Je m’aperçois que je n’avais pas commenté cette série, que j’ai lue sous la forme d’un TPB.
La lecture d’un seul trait aide sans doute à faciliter l’approche du projet, même si Chaykin, somme toute, parvient à construire des chapitres dont les débuts et les fins sont bien pensés. En cela, je pense qu’une lecture en feuilleton fonctionne quand même.
La série suit les mésaventures d’un agent de la CIA dont la dernière mission a très mal tourné : chargé de suivre, repérer et arrêter des terroristes, il ne peut empêcher la destruction de New York. L’intrigue le verra donc recruter une « task force » composée de repris de justice (ou de justesse…) afin de nettoyer le bazar, alors que lui-même agit en dehors de tout cadre.
La série parle de drones, de société de la surveillance, de paraonïa, de racisme, d’assassinat, de psychose. C’est de la politique-fiction dans ce qu’elle a de plus intéressant, à savoir qu’elle prend les traits actuels de la société et les déforme afin d’imaginer ce qu’elle va devenir demain.
Alors bien entendu, The Divided States of Hysteria est lancé en 2016, mais annoncé en début d’année. Donc on peut difficilement voir dans ce titre la réponse de Chaykin à l’élection de Trump, puisque la mise en chantier est arrivée avant cela. Cependant, la série est la réponse à un « air du temps » à l’époque animé par les primaires républicaines (de février à juin, le post de Jack datant d’avril). L’accroche que Jack reproduit dans sa présentation résume le propos de la série, à savoir que l’Amérique (mais on peut étendre l’analyse à l’ensemble de l’Occident, je crois…) se cherche des ennemis, comme autant de boucs émissaires, au lieu de regarder honnêtement ses propres problèmes. En tout cas, tel est le discours de Chaykin.
Lancée donc en 2016, la série décrit un lendemain. Lue en 2020, elle donne farouchement l’impression que nous y sommes, dans ce lendemain. J’ai lu l’ensemble il y a presque deux ans, et je l’ai reparcouru récemment, et ça donne un peu le frisson. Car sous des dehors de satire politique (il y a quelque chose d’American Flagg! ici, en moins « amusant »…), la série s’avère prophétique.
Après, s’il est facile de voir dans la série une réaction face à Trump, je me permets d’y voir aussi, de la part de l’auteur, une réaction face à Frank Miller, un auteur qu’il a connu pour l’avoir côtoyé dans l’Upstart Studio au début des années 1980, et avec qui il partage un certain nombre d’obsession visuelles ou thématiques. Sauf que les deux auteurs semblent s’être éloignés politiquement au fil des ans (même si, pour un regard français, le positionnement politique d’auteurs américains n’est pas toujours facile à définir). Sur ses couvertures, qu’il veut très graphiques et très symboliques, Chaykin s’amuse à reprendre des images déjà utilisées par Miller, à l’exemple de l’aigle américain, notamment. Ou encore cette couverture du troisième épisode, qui s’appuie sur une composition très millerienne (un dos cambré de femme orné de tatouages comme autant de collisions de symboles, collisions qu’affectionne Miller).
Plus retorse est l’utilisation de certains personnages. Dans la « task force » assemblée en début de récit se trouve un jeune travesti, prostitué, qui sera entre autres l’espion (ou l’espionne) dans les milieux influents. Le jeune androgyne joue de son charme sur le héros et, contre toute attente (car les héros chaykiniens sont souvent d’irréductibles queutards farouchement hétéros… mais pas que…), le héros finit par céder à ces appels. Alors certes, ce n’est pas la première fois que Chaykin joue sur l’ambiguïté sexuelle de certains personnages (c’est même au cœur de Black Kiss, c’est présent aussi dans Power & Glory…), mais cette fois-ci, le héros incarne à la fois le doute sur ses propres convictions et la griserie, un peu inquiète, de découvrir « des territoires inexplorés », comme il est dit dans les dialogues. Ce n’est pas non plus le seul contrepied que l’auteur prend dans son récit, notamment sur les codes de l’aventure virile qui régissent la bande dessinée américaine. Et si, comme je le pense, il utilise une imagerie millerienne, alors en termes de contenus il s’amuse aussi à retourner comme un gant certains clichés de son collègue.
Avec The Divided States of Hysteria, Chaykin dresse le portrait d’une Amérique aussi inquiète qu’inquiétante, mais prouve surtout qu’il n’a rien perdu de son tempérament mordant. Certes, oui, sa narration, articulée autour de cases horizontales elles-mêmes rythmées par des petites vignettes incrustées, n’a rien de neuf, mais l’ensemble est dynamisé par un travail, pour le coup proprement hystérique, au niveau du lettrage, par l’excellent et passionnant Ken Bruzenak, qui restitue un constant bruit de fond (le bruissement sans fin de l’information encombrante) qui, là aussi, retrouve l’inventivité d’American Flagg!
Jim