Cela doit faire un peu plus de dix ans que Panini a lancé la réédition du run historique de Chris Claremont sur « Uncanny X-Men » dans sa collection « X-Men : l’intégrale », et autant d’années que je prends et mets de côté chacun des précieux volumes dans l’attente d’une relecture globale du cycle dans son intégralité. A l’approche de la fin de la publication de ce run, le moment est venu : je m’apprête donc à relire ces épisodes, pas relus depuis le début des années 90 (de peur de les galvauder), qui m’ont secoué, ému, stimulé, comme aucun autre.
Je retrace donc volume par volume la grande épopée de Claremont qui changera le visage des comics pour le meilleur et pour le pire, et qui pourrait bien prétendre à l’instar des « Fantastic Four » au titre de véritable « great american novel » malgré ses défauts : vous êtes cordialement invités, bien sûr, à réagir et à rectifier mes erreurs…
X-Men : L’intégrale 1975-1976 (Giant-Size X-Men 1 / Uncanny X-Men 94 à 102)
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*Le Professeur Charles Xavier recrute une nouvelle équipe de X-Men pour secourir la précédente, portée disparue sur l’île Krakoa à la recherche d’un mutant surpuissant. Epervier, Feu-du-Soleil, le Hurleur, Diablo, Colossus, Tornade et Serval exécutent leur baptême du feu menés par Cyclope, seul rescapé, et sauvent leurs aînés des griffes de Krakoa, en fait une île vivante. Mais à peine rentrés, les premiers X-Men annoncent au Professeur qu’ils le quittent (à l’exception de Cyclope), suivi par l’atrabilaire Feu-du-Soleil. Cyclope entraîne la nouvelle équipe à la dure et constate qu’ils ne seront pas aussi dociles que leurs prédecesseurs.
Lors de leur première mission au mont Valhalla où ils doivent contrer le Comte Nefaria et ses Ani-Men, Epervier trouve la mort. Les X-Men, en particulier Charles Xavier et Cyclope, sont secoués par cette première tragédie. Alors qu’ils font face au démon Kierrok de la race des N’Garai, l’intendante Moira MacTaggert, apparemment une vieille connaissance de Xavier, fait son apparition.
Alors que les X-Men sont en ville pour Noël et que Cyclope en profite pour retrouver sa dulcinée Jean Grey, une partie de l’équipe est enlevée dans une station orbitale par les terribles Sentinelles, de retour, et au service du fanatique anti-mutant Stephen Lang. Après une terrible bataille où les X-Men pensent affronter leurs prédecesseurs (en fait des X-Sentinelles de Lang) et où Lang finit par trouver la mort en affrontant Cyclope, l’équipe opère un retour catastrophique sur Terre en navette, et ne doit la vie qu’au sacrifice de Jean Grey. Elle émerge cependant des eaux sous la forme d’une entité cosmique surpuissante, le Phénix.
Après ce traumatisme, il est déjà temps pour les X-Men de prendre des vacances, en Irlande, patrie du Hurleur, où ils tombent malheureusement entre les griffes de deux vieilles connaissances, Black Tom Cassidy et le surpuissant Fléau…*
Cela paraît inconcevable après des décennies de succès sans précédent, mais à l’origine, les X-Men lancés par Lee et Kirby en 1963 sont loin d’être un hit. Le titre ne publiera plus que des rééditions à compter du numéro 67 au début des années 70.
Néanmoins, et alors que le marché montre des signes d’essoufflement et de tassement des ventes, Len Wein cherche à relancer la franchise, sur de nouvelles bases. Si l’idée peut paraître loufoque avec le recul, il se dit qu’en constituant une équipe internationale, il se créé autant de chances de percer sur les marchés nationaux des personnages impliqués : si c’était aussi simple… Néanmoins, ce multi-culturalisme, s’il n’a peut-être pas du tout impacté les ventes, sera une composante essentielle de ce qui fera du titre un succès, sa modernité.
Allié au dessinateur Dave Cockrum (transfuge de DC et de sa « Legion of Super-Heroes »), Wein récupère quelques concepts déjà existants dans la galaxie mutante et qui collent bien à son projet, comme le japonais Feu-du Soleil ou l’irlandais Hurleur, et surtout le canadien Serval / Wolverine, vu dans les pages de « Incredible Hulk ».
Charge à Cockrum de faire des propositions pour les personnages restant à créer : ça tombe bien, des nouveaux concepts, Cockrum en a plein ses carnets, puisqu’il cherchait à caser ceux-ci chez DC pour un nouveau titre lié à la Legion (une première mouture des Outsiders). Diablo / Nightcrawler, personnage fétiche de Cockrum, en est directement importé. Epervier, personnage conçu pour mourir d’emblée, subit un remaniement conséquent. Quant à Tornade, elle est issue de la fusion de deux personnages, Black Cat pour le physique et le costume, et Tempest pour les pouvoirs. Cockrum demande simplement à Wein s’il peut changer sa chevelure, et opte pour le blanc ; Wein aurait répondu : « tant que ça lui donne pas l’air d’une mémé… ».
