Daredevil #268 (juillet 1989)
Golden Rut
scénario: Ann Nocenti
dessin: John Romita Jr
encrage: Al Williamson
Après la mini-série Longshot, Ann Nocenti arrive sur la série, marquant le début de ce qui reste une des meilleures périodes du titre, qui au départ ne devait durer que le temps d’un fill-in (l’épisode de Windsor-Smith) et qui s’est prolongé en raison du désistement d’Englehart, les événements de l’épisode en question l’ayant obligé à revoir ses plans, sans oublier que la sortie récente à ce moment-là de Born Again apportait une certaine pression. Nocenti a tout de même relevée le défi, ayant le mérite d’avoir osé prendre le risque de s’éloigner de l’héritage millerien pour partir dans une tout autre direction très originale et ambitieuse, en particulier avec la seconde phase du run.
Cette période se démarque par cette errance au fin fond de l’Amérique profonde, dans une quête de rédemption et de ressourcement (finalement quelque chose de presque récurrent dans la série, qu’il s’agisse de l’épisode de Buscema ou encore la mini-série Reborn de Diggle) avec ce voyage de villes en villes, et son lot de problématiques diverses et variées, d’une manière analogue à ce que faisait Dennis O’Neil sur le fameux Green Lantern/Green Arrow.
Après une collaboration avec le talentueux Leonardi entre autres, son run a atteint son plein potentiel avec l’arrivée de JRjr, visiblement inspiré à l’idée de s’occuper de la série de tête à cornes (je me rappelle d’une anecdote découverte je ne sais plus où comme quoi la vocation du dessin lui serait venue grâce à une illustration de son père sur cette série).
La scénariste n’hésite pas à prendre des risques, ne ménageant pas le protecteur de Hell’s Kitchen loin de là, et en traitant de thèmes peu évoqués généralement, tels que l’écologie, l’euthanasie, la tromperie ou encore la maltraitance animale, le souci de l’environnement, ainsi que la création de personnages féminins qui tranchent avec ceux que l’on voit habituellement, qu’il s’agisse de Typhoid Mary la schizophrène, Brandy l’activiste ou encore n°9 la potiche ultime, un expérience de laboratoire crée dans le but de devenir la femme parfaite, correspondant plutôt à l’idée que se fait le père de Brandy de ce que devrait être la gent féminine.
Elle va également en profiter pour créer un nouvelle galerie d’adversaires (Bushwacker, Bullet, etc…) ainsi qu’un nouveau supporting cast, qui se distingue par la présence d’un groupe de gosses, d’ailleurs Romita Jr les dessinait bien mieux à l’époque en comparaison de ceux aperçus dans son run sur Captain America. Par rapport à ses prédécesseurs, elle est visiblement plus intéressée par la dimension sociale du récit, comme le montre la période où elle était éditrice de la franchise X-Men, qui verra la mise en avant du sous-texte de la discrimination.
Avec DD, elle pousse très loin également la déconstruction du genre (il n’y a guère qu’avec Miller que Murdock est tombé aussi bas, d’autant que le personnage est en partie responsable de sa propre chute dans la saga de Typhoid Mary).
Avec ce run, je considère que Romita Jr réalise le meilleur travail de sa carrière, bien aidé par la finesse de l’encrage de Williamson, je trouve que c’est à partir de là que le dessinateur a montré qu’en termes de découpage et de dynamisme, il pouvait être tout aussi doué (sinon plus) que son père, avec le début de la stylisation progressive de son style, sans oublier son utilisation judicieuse du storytelling avec des planches détaillées, dynamiques et lisibles, améliorées par l’aide précieuse d’un encreur expérimenté qui se montre particulièrement doué dans la représentation des effets de matières et de textures, avec ses traits caractéristiques visibles souvent au second-plan.
Cet épisode en particulier marque le début de la période « road-movie », un voyage initiatique ayant comme finalité principale la tentative de rédemption du héros après sa chute. Karen étant partie, la seule personne qui aurait pu l’empêcher de sombrer, Murdock se retrouve désemparé, et déterminé à ne plus interférer, résigné à tourner le dos à son passé.
