C’est marrant, moi, j’ai beaucoup aimé.
Bon, il faut préciser que ce personnage, il existe depuis quelques vingt ou vingt-cinq ans, qu’Arcudi l’a animé souvent dans Dark Horse Presents (je crois que c’est vaguement un spin-off de son feuilleton « Homicide », mais faudrait chercher dans le sommaire de DHP), et que tout l’enjeu du truc, c’est justement que ce type est légèrement difforme (trop grand, trop costaud, trop voûté, avec une mâchoire trop proéminente), mais pas complètement. Donc, en fait, c’est surtout une affaire de représentation de soi, pour tout dire de complexe. C’est un personnage qui cherche à avoir une vie normale, mais qui n’y arrive jamais, parce qu’il ne s’y autorise pas*.
(Il y a un épisode magnifique dans Dark Horse Presents : le personnage trouve un chien errant. Il met des affiches partout dans son quartier, mais personne ne réclame le chien, si bien qu’il commence à s’habituer à ce compagnon à quatre pattes qui, sans le vouloir, est en train de bousculer son train-train et de percer sa carapace. Et puis, bien entendu, à la fin, le propriétaire se manifeste, et le chien est retrouvé. Et le héros est renvoyé à sa solitude, si rassurante mais si pesante.)
Arcudi est un scénariste formidable, complètement mésestimé, sans doute parce qu’il a fait une grande partie de sa carrière chez les indés (donc moins de visibilité) ou en tandem (son partenariat avec Mignola lui offre l’occasion de prestations formidables, mais il est un peu dans l’ombre du boss, quoi…). Je conseille tout simplement aux gens de relire sa prestation sur Gen13, pour voir.
Et c’est un scénariste d’une grande sensibilité, qui utilise avec une belle finesse les silences et les one-liners. D’une certaine manière, pour bien faire comprendre, je le comparerais à Tomasi, avec qui il partage un certain sens de la peinture des sentiments, notamment les plus douloureux.
C’est dans ce sens que, selon moi, The Creep doit être lu. C’est un portrait sensible, en creux, d’un enquêteur entièrement tourné vers les autres, mais en même temps fermé, refermé sur lui-même. Un portrait passionnant.
Moi, j’ai lu la mini-série (en VO, donc je ne permettrais pas de commenter la traduction et la présentation de cette VF, que je n’ai pas vue) parce que je connaissais le travail d’Arcudi sur le personnage depuis des années. Le premier chapitre, par exemple, marque des retrouvailles entre son héros et une femme, et il y une peinture incroyable du regard. On comprend qu’il a changé depuis la dernière fois qu’elle l’a vu, et elle éprouve une sorte de recul au premier regard, un recul bien vite oublié. Et l’on comprend que le regard qui pose problème, c’est aussi (peut-être même surtout) celui du héros sur lui-même.
C’est d’une finesse et d’une élégance bienvenues.
Jim
- Précisons tout de même que le personnage est inspiré de l’acteur Rondo Hatton, souffrant d’acromégalie (vous savez, c’est la maladie d’Elephant Man). Mort à 51 ans en 1946, Hatton était spécialisé dans les rôles de monstres et de brutes. Il inspire également un personnage dans le Rocketeer de Dave Stevens. La maladie a été la cause de complication qui ont écourté sa vie, mais les déformations osseuses qui lui ont donné ce visage si particulier sont aussi la cause de son divorce. D’une certaine manière, The Creep, c’est aussi un peu Arcudi qui rend hommage à l’acteur (qui a joué dans un film intitulé The Creeper, en 1944). Nul doute qu’il se sert de la vie de l’acteur pour nourrir son allégorie sur le mal-être et l’exclusion sociale.