X-MEN : L'INTÉGRALE 1963-1998

Nous y voilà, donc. Quatrième chapitre et déjà le moment-phare du titre, la saga qui éclipse (presque) toutes les autres, le pinacle de la collaboration entre deux artistes ayant chacun marqué le titre au fer rouge… Entre ici, Jean Grey, au panthéon des personnages de comics mythiques…!!

X-Men : l’intégrale 1980 (Uncanny X-Men 129 à 140 / Uncanny X-Men Annual 4)

*Victorieux du terrible Proteus, les X-Men quittent l’Ecosse et leur désormais ex-équipier Sean Cassidy, le Hurleur, resté sur place aux côtés d’une Moira dévastée, pour retrouver le Prof X à Westchester, leur fief. Xavier est revenu de son séjour spatial auprès de Lilandra, avec la ferme intention de reprendre l’équipe en main. Mais les tensions ne manquent pas d’exploser, avec Logan bien sûr, mais aussi, plus étonnamment, avec Cyclope qui n’approuve pas la vision de Charles Xavier de cette nouvelle équipe de fortes têtes.
Jean Grey découvre avec horreur que les « aberrations temporelles » dont elle est l’objet n’étaient en fait pas liées à Proteus. Elles sont le fait de Jason Wyngarde, qui oeuvre pour le compte d’un mystérieux Club des Damnés, qui analyse les forces et les faiblesses du groupe depuis des mois…

Le Club et les X-Men sont à la recherche de deux mutants, basés respectivement à Chicago et New-York. Les X-Men se séparent en deux groupes : le premier fait à Chicago la rencontre de Kitty Pryde, jeune mutante de treize ans, également courtisée par une certaine Emma Frost qui souhaite l’enrôler dans son établissement. Frost est en fait la Reine Blanche du Club, et capture sans peine les X-Men.
De leurs côtés, Jean, Scott et Diablo découvrent dans une salle de concert le mutant qu’ils étaient venus chercher à New-York : il s’agit d’Alison Blaire, alias Dazzler, chanteuse disco. Mais ils sont également attaqués par les troupes du Club des Damnés auxquelles ils échappent. Avec l’aide de Dazzler et Kitty Pryde, les mutants libèrent leurs co-équipiers et Emma Frost disparaît apparemment lors d’un terrible duel avec Phénix, trop heureuse de donner la mesure de ses talents qui suscitent désormais l’inquiétude de Scott.

Les X-Men décident de passer à l’offensive et d’attaquer le Club dans son fief new-yorkais, avec l’aide de Warren Worthington, alias Angel des premiers X-Men. Mais il s’agit d’un piège tendu par les membres du Cercle Intérieur du Club, pour lequel Wyngarde est en probation. Ce dernier abat sa carte maîtresse en achevant la corruption de Jean Grey, devenue la Reine Noire du Club, qui se retourne contre ses alliés.
Laissé pour mort, Serval réussit pourtant à retourner la situation et permet à ses camarades de s’en tirer. Cyclope, par l’entremise du lien qui l’unit à Jean, permet au péril de sa vie à cette dernière de dissiper l’illusion qui troublait son esprit. Wyngarde est en fait le Cerveau, criminel mutant anciennement affilié à la Confrérie de Magneto. La vengeance de Jean à son encontre est terrible.

Les X-Men sont libres, mais il est déjà trop tard. Consumée par sa soif de puissance, Jean Grey cède à ses pires instincts et devient le Phénix Noir. Surpuissante, elle défait facilement les X-Men mais les épargne, avant de s’envoler pour le cosmos où elle commet l’irréparable. Elle consume en effet l’étoile D’Bari, provoquant 5 milliards de morts, et détruit dans la foulée un vaisseau Shi’ar cherchant à l’intercepter.
De retour sur Terre, chez ses propres parents, elle est à nouveau confrontée aux X-Men assistés par le Fauve et les bat à nouveau. S’apprêtant à les achever, elle est perturbée par l’apparition de son amant Cyclope, et est attaquée dans la foulée par Charles Xavier, qui semble parvenir à « confiner » le Phénix dans l’esprit de Jean, qui redevient elle-même.