Après être arrivé dans une petite ville, Murdock va s’immiscer malgré lui dans un conflit qui oppose deux frères. Raymo répugne à utiliser la violence pratiquée sans scrupules par son frère Hank qui s’enrichit en tant qu’extorqueur de fonds, n’hésitant pas à faire quelques sacrifices aux passage, une notion qui met mal à l’aise son frangin qui a été traumatisé durant son enfance par le sort de Winnie son chien qui avait subit une amputation dans le but de le sauver. Il voudrait arrêter pour avoir enfin la conscience tranquille, mais l’idée de couper le lien fraternel le fait douter, nécessitant du coup une aide extérieure, l’élan nécessaire pour faire ce dont il a réellement envie. Vu le cadre choisi, les scènes sont plus intimistes qu’à l’accoutumée, pas de bad guys dans cet épisode, juste de simple citoyens qui font face à des problèmes de la vie de tous les jours.
Grâce à ses sens hyper développés (que Nocenti utilise pour user d’une narration assez dense en informations) Matt est au courant de l’affaire, et n’ayant plus rien à perdre, il n’hésite pas à utiliser des mesures drastiques pour régler la situation, signe de sa radicalisation et de son état d’esprit.
Cette courte histoire est véritablement transcendée par le talent de l’équipe créative, qui apporte une véritable singularité dans l’approche, qu’il s’agissait de l’ambiance sombre et de l’utilisation des scènes chocs, en particulier celle de la pendaison avec DD qui se place en tant que figure vengeresse menaçante, qui se contente de répéter les paroles de Hank pour lui rappeler ses crimes, une scène très tendue que le dessinateur gère habilement, s’autorisant au passage quelques expérimentations visuelles (cette scène cauchemardesque qui hante le cadet).
Matt s’aperçoit également à quel point les ramifications de l’organisation du Caïd sont vastes, lui rappelant son désir de vengeance qu’il essaie de contrôler, un des raisons principales de son départ de New York. La conclusion amène une issue plus pacifique que celle d’un des épisodes précédents, je pense en particulier à l’épisode du Bar avec l’affrontement des deux frères, dont l’opposition était exacerbée par l’influence néfaste de Méphisto.
Pas vraiment intéressée par les scènes de combats classiques, Nocenti aura plutôt tendance à se focaliser sur la caractérisation et l’altération des codes du genres, plus axé sur la dualité et la psychologie, ainsi que la mise en place d’une atmosphère qui se rapproche graduellement plus du fantastique que du polar urbain (le cap est définitivement franchi avec l’arrivée de la némésis du Silver Surfer mais aussi avec les excellents tie-in des crossovers de l’époque souvent centrés autour des X-Men).
Murdock étant plus proche que jamais de la dépression, elle le pousse au fond du gouffre, un pari audacieux qui fonctionne, mais tout cela n’est pas gratuit, la scénariste chercher à tester et à questionner les limites du héros, notamment avec la prise de conscience de la futilité de la violence à résoudre certains conflits. Nocenti rechigne à écrire des scènes d’actions sans raisons valables, mais il faut bien passer par cette étape inévitable, nécessitant du coup de trouver des justifications plausibles qui font sens, durant la même période Morrison cherchait également une alternative à la résolution d’un conflit par la violence, notamment dans sa reprise avec brio de la série Doom Patrol.
La scénariste utilise cette idée forte que choisir de refuser cette option de la violence peut s’avérer un signe de force, et que c’est une façon comme une autre de s’opposer à l’adversaire, comme le montre l’arc en Enfer (à l’instar de ce que fait Raymo lorsque il décide finalement de choisir une autre voie) donnant lieu à une dimension anti-spectaculaire/anti-climatique qui marque la fin momentanée d’un cycle de violence, une phase assez atypique mais qui ne manque pas de singularité et d’intérêt.