DAREDEVIL #192 (1982) :
Passer juste après Frank Miller sur le titre Daredevil ; cela a tout d’une situation ayant de quoi foutre la pression à la plupart des scénaristes alors chargés de prendre la relève (qui plus est quand Frank Miller achève son run sur une haute note avec le fameux numéro « Roulette », que l’alité Bullseye n’est pas prêt d’oublier). Selon la légende, les rares successeurs très intimidés ne se bousculaient alors pas au portillon, obligeant à terme l’editor Dennis O’Neil à se relever les manches pour mieux s’en occuper lui-même (un run marquant, quoique très inégal, marqué par l’arrivée d’un certain David Mazzucchelli).
Cela n’a cependant pas été le cas d’Alan Brennert (il faut dire aussi que celui-ci a quelques années de plus que Frank Miller et surtout une carrière florissante à la TV), ainsi que d’Ann Nocenti quelques années plus tard (passer après « Born Again », quelle gageure pourtant). Avant de retrouver une équipe créative stable, la série va ainsi d’abord passer entre les mains de divers scénaristes pour des résultats variables (Larry Hama, Steven Grant et un Harlan Ellison secondé par Arthur Byron Cover).
Celui qui s’est le plus distingué du lot est à mon sens Alan Brennert (alors choisi parce que ses quelques histoires sur Batman avaient tapées dans l’oeil d’un O’Neil associé de près à l’histoire éditoriale du Batou). Un scénariste/écrivain/romancier expérimenté, surtout connu pour ses travaux à la télévision (de Wonder Woman jusqu’à Stargate Atlantis, en passant par Buck Rogers, China Beach, les revivais 80’s/90’s de La Quatrième Dimension & d’Au-delà du réel, ou encore des épisodes d’L.A. Law aka La Loi de Los Angeles, un show qui lui a valu d’être récompensé en 1991 pour sa qualité).
Du côté des comic-books « mainstream » des Big Two, il y a aussi une poignée d’histoires éparpillées et publiées ça et là entre 1980 et 2020. Le fait d’avoir regroupé certains de ces numéros, dans le recueil dédié qu’est l’assez récent volume Tales of the Batman: Alan Brennert HC (paru en 2016), atteste de l’aura qu’ils ont fini par atteindre avec le temps (voire même dès leur publication initiale). Une estime qui s’étend aussi à ses pairs, tel un Harlan Ellison (pas non plus étranger aux incursions dans les comics, et cela depuis les débuts de Jarella dans les années 70 chez Incredible Hulk) considérant qu’il n’y a guère que ce Brennert qui soit le plus qualifié pour adapter ses oeuvres sur d’autres supports (bigre).
Si la production de Brennert chez DC dans les années 80/90 était suffisamment copieuse pour remplir le sommaire d’un recueil, sa bibliographie du côté de Marvel est par contre nettement plus famélique, en se limitant à seulement trois numéros éparpillés dans divers titres (Star Trek #12, Daredevil #192 ainsi que le plus récent Sub-Mariner: Marvels Snapshots #1). Daredevil/Matt Murdock étant d’après Alan Brennert son personnage favori de l’écurie Marvel, cette unique opportunité l’a donc d’autant plus inspiré, pour un résultat tout à fait honorable selon moi (Alan Brennert prend en compte ce qui a précédé, y compris les compromissions morales de certains héros chez Miller). Décrit comme un mix de Miller (pour le ton), de Lee (pour la répartie), et de son propre style, ce numéro est néanmoins resté son unique contribution au titre ou presque. Car avant de partir, il a également fourni l’idée centrale d’un numéro suivant (celle d’une Heather Glenn éméchée révélant par mégarde l’identité secrète de DD à un criminel, soit une péripétie qui préfigure ce que fera Karen Page au début de « Born Again »).
Un numéro jamais réédité, ni en V.F. ni en V.O. (du moins jusqu’à la prochaine sortie du 18ème volume des Masterworks à la mi-janvier), faisant figure de pépite semi-oubliée (j’avais songé à l’évoquer dans Le Coin des Histoires Courtes à plusieurs reprises), plutôt méconnue en dépit de ses qualités et qui mériterait d’être redécouverte. Elle compte parmi ses fans des lecteurs tels que Lord-of-babylon, votre serviteur et même un certain Mark Waid (devenu depuis lors l’ami de Brennert), appelé à produire l’un des runs de référence sur Daredevil, en renouant avec certains aspects des runs de Lee et Kesel.
Après le numéro humoristique de Frank Miller consacré à Franklin « Foggy » Nelson (l’humour, cet aspect que les copieurs du style Miller semblent avoir oublié), Alan Brennert utilise ici le même type de canevas narratif (à savoir une histoire focalisée sur le point de vue d’un personnage secondaire, tandis que DD est relégué à un rôle d’ange gardien en retrait) mais pour une histoire plus portée sur le drame cette fois (2 numéros ayant une inspiration commune, à savoir Le Spirit, coutumier de cette approche).
Suite à la création du personnage par Roger McKenzie (chez qui ce reporter aura réussi l’exploit de lever le voile sur l’identité secrète de Daredevil, tout en résistant en fin de compte à la tentation de divulguer cette information potentiellement bénéfique pour sa carrière), Ben Urich a continué à être mis en avant lors du run de Frank Miller (où l’impitoyable Elektra ne l’aura pas du tout épargné). Véritable incarnation au sein de l’univers Marvel de la figure du journaliste droit, intègre et incorruptible (tout en étant également un être humain faillible, souvent menacé par la pègre, la preuve qu’il fait bien son boulot quelque part), Ben Urich vit cependant avec sa femme (décédée depuis lors) dans un quartier pauvre de New York (qui plus est à une période de forte criminalité, en ces temps pré-Giuliani). Des conditions de vie très loin d’être idéales, que ce numéro-là met bien en avant, à travers le prisme d’un dilemme éthique (reflétant la révélation choquante de la corruption d’un collègue), lié à une offre tentante mais louche sur le plan immobilier (la carotte et le bâton selon le machiavélique Wilson Fisk).
En plus de servir de prolongement complémentaire au célèbre run qui a précédé et d’avoir su éviter l’écueil du manichéisme en confrontant les héros à leurs propres contradictions/hypocrisie (DD & Urich ne sont pas exempts de torts, ce que leurs interlocuteurs n’hésitent pas à pointer du doigt), Brennert dresse aussi et surtout le très beau portrait d’un couple uni dans l’adversité depuis 20 ans. Puisque ces deux-là représentent le coeur de l’histoire, il était donc tout à fait logique qu’ils soient au centre de son émouvant final, dégageant un parfum d’amertume, mais où une lueur d’espoir arrive à subsister.