Pas le temps de se réjouir car les X-Men, Xavier, le Fauve et Angel sont téléportés au coeur de l’empire Shi’ar. Lilandra, devenue impératrice, assume son rôle de leader en cherchant à éliminer la menace représentée par le Phénix, avec l’approbation des autres empires galactiques, qui craignent pour la sauvegarde de la création elle-même. Mais Xavier défit Lilandra en invoquant l’Arin’nn Haelar, un rituel permettant de résoudre un conflit de cette nature en duel.
Lilandra accepte, et les X-Men doivent alors sauver la vie de Jean Grey en triomphant de la Garde Impériale, en un combat désespéré. Alors que les X-Men s’apprêtent à tomber, Jean redevient le Phénix et préfère, sous les yeux de Scott, mettre un terme à son existence pour que survive l’univers…

Alors qu’aux funérailles de Jean Scott se remémore la carrière des X-Men et leur annonce son retrait de l’équipe, Kitty Pryde débarque à l’école.
A peine arrivée, elle est déjà témoin d’une virée des X-Men aux Enfers : il faudra l’aide du Docteur Strange pour permettre aux mutants d’échapper à Margali Szardos, mère adoptive de Diablo et puissante sorcière. Elle finit par accorder son pardon à Diablo, responsable de la mort du fils aîné de la sorcière gitane.
Serval et Diablo partent ensuite pour le Canada, où ils souhaitent clarifier la situation de Logan, démissionnaire des services secrets. Sur place ils retrouvent Vindicator, Harfang et Shaman de la Division Alpha. Ils sont aux trousses d’un tueur monstrueux, Wendigo, que Logan connaît bien. Wendigo est neutralisé par Shaman mais Vindicator apprend que le gouvernement dissout le Département H et la Division Alpha.
Aux Etats-Unis, Fred Dukes alias le Colosse s’évade de prison afin de rejoindre une nouvelle et mystérieuse Confrérie des Mauvais Mutants…*

Pour commencer, des réponses à quelques questions laissées en plan dans les posts précédents, tout venant à point à qui sait attendre. On sait qui est le Conseil des Elus qui soutenait l’action de l’anti-mutant Stephen Lang, et on sait aussi qui était le commanditaire de l’attaque menée par Warhawk chez les X-Men : dans les deux cas, il s’agissait du Club des Damnés. Ce nouvel adversaire, on le voit, est déjà fermement ancré dans la continuité toute « fraîche » que Claremont bâtit sur le titre…
Autre petite précision liminaire : pour certains lecteurs, la saga du Phénix Noir s’étend de l’épisode 129 au 137 (et englobe donc le premier affrontement des X-Men avec le Club, mais aussi les apparitions de Kitty Pryde et Dazzler). Je me dis pour ma part que les deux sagas (celle du Club des Damnés, du numéro 129 au 134, et celle du Phénix Noir, du 135 au 137, donc) sont suffisamment riches pour être traitées séparément.

Quelle année pour les X-Men ! Qu’on les considère indépendamment ou d’un seul tenant, les épisodes qui nous amènent à l’historique « Uncanny X-Men 137 » constituent indéniablement le sommet de la collaboration entre Chris Claremont et John Byrne, et comme relevé précédemment, ce sont les frictions entre les deux auteurs qui conduisent à ce sommet. Leur partenariat n’y survivra pas, hélas.
Les épisodes 129 et 130 sont historiques (oui, je sais, on va être amené à utiliser fréquemment ce terme dans ce post) : ils voient l’apparition de deux personnages majeurs de la franchise. Dazzler est un personnage issu de cette période où Marvel cherche désespérément à lancer des super-héroïnes (« Spider-Woman », « Miss Marvel » ou « Miss Hulk » sont des tentatives quasi contemporaines), et de fait, Alison Blaire aura droit à son propre titre, qui s’enfoncera dans la médiocrité après des débuts pourtant prometteurs (avec notamment Galactus et le Docteur Fatalis, excusez du peu). Mais Claremont n’oubliera pas Dazzler pour autant et nous aurons l’occasion de revenir sur elle. Dans cette saga, elle a un rôle finalement accessoire (malgré son charisme instantané), et le fait le plus notable la concernant à ce stade est son refus d’intégrer l’équipe. Ce n’est pas un coup d’épée dans l’eau pour autant, l’apparition de Dazzler constituant un exemple frappant de la méthode de Claremont : ce dernier n’a de cesse de vouloir intégrer de nouveaux personnages et d’étendre la galaxie mutante.
Ce qui nous amène au second apport de l’épisode, plus crucial : c’est l’apparition de Kitty Pryde, qui à bien des égards peut être considérée comme l’un des principaux protagonistes de tout le run de Claremont. Nous verrons littéralement grandir Kitty Pryde, et passer de l’enfance à l’âge adulte…
Pour l’instant, Kitty est à la fois craintive (elle est terrifiée par les bouleversements qu’elle traverse) et courageuse (elle se jette dans la mêlée sans hésiter) ; Claremont et Byrne choisissent de lui donner le visage d’une Sigourney Weaver rajeunie, un choix qui prendra une dimension supplémentaire quand Kitty sera opposée l’année suivante à un monstre qui en remontrerait à la fameuse créature du regretté HR Giger qui faisait si peur à Ripley / Sigourney Weaver…
L’introduction de Kitty est aussi l’occasion de revenir sur un aspect possible du potentiel métaphorique des mutants : l’exploration de la puberté, ou des tourments de l’adolescence au sens large. Cet aspect (caractéristique des premiers temps d’un « Spider-Man » exemplairement) était à l’abandon depuis l’époque des premiers X-Men, et encore, à ce stade, cette possibilité est peu explorée. Les deux premières pages qui voient apparaître la jeune mutante sont à ce titre éloquentes.