La première apparition de cette deuxième équipe de mutants a lieu dans le « Giant-Size X-Men 1 » ; dans l’ombre de Wein (c’est-à-dire non crédité) un jeune auteur de 25 ans relativement inexpérimenté, Chris Claremont, observe et prend part au processus créatif : c’est lui qui fournira la conclusion de l’épisode, comme il l’avait fait des années auparavant pour un épisode de Roy Thomas et Neal Adams où les premiers X-Men affrontaient les Sentinelles (déjà). Cet épisode est devenu un classique, encore récemment salué par Jonathan Hickman au moment de sa relance des « Avengers » (le premier arc en reprend la structure). Charles Xavier y recrute un par un ses nouveaux élèves, et le résultat peut prêter à sourire avec le recul : si on comprend que Diablo (qui ouvre sans surprise, en bon chouchou du dessinateur, l’épisode) et même Wolverine accepte de suivre sans rechigner le Professeur, les recrutements de Tornade et Colossus paraissent un peu moins crédibles. Dans le contexte de la production de l’époque, la création de Wein et Cockrum apparaît pour autant fraîche, avec ses membres caractériels voire antipathiques, et son fonctionnement pas vraiment rôdé. On est bien chez Marvel.
Appelé vers d’autres obligations, Wein n’aura le temps que de co-signer les deux premiers épisodes de la nouvelle série (qui reprend la numérotation de l’ancienne, rééditions incluses) dont il signe les « plots ». Le script et les dialogues sont assurés par Chris Claremont.
Cette première saga voit la mort programmée de John Proudstar / Epervier. Les auteurs cherchaient par là à donner le ton de cette nouvelle mouture : TOUT peut arriver dans ce titre, comme Peter Milligan saura s’en rappeler en tuant la quasi totalité de sa nouvelle équipe dans « X-Force 116 ». La série est d’emblée frappée du sceau de la tragédie, cette ambiance funèbre ne la quittant vraiment jamais. D’autre part, la mort en elle-même d’Epervier est troublante : elle paraît finalement stupide et inutile, Epervier cherchant simplement, peu sûr de lui, à prouver sa valeur à ses équipiers. On n’est pas loin du trouble suscité par la mort de Gwen Stacy, où la responsabilité du Tisseur était engagée…
Le numéro 96 est le premier scénarisé par le seul Chris Claremont. Episode tout à fait mineur dans la saga des X-Men, il y a quand même deux ou trois faits notables à relever à son sujet : c’est déjà un écho évident à un film d’horreur britannique signé Jacques Tourneur, « Rendez-Vous avec la peur », auquel Claremont emprunte le look du démon pour sa création Kierrok et carrément son titre original, « Night of The Demon ». D’autre part, cet épisode assez violent selon les standards de l’époque ne sera pas traduit par Lug dans Spécial Strange, ce qui aura une conséquence fâcheuse, la non publication ultérieure d’un fameux épisode signé Byrne où un N’Garai réapparaît et affronte Kitty Pryde.
Enfin, c’est le premier épisode où apparaissent les fameux sub-plots caractéristiques de l’écriture de Claremont, qui planifie ses arcs narratifs très en amont. Ici, ce n’est que la saga suivante qui est annoncée mais dès les numéros suivants, l’enchevêtrement des trames et le sens de la planification de Claremont se feront beaucoup plus sophistiqués.
Claremont profite également de l’épisode pour (déjà) creuser les caractérisations des personnages qui deviendront ses outils les plus fameux : Serval, déjà présenté comme un sauvage incontrôlable soumis à ses pulsions meurtrières, et Tornade, dont la claustrophobie est introduite très finement à travers un flash-back éclair de deux cases.
L’épisode 97 est symptomatique de l’approche du jeune Claremont sur ses premiers épisodes : introduction de nouveaux concepts très féconds sur la durée (ici, les Sh’iars à travers leur impératrice Lilandra) et reprise de concepts issus de la première série. Pour ce deuxième aspect, Claremont exhume Erik le Rouge, sorte d’équivalent pour les mutants du Red Hood de Gotham, ou plus proche encore de l’Homme-Invincible chez les 4 Fantastiques. Dans les trois cas, il s’agit d’une identité « fictive » reprises par différents personnages au cours du temps. Erik le Rouge fut incarné par Cyclope, ici c’est un agent Sh’iar (décidément) qui a revêtu sa défroque.
