parce que l’édition IDW, justement, propose la série en noir & blanc. Le trait de Nowlan dans sa plus pure expression, en quelque sorte. Premier bonus, les quatre dernières pages n’ont jamais été retrouvées, obligeant l’illustrateur à les redessiner pour la compilation. La différence de style, à vingt-cinq ans d’écart, n’est pas frappante, mais elle est décelable à l’équilibre entre les hachures, désormais moins présentes, et les aplats noirs, plus nombreux. Deuxième bonus, l’album s’accompagne d’une galerie d’illustrations reprenant des storyboards, des crayonnés, des études de logos (Nowlan est également un typographe hors pair : de mémoire, il a dessiné ceux de Love & Rockets des Frères Hernandez et de Hellboy, de qui-vous-savez). Les documents reproduits sont magnifiques. On trouve notamment les crayonnés de certaines des dernières pages refaites, et l’on voit l’influence évidente d’Alex Raymond et d’Al Williamson ressurgir.

Compilation inattendue d’une série passée inaperçue en France (à tort : la mélancolie et le désespoir du récit confèrent à l’ensemble une poésie triste qui mérite le détour), ce Grimwood’s Daughter, en revanche, me semble désormais interdit de traduction chez nous : pas assez de planches, pas assez de couleurs, ça restera, je le crains, un coup de cœur de Dumbier.

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