L’épisode fait également le jour sur la menace du Club des Damnés, qui couve dans l’ombre depuis le tout début de la reprise en main de Claremont. Il est même nommément désigné par Jason Wyngarde aux alentours du numéro 125. L’anecdote est désormais connue mais elle vaut la peine d’être rapportée à nouveau : si c’est John Byrne qui a l’idée d’introduire un vieil ennemi des X-Men dans l’équation en la personne du Cerveau (Mastermind en VO), c’est Claremont qui a l’idée du concept même du Hellfire Club / Club des Damnés, sous une double influence. Il y a réellement eu des « Hellfire Clubs » en Angleterre, initialement sous le patronage d’un certain Lord Dashwood. Dans une joyeuse ambiance décadente de détournements des codes de la chevalerie révolue, le Club milite en sous-main pour le maintien des valeurs conservatrices de la vieille aristocratie européenne. Un autre Hellfire Club, fictionnel celui-là, inspire Claremont : c’est celui qui apparaît dans un épisode de « Chapeau Melon et Bottes de Cuir » (« The Avengers » en VO), dont le scénariste est friand. Dans cette épisode, « A Touch of Brimstone », il est question d’infiltration au coeur du club et de contrôle mental, tiens, tiens. Le tout sous des atours très sexy, jugez vous-mêmes :

Le parallèle n’aura échappé à personne.
A ce compte-là, John Byrne se dit que le jeu référentiel pourrait être poussé plus loin. Il donne au Cerveau version « beau gosse » les traits et le patronyme de Peter Wyngarde, l’acteur qui incarne le méchant dans « A Touch of Brimstone ». Wyngarde joue aussi le personnage de Jason King dans la série « Département S », autre série britannique de la grande époque (dont Morrison se souviendra aussi pour ses « Invisibles »), Byrne en récupère le prénom pour son Cerveau new look.
Tant qu’on y est, Claremont et Byrne se disent que pour les autres membres du Club des Damnés, ils pourraient tout aussi bien s’inspirer de figures télévisuelles et / ou cinématographiques. Pour Emma Frost, pas besoin d’aller chercher l’origine de son prénom très loin (encore « Chapeau Melon… », et son Emma Peel). Sebastian Shaw a quant à lui hérité du physique de l’acteur britannique Robert Shaw, principalement connu du public pour le rôle de Quint dans « Les Dents de la Mer » de Steven Spielberg. Harry Leland a la corpulence et les traits d’un Orson Welles vieillissant, celui des années 70 : son prénom est celui d’Harry Lime, le personnage mythique incarné par Welles dans « Le Troisième Homme » de Carol Reed, et son nom de famille est celui de Jed Leland, le reporter de « Citizen Kane ». Quant à Donald Pierce, il a le visage (approximatif) et le prénom de Donald Sutherland, et le nom de famille d’Hawkeye Pierce, son personnage dans le « M.A.S.H. » de Robert Altman.

