STAR WARS VII : LE RÉVEIL DE LA FORCE (J.J. Abrams)

Tu donnes toi-même la réponse.
C’est fondateur, ça précède plein de trucs, c’est « séminal » comme on dit.

Je profite de l’occasion pour revenir sur un truc qui me tourne dans la tête depuis longtemps.

Le truc avec les jeunes générations (c’est un truc qui m’agace, mais je te prie de bien vouloir croire que je le dis sans aucune animosité, hein…), c’est que vous avez un mal fou à remettre les choses dans le contexte et à distinguer les œuvres qui ont marqué des tournants. C’est pas entièrement de la faute à votre mode de consommation, à votre décharge l’offre pop culturelle est tellement vaste que vous n’avez pas le temps de vraiment savourer.
A contrario, les vieux schnocks de ma génération mâchaient et remâchaient les choses sur lesquelles ils pouvaient mettre la main (pas d’internet pour télécharger de vieilles BD, pas de réimpressions et de TPB, pas de télé à la demande, pas de bouquet du cable… c’était déjà bien le diable si on accédait à un magnétoscope). Résultat, on voyait / lisait / écoutait peut-être moins de trucs, mais on les voyait / lisait / écoutait plusieurs fois, histoire de replonger dans le truc. Si bien qu’on avait un rapport plus intime parce qu’on se prenait le choc de manière plus violente.
De là, ça change tout.

(Récemment, je m’amusais à faire mon planning cinoche de 2015, genre « mai, Jurassic World, juin, Avengers 2, décembre, Star Wars » Tu vois le truc. C’est rigolo à faire, en soi je m’en fous mais c’est marrant parce que ça démontre bien que l’offre est devenue colossale, compressant en une année une offre qui faisait cinq ou dix ans du temps de mon adolescence. C’est à des trucs comme ça qu’on sent que le rapport au contenu, pour qui a connu les deux périodes, a bien changé.)

En fait, selon moi, le principal danger du trop-plein d’offre, c’est la difficulté à distinguer le bon du moins bon. L’assiette est tout le temps pleine, et donc on mange beaucoup et on a le ventre plein, mais on finit par ne plus distinguer les goûts des choses.
Un peu plus haut, je précisais que j’y vois un problème générationnel mais que je ne dis pas ça méchamment. Je préciserai même que le trop-plein, ça vaut pour tous les âges. La saturation peut conduire soit à l’écœurement (« ouah, tous les films sont nuls, gnagnagna… ») soit à l’aveuglement (« ouah, tous les films sont super, gnagnagna… »).
Là où j’enfourcherai à nouveau mon cheval de vieux con en croisade contre ces idiots de jeunes qui ne connaissent rien à la vie (là, je sens qu’il faudrait que je rajoute un smiley, histoire d’éviter que quelqu’un me prenne trop au sérieux…), c’est que nous, à voir un gros film par semestre en salle (telle année, c’était un Star Wars, telle autre c’était un Indiana Jones…), à voir un ou deux films par semaine à la télé, à lire notre Strange tous les mois et à attendre sans pouvoir consulter Newsarama, hé bien on s’est forgé un goût, une grille de lecture. C’est pas une démarche très intellectuelle, hein, c’est simplement la compréhension de pourquoi, à force de revoir Le Bon, la Brute et le Truand, La Folie des Grandeurs, La Gifle, Le Gendarme de Saint-Tropez tous les ans, on a fini par comprendre pourquoi certains étaient bien et pourquoi d’autres étaient moins bien. Sur l’air du « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », on a commencé à développer un regard critique à force de voir et revoir des choses, ce qui nous a sensibilisé aux dialogues, au montage, au cadrage, au scénario, whatever.
Là où vous êtes dans un tourbillon d’images, nous, on était dans une petite rivière de colline pas vraiment impétueuse. On a eu le temps de regarder le paysage.

Les rediffs, les décalages dans le temps, tout ça, ça nous a permis aussi de remettre des choses dans le contexte. Genre, tu vois Indiana Jones ou ET et un jour tu vois Duel, et on te dit que c’est le même réalisateur mais que Duel c’est son premier film. Et comme tu es sur cette petite rivière pas vraiment tumultueuse, tu as le temps de raccrocher les wagons (et moi, je télescope les métaphores).
C’est pour ça que moi je suis pour les réimpressions dans les BD, je suis pour les rediffs à la télé : ça remet en perspective.

Trois anecdotes, pour trois supports différents :

  • la première vient d’un pote fan de musique (enfin, à l’époque), à qui je dois d’avoir découvert plein de choses au collège et au lycée. Mais un jour, il découvre tardivement Kraftwerk, et il me dit « purée, ils ont tout piqué à Jean-Michel Jarre ». Il a donc fallu que je lui explique que c’était plutôt le contraire. Ce pote a mon âge, donc cet exemple invalide mes ruminations anti-jeunes ! :wink:
  • la deuxième vient d’une nana qui faisait partie de la vaste bande de collègues et de copains avec qui j’étais allé voir le premier Spider-Man de Raimi. En sortant, elle me dit que c’est bien mais que c’est carrément cliché. Ce en quoi je lui explique que le film adapte un personnage créé en 1962 et qui, à l’époque, était original. Pour mieux lui faire comprendre, il a fallu que je lui dise que le Seigneur des Anneaux, si l’on s’arrête à la version en film, c’est vachement cliché (logique : le film est arrivé après plein de déclinaisons et de copies sous influence du roman). Je suis même pas sûr qu’elle ait compris ou admis le truc. Elle, elle doit avoir dix quinze ans de moins que moi.
  • la troisième vient d’une lointaine discussion sur un forum précédent, concernant Paul Gulacy. Un mec découvre Paul Gulacy avec trente ans de retard, et sort « mais il a tout copié sur Jackson Guice ». Ce à quoi il a fallu lui montrer que Guice a tout copié sur Gulacy. Mais une fois que tu es là, il faut que tu expliques que Gulacy a tout pris sur Steranko, qui lui-même a regardé Wally Wood, qui lui-même vient de Will Eisner. Le mec à qui j’expliquais cela avait (a sans doute encore) dans les vingt ans de moins que moi.