Autre grand classique claremontien, les X-Men sont également opposés à deux anciens membre, Havok et Polaris, placés sous contrôle mental. La possession et la corruption, LE grand thème claremontien par excellence. On ne comptera plus les possessions de ce genre dans la saga mutante, et pareil pour leur inévitable corollaire, les scènes oniriques cauchemardesques, annonciatrices de la possession à venir.
Le tryptique constitué par les numéros 98, 99 et 100 (et qui voit sa conclusion paraître dans les premières pages du numéro 101) est un premier sommet dans le travail de Claremont. Là encore, le scénariste mélange vieux concepts et apports de son cru. Si les Sentinelles sont de retour, c’est sans leur géniteur Bolivar Trask et son fils Larry. Si ces derniers sont plus ou moins des franc-tireurs, Stephen Lang qui reprend le flambeau est clairement lié au gouvernement américain (quand bien même il est désavoué par son officier de liaison, Michael Rossi, qu’il s’empresse d’éliminer). Le gouvernement US a désormais une responsabilité claire dans la chasse aux mutants : le Watergate et la défiance en règle générale à l’encontre du pouvoir sont passés par là.
A ce titre, le temps d’une case, Lang est montré discutant avec de mystérieux commanditaires cagoulés, le « Conseil des Elus », peut-être un écho à la saga de l’Empire Secret à laquelle les anciens X-Men (et même le Hurleur) ont été mêlés. C’est peut-être aussi la première mouture de ce qui deviendra le Club des Damnés, autre image de la corruption des élites.
Cette saga voit aussi les X-Men affronter d’autres X-Men issus d’une période révolue. S’il s’agit d’un jeu de dupes, c’est malgré tout la première des images de ces confrontations à travers les strates du temps, présentes jusqu’au récent « Battle of the Atom ». Le numéro 100, évènementiel, met en scène cette confrontation où Dave Cockrum livre une splendide double splash page, où tous les personnages s’affrontent simultanément. Une image d’Epinal de la série, même si les Vengeurs ou les FF pourront aussi mettre en scène ce type d’affrontements dantesques, que les adaptations cinématographiques échoueront systématiquement à retranscrire…
Le point d’orgue de la saga est constitué de la conclusion du numéro 100 et de l’introduction du 101, où Jean Grey meurt et renaît (déjà), et adopte l’alias et les pouvoirs immenses du Phénix. D’après l’éditeur Jim Salicrup, l’idée n’était pas à ce stade de donner naissance au personnage omnipotent de la Dark Phoenix Saga, mais plutôt de doter l’équipe d’un personnage du niveau d’un Thor, d’envergure cosmique, susceptible d’amener les X-Men sur de nouveaux terrains de jeu. Et en effet, il ne faudra pas longtemps à Claremont pour écrire la première saga cosmique d’envergure des mutants…
Un premier pic émotionnel est atteint : la disparition possible de Jean Grey est crédible, du fait de la mort d’Epervier auparavant. Le scénariste inclue cette tension et sa retombée au coeur de l’histoire, en décrivant l’effondrement de Cyclope à l’annonce du rétablissement de Jean. Claremont est en empathie totale avec ses personnages, c’est sa marque de fabrique.
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Entre le numéro 101 et le 102, Claremont met en place un affrontement entre les X-Men et deux adversaires qui résonnent comme des affaires de famille irrésolues, autre antienne claremontienne. Là encore, il procède par fusion d’apports frais et de vieilles idées : le Fléau est connu des lecteurs comme le demi-frère de Xavier ; Black Tom Cassidy est une invention, mais a un passé commun avec son cousin Sean Cassidy, le Hurleur…
A l’occasion de cet affrontement, Claremont continue à montrer l’équipe comme dysfonctionnelle, l’alchimie ne prenant pas immédiatement, bien au contraire. Serval (dont on a découvert que ses griffes n’étaient pas un élément de son costume, mais de son corps, dans l’arc précédent, mais aussi son amour naissant pour Jean Grey…) manque d’écharper ses partenaires à tout instant. Il a néanmoins élaboré une technique de combat avec Colossus, le « fastball special », dont il exécute ici une variante originale. Peine perdue contre le tout puissant Fléau, sans compter que Claremont profite de l’épisode pour plonger Tornade / Ororo dans une violente crise de claustrophobie, prétexte à un flash-back présentant succintement sa biographie (de la pickpocket des rues du Caire à la Déesse kényane). Déjà un personnage assez riche, et l’on n’avait encore rien vu…
Prochain épisode : « X-Men : l’intégrale 1977 / 1978 », qui verra l’arrivée d’un certain John Byrne, et le retour d’un certain Magneto. Ah oui quand même…!