Au-delà des qualités de la saga du Club des Damnés en termes de dynamisme et d’idées fraîches (de nouveaux personnages en pagaille, par exemple), au-delà même du jeu sur les références, ces épisodes 129 à 134 sont d’une richesse thématique inouïe. Claremont s’ouvre ici un nombre incalculable de pistes pour l’avenir…
A ce stade, il est frappant de constater que si « Uncanny X-Men » est une série de super-héros qui soigne la caractérisation des personnages et qui possède déjà une identité forte (sans compter la précédente série), Claremont n’a pour l’instant quasiment rien fait de la portée allégorique du concept même de « mutants ». Concept protéiforme qui a pu revêtir dans les années 60 les atours d’une parabole sur la lutte pour les droits civiques, la mutanité n’est pour l’instant qu’un véhicule pour de formidables histoires de super-héros. Pas de métaphore évidente là-derrière. Certes, l’intolérance fut représentée par le fanatique Stephen Lang, mais c’est encore marqué par le traitement de ces thèmes par la série précédente. Même Magneto, pourtant revenu, n’a pas eu encore l’occasion de débattre de fins et de moyens avec ses adversaires, et n’a mijoté qu’une vengeance de vilain finalement très « old school » dans l’esprit.
C’est à partir de la saga du Club des Damnés que la portée « politique » du titre est de retour, en force : capable de représenter avec beaucoup de malléabilité différentes minorités ou communautés, les X-Men acquièrent une dimension « lutte des classes » assez évidente, abordée par les auteurs très frontalement à travers l’aspect « aristo » des membres du Club, et aussi à travers les hallucinations de Jean Grey (les X-Men y sont des prolos du XVIIIème siècle). N’oublions pas que Claremont résume souvent son parcours à la faculté à deux centres d’intérêt principaux : le théâtre, et la théorie politique. S’il chaussera parfois de gros sabots pour affûter ses métaphores et ses images, on ne pourra pas reprocher à Claremont de ne pas avoir injecté de propos politique au titre…à compter de cette période, en tout cas.

Autre sous-texte claremontien majeur qui prendra une importance croissante au fil du temps : la tension sexuelle. Si elle n’est pas absente des épisodes antérieurs, loin de là, cette tension s’expose ici comme jamais au grand jour à travers les tenues olé-olé des Reines du Club, Claremont n’hésitant pas d’ailleurs à aller assez loin dans le type d’univers fantasmatique représenté ici, clairement BDSM dans son imagerie. Le trouble instillé par le titre sur ce plan est pour beaucoup dans la fascination que ce titre exerça sur le pré-adolescent qui est devenu l’auteur de ces lignes…

Sur le plan narratif, cet arc est resté célèbre pour avoir achevé de populariser le personnage de Serval, désormais un « fan-favorite », à tel point qu’il est parfois nommé « Wolverine vs Hellfire Club » (alors qu’il s’agit surtout d’une histoire sur Scott et Jean). Logan, dans une case désormais anthologique, y accède définitivement au statut de héros « bad-ass » qui lui collera à la peau. Il y aura d’ailleurs une certaine confusion autour des conséquences de ses actes ici : a-t-il ou non éliminé les gardes du Club ? Est-il ou non un tueur sans pitié ? Les auteurs et même le staff éditorial ne partagent pas les mêmes positions sur le sujet, nous aurons l’opportunité d’y revenir.
Sebastian Shaw et Emma Frost se révèleront des concepts porteurs sur la durée pour la franchise, dans des rôles parfois ambigus, jusqu’à la consécration de Frost sous la plume Grant Morrison. Même Donald Pierce détiendra à un moment le titre de nemesis des X-Men, durant la fameuse période australienne. Harry Leland par contre, malgré son prestigieux modèle, passera vite à la trappe…

Cet arc est également celui où Claremont conclut en quelque sorte le parcours du Phénix, entamé au numéro 100 (la couverture du numéro 134 est d’ailleurs un « swipe » de celle du 100), et qui s’achève au cours de la « Dark Phoenix Saga ». La patience de Claremont et sa science du sub-plot savamment distillé auront payé, la déchéance de Jean Grey se révèle parfaitement crédible dans le contexte du titre, sans compter qu’elle rentre en résonance parfaite avec ce qui apparaît comme la préoccupation majeure de Claremont, le pouvoir corrupteur et son véhicule, la possession. Après avoir joué avec Mesmero et Sauron, Byrne et Claremont mettent la main sur un personnage parfait pour induire les scènes cauchemardesques caractéristiques des intrigues de Claremont : excellent idée que d’avoir recyclé de cette manière le Cerveau, un adversaire qui sera à l’avenir encore au centre d’une poignée d’épisodes mémorables.