Tout ça pour dire quoi ?
Que l’entourage technologique dans lequel on navigue nous offre tout en même temps et au même niveau. Que tu peux regarder sur Youtube un film d’horreur du mois dernier et La Nuit des Morts-Vivants, sans réelle différentiation.
Sans doute que, ouais, au final, tout va trop vite.
Résultat des courses, tu me demandes en quoi L’Empire Contre-attaque est le meilleur de la vieille trilogie. Je ne sais pas du tout comment tu consommes la culture (drôle de phrase) ni même quel est ton bagage et ton parcours (j’essaie donc de ne préjuger de rien), et je trouve d’ailleurs très bien que tu viennes demander et relancer (c’est un truc que je ne vois pas assez souvent, d’ailleurs, la demande d’explication, mais bon, quand j’étais jeune, je croyais tout savoir et ne pas avoir besoin d’explication. Aujourd’hui, comme Gabin, « je sais qu’on n’sait jamais »).
Mais permets-moi aussi d’y voir le signe d’un trop-plein de pop culture, qui « floute » la perception et fournit tout dans un vaste nuage sans profondeur.

Quand j’écris un bouquin, un essai, voire un scénario, et que mes recherches me conduisent à découvrir des films ou des livres, il m’arrive trèèèèèèèès souvent de découvrir un ancêtre à un truc que je croyais original. J’ai pas d’exemple en tête là tout de suite, mais régulièrement, je tombe sur un truc et je me dis « mais bon sans, c’est comme Tartempion, mais dix ans avant ». Donc je sais par expérience que c’est pas toujours facile de remettre dans le contexte, et qu’on voyage tous avec nos références qui nous construisent (genre La guerre des étoiles pour moi et Harry Potter pour toi, si on veut faire caricatural).
Mais j’ai rencontré beaucoup de jeunes, y compris dans des prépas de métiers artistiques, qui voient des films sans les revoir. Qui choisissent d’en voir le plus possible, au lieu de revoir ceux qui leur ont plu, par exemple. Et personnellement, je vois dans cette boulimie, facilitée par l’environnement technologique, un frein au développement de l’œil critique.

(Là encore, ce n’est ni une pique ni un reproche, seulement un sentiment.)

Pour en revenir à L’Empire contre-attaque, c’est un film maîtrisé, qui ménage son suspense de manière remarquable (l’arrivée des Quadripodes est exemplaire, visuellement c’est parfait), qui développe ses personnages de manière sensible, qui parvient à un équilibre formidable entre l’exploitation puissante des prémices épiques que le premier n’a pas eu le temps de pousser à fond et les délires un peu kitsch du troisième. Drôle sans être ridicule, sensible sans être larmoyant, rapide sans être illisible, puissant sans être vulgaire. Avec un bon réalisateur à la barre, ce qui explique cela. Lucas a réalisé quatre des six films. D’un strict point de vue formel, les deux qui restent sont meilleurs.
Après, mon avis personnel sur la qualité du film ? Les dialogues ! En VO comme en VF, d’ailleurs, parce que la trilogie bénéficie de super bons dialogues bien traduits excellemment joués par une floppée de doubleurs de premier ordre (et Carel et Lax, s’ils sont les plus évidents, ne sont pas les derniers). Ce film a des dialogues de haute volée. « Autant embrasser un Wookie ? - Mais je peux arranger ça ! » « Mal fichu ? Moi ? » « Je ne peux rien lui apprendre. Cet enfant n’a aucune patience. » « Voilà pourquoi tu échoues. » « Un vaurien. Il va vous plaire. » « Non, non, non. Plus rapide, plus facile, plus séduisant. » « Fais-le, ou ne le fais pas. Mais il n’y a pas d’essai. » Et des centaines d’autres.
Ce film bénéficie d’un scénario de premier ordre, développe des lignes narratives parallèles (ça aussi, c’était nouveau pour l’époque, ce film l’a imposé), joue à fond la carte de l’exotisme en télescopant les lieux, les intrigues et les enjeux. L’une des choses intéressantes, aussi, c’est que c’est le film de la série où l’on ne traîne pas sur Tatooine : les héros avancent, ils vont ailleurs, ils vivent leur vie, ils progressent. À partir du Retour du Jedi, Tatooine devient un passage obligé. Hélas, serais-je tenté de dire.
Je crois que c’est le meilleur film de la série (pour l’instant) parce que c’est aussi celui qui montre des pistes à suivre. D’une certaine manière, tout le reste de l’univers cinéma s’articule autour de lui, plus qu’autour du premier.

Après, si je voulais t’asticoter (et je ne vais pas m’en priver), je te dirais : « pourquoi c’est le meilleur ? Ça se voit, que c’est le meilleur. » Et je rajouterais : « Ça s’entend, que c’est le meilleur. »
Revoie-le. Réécoute-le. Lance-le dans la version que tu as découverte en premier, et fais autre chose en même temps (genre, la vaisselle). Guide-toi à l’oreille. Et tu verras comme il est bon, ce film. Ils ne sont pas si courants que ça, les films qui peuvent « se voir à l’oreille ».

Jim