Et pourtant, si le parcours du Phénix peut donner l’impression d’une histoire mûrement réfléchie et planifiée à l’avance, il s’avère que sa genèse a en fait été bien plus heurtée qu’il n’y paraît.

Si, comme pour beaucoup de fans finalement, la saga du Phénix Noir ne m’apparait pas comme le sommet absolu de l’ère Byrne (ma préférence va à « Days of Future Past », évidemment), il faut bien reconnaître qu’à la relecture, ces épisodes conservent une puissance étonnante. Plus que l’imparfait (car bricolé) épisode 137, d’ailleurs, ce sont surtout les épisodes 135 et 136 qui sont les gros morceaux de la saga à mon sens.
La couverture de l’épisode 135 est encore (pour le deuxième mois consécutif) un « swipe » d’une couverture de la première série signée Neal Adams, celle du numéro 56. Les X-Men y combattaient le colossal Monolithe Vivant, et se posaient la question suivante : « what is…power ? ». Ils vont l’apprendre à leurs dépens dans cet épisode.
Le souffle épique de cet épisode est phénoménal : s’ouvrant sur un bref mais intense affrontement entre le Phénix et les X-Men, l’épisode déroule une série de morceaux de bravoure inédits à l’époque, comme la destruction d’une étoile et l’éradication d’une planète entière. Un must qui fait largement la nique à des productions récentes à la « Infinity », dans le même genre. Après Thanos et Galactus, Marvel se dote d’un vilain cosmique de premier ordre. Un poil trop encombrant, même.

L’épisode suivant n’est pas moins brillant. Il contient même une scène sidérante, du pur Claremont au sommet de son art : celle où le Phénix noir se retrouve face-à-face avec ses parents. Une scène merveilleusement écrite, qui se conclut par un nouvel affrontement avec les X-Men, plus ample que le premier. Logan y gagne ses derniers galons de « machine à tuer qui n’a pas peur de se salir les mains », et échoue de peu à tuer le Phénix à un moment. C’est pourtant lui qui est le plus convaincu que Jean et Phénix sont deux entités séparées, une idée pas vraiment tranchée au sein même de l’équipe créative. L’épisode s’achève sur un duel psi au sommet entre le Phénix et le Prof X, qui gagne ici de nouveaux galons, après son mémorable duel avec Amahl Farouk.
Un John Byrne au sommet de son art privilégie les ambiances nocturnes et spatiales pour l’ensemble de ces épisodes, toute la saga se drapant dans un linceul de noirceur à la résonance thématique optimale. La mort est au bout du chemin.

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Et ce fameux épisode 137, alors ? Moins abouti que les deux qui précèdent, à mon sens, il a le mérite de permettre en toute cohérence à Claremont d’utiliser le décorum de l’empire Shi’ar, et notamment la Garde Impériale, ici un peu malmenée par Byrne (qui reprend quelques concepts de Cockrum mais préfère en introduire de nouveaux, moins marquants). L’épisode est probablement trop long pour son propre bien : une page de ruminations pour chaque X-Men, c’est un peu trop mécanique pour que leurs états d’âme n’apparaissent pas comme redondants.
L’épisode est cependant doté dans sa deuxième moitié d’un souffle à la hauteur du reste de la saga, et s’achève sur le plus déchirant des dénouements, à la puissance intacte malgré les développements scénaristiques ultérieurs : le sacrifice de Jean Grey. Tout cela est beau, fort, émouvant et semble couler de source.
Pourtant quelle galère pour en arriver là…!

Nous l’avons dit, l’idée initiale de Claremont et de Cockrum est de faire de Jean Grey l’équivalent de Thor pour les X-Men. Cockrum n’aimant ni le nom Marvel Girl, ni le costume de celle-ci, autant tout changer. Mais bien vite, les auteurs sont coincés : pas de Thor ou de Surfer à se mettre sous la dent pour Phénix, l’éditorial refuse, on se contente donc de Firelord. Mais l’épisode 108 présente une Phénix quasi divine, on ne sait plus trop quoi en faire (et on l’écarte de la série en diminuant ses pouvoirs au passage).
John Byrne, lui, n’aime pas Phénix. Il aime Jean Grey, comme il aime tous les anciens X-Men (et il ramène en conséquence Angel à la fin de son run), mais pas cette nouvelle incarnation. Jim Shooter, l’éditeur, propose alors de la faire tourner mal de façon permanente, d’en faire le « Docteur Fatalis » des X-Men, constatant que ce type de retournement est quasi inédit (Hal Jordan n’est pas encore devenu Parallax) alors que l’inverse est courant chez Marvel. Byrne et Claremont sont intéressés par l’idée, et entament le crescendo scénaristique que l’on sait. Mais ils changent d’avis en cours de route ; ils ne veulent pas faire de Jean une criminelle de façon permanente, et imaginent un happy end en demi-teintes pour la saga : Jean Grey, « lobotomisée », est purgée du Phénix (Byrne propose qu’elle régresse à l’âge mental d’une enfant mais Claremont refuse). L’épisode est dessiné, et le suivant, même, bien entamé.
Mais Shooter découvre la fin de la saga, avec beaucoup de retard. S’il est soufflé par les planches de Byrne, il n’aime pas la fin de l’histoire, qu’il juge inacceptable « moralement ». Jean Grey ne peut s’en tirer à si bon compte. Peut-être vexé que son idée n’ait pas été retenue, il demande à Byrne et Claremont de revoir leur copie. Les auteurs, surtout Claremont, sont furieux. Ils tombent d’accord avec Shooter pour ne refaire que les 6 dernières pages, mais ils ne veulent pas de sa fin, où Jean se retrouve enfermée. Ils proposent donc de tuer Jean Grey, ce que Shooter, à leur grand étonnement, accepte. Ils conviendront plus tard tous les deux que la solution finalement retenue par Shooter était de loin la meilleure et la plus « impactante », ce que la postérité (et la lecture de « Phoenix : The Untold Story », poussive) se chargera de confirmer.
Même d’accord sur le final, le calvaire n’est pas fini pour Claremont. Il rédige un script impliquant le Gardien, mais Byrne n’en veut pas et le rejette sans en référer à Claremont. Il s’entend avec Shooter sur un épilogue de son cru, plus simple (le Gardien a un rôle très différent), que Claremont fou de colère doit surdialoguer, car il l’estime, peut-être à juste titre, confus et faible (un simple canon kree traînant par là anéantit le Phénix ? Pas cohérent pour Claremont…).

On le voit, cette saga mythique a fait les frais d’un certain bricolage scénaristique qui rend sa genèse passionnante. Ce qui n’enlève rien à son impact : moins dramatique en un sens que la mort ambigüe de Gwen Stacy (c’est malgré tout une sorte de happy-end, comme le suggère d’ailleurs Claremont via le Gardien), la mort de Jean Grey aura un impact considérable sur le lectorat, Byrne et Claremont confessant même avoir reçu trois ou quatre menaces de mort pas vraiment prises au sérieux. Cette saga marque en quelque sorte la fin de l’acte I du run de Claremont, « Days of Future Past » pouvant être pris pour le début de l’acte II ; la Dark Phoenix Saga ouvre également au scénariste un nombre presque infini de pistes narratives, chaque X-Man ayant été traumatisé à sa façon par cet épisode fondateur, qui conditionne à bien des égards la suite des évènements. Claremont rejouera même cette saga avec Madelyn Pryor, « pour de faux » avec le Cerveau (et Paul Smith) et « pour de vrai » avec « Inferno », qui est une relecture de la chute du Phénix.

Byrne, lui, a déjà presque la tête ailleurs ; il a négocié en coulisses son transfert vers « Fantastic Four », où il est aussi scénariste, et seul maître à bord. Il est même possible que le refus par Byrne de trop mettre en avant le Gardien lors de l’épisode 137 soit motivé par cette perspective : Byrne a horreur de la propension de Claremont à s’accaparer les personnages issus d’autres titres (le scénariste se fait même taper sur les doigts par Jo Duffy qui lui reprend Colleen Wing et Misty Knight, et par Roger Stern qui lui refuse Cauchemar en guise de père pour Diablo…), il appréhende peut-être de le voir s’approcher du personnage (lié aux FF initialement) de trop près.
On ne pourra pourtant pas dire que Claremont n’a pas fait une large place aux apports de Byrne, mais c’est peine perdue, Byrne ne se sent plus du tout sur la même longueur d’ondes que lui, il est sur le départ. Il lui reste quand même à accoucher de deux ou trois perles supplémentaires.

« Uncanny X-Men 138 » est un épisode très particulier. Pour votre serviteur, c’est le premier épisode des X-Men jamais lu. Pour l’ensemble des lecteurs, c’est un récapitulatif incroyablement complet de la carrière des X-Men, ancienne et nouvelle équipes confondues. L’existence même de cet épisode, point d’entrée idéal pour les nouveaux lecteurs, semble indiquer qu’il y a bien une volonté chez Claremont de tourner une page du titre et en entamer un nouveau chapitre, durant lequel Cyclope endeuillé est momentanément mis sur la touche. Il ne s’éloignera jamais vraiment.
La page d’ouverture, magnifique, est une contre-plongée sur l’ensemble des personnages, assez proche de la « vue du mort » dans le film « Vampyr » de Carl Theodor Dreyer. Le fantôme de Jean Grey n’a pas fini de planer, sans compter que c’est la première fois que l’on voit le Crystal holempathique de Lilandra, qui aura une importance cruciale dans des intrigues ultérieures.

Le troisième « annual » est un peu plus consistant que le précédent. Claremont profite de l’occasion pour jouer un peu avec le Docteur Strange, qu’il a écrit : c’est sûrement à l’occasion de cet annual que Stern refuse à Claremont l’emploi de Cauchemar (le scénariste y fait une discrète allusion au détour d’un dialogue : « j’aurais misé sur un hybride mi-homme mi-démon »). Il est heureux que Claremont, même à son corps défendant, ait opté pour une nature humaine du personnage du Kurt Wagner, car à le définir comme un authentique démon, on en viendrait presque à comprendre les villageois qui voulaient le lyncher au début de la saga des nouveaux X-Men. Son passé est néanmoins creusé, et Cauchemar supplanté par la sorcière Margali. Tout ça part un peu dans tous les sens, mais se révèle éminemment claremontien, avec ces citations de la « Divine Comédie » de Dante (comme plus tard dans « Inferno »), et ce petit twist improbable concernant le personnage d’Amanda Sefton.

Le diptyque au Canada constitué par les épisodes 139 et 140 clôt intelligemment la rivalité avec la Division Alpha (de nouvelles tentatives de récupération de Serval auraient été redondantes), et permet aux auteurs de creuser un peu les personnages : Shaman y apparaît plus conforme à ses prérogatives, Harfang se révèle inhumaine (un sillon que Byrne et ses successeurs creuseront dans « Alpha Flight ») et on étoffe aussi le personnage de Vindicator. C’est le principal apport de cette paire d’épisodes, car Logan y gagne au passage un background plus étoffé. C’est dans ces épisodes (où apparaît aussi Heather, dont Logan fut amoureux) que l’on apprend qu’il a été recueilli, errant, par James McDonald Hudson.
Tant qu’à revisiter les « origines » de Logan, on ramène aussi un vieil adversaire, le monstre Wendigo, apparu dans « Incredible Hulk 162 » sous la plume de Steve Englehart et le crayon d’Herb Trimpe (dessinateur historique du géant de jade), et ramené par Len Wein dans l’épisode de Hulk qui verra l’apparition de Serval.
S’orientant parfois franchement vers l’horreur (Wendigo est une sorte de Bigfoot, ou de « Predator » des Rocheuses canadiennes avant l’heure), l’arc met aussi en scène le nouveau costume de Serval, aux couleurs moins criardes. Ce changement de tonalité, plus mesurée, est un indice de l’orientation que Claremont souhaite donner au personnage : oui Logan est une machine à tuer comme Byrne l’a établi, mais il va entamer une réflexion sur son statut, et le faire évoluer, sous l’impulsion de ses coéquipiers.
Les deux épisodes sont aussi caractéristiques de la forme type des épisodes des X-Men à cette période, où différents fils narratifs sont manipulés en même temps. Certains se perdront d’ailleurs en cours de route. La simple crise de jalousie d’Ororo à l’encontre de Stevie Hunter, prof de danse de Kitty, n’annonçait-elle pas quelque chose de plus sinistre ? Il n’en adviendra rien cependant.

Prochain épisode : Une dernière petite saga historique pour la route et Byrne lève définitivement le camp ; Claremont est aux manettes…

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