Pour le Marvel Cinematic Universe, 2016 sera l’année du Docteur Strange, qui connaîtra après des adaptations officielles ou officieuses (le « Docteur Mordrid ») une nouvelle incarnation sous les traits de Benedict Cumberbatch, devant la caméra de Scott Derrickson.
Voilà l’occasion de revenir un peu sur le parcours du personnage, plutôt méconnu des lecteurs français, faute de traduction par l’éditeur historique des comics Marvel (Lug puis Semic) des principaux titres consacrés au bon Docteur. Il est vrai qu’il faut déjà parvenir à s’y retrouver dans la vie éditoriale chaotique du personnage…
Le Docteur Strange apparaît dans les pages de Strange Tales 110, en juillet 1963. Il partage les pages du magazine avec la Torche Humaine (qui y vit des aventures solo) dans un premier temps, puis avec Nick Fury, l’agent du S.H.I.E.L.D. ; au niveau du concept ayant présidé à la naissance du personnage, on peut dire que l’idée est de décaler le cadre classique de l’univers Marvel naissant, en troquant la pseudo-science (rayons cosmiques ou Gamma, araignées radioactives, etc…) pour un pseudo-ésotérisme particulièrement réjouissant, sans compter qu’il ne s’appuie sur aucun panthéon préexistant (à l’inverse d’un titre comme The Mighty Thor).
C’est Stan Lee et surtout Steve Ditko qui lui donne naissance : le Docteur est en quelque sorte une version aboutie des personnages de mystiques (Doctor Droom, Doctor Druid…) qui apparaissent dans le sillage des « monsters comics » dont Marvel s’est fait une spécialité à partir de la fin des années 50. Initialement, le public ne connaît pas les origines du personnage…pas plus que les auteurs, d’ailleurs. Ditko dessine un Strange manifestement asiatique, au vu des traits de son visage (et certains de ses successeurs, comme John Byrne par exemple, s’en inspireront pour leur version du personnage).
Quand Stan Lee se décide, rapidement, à donner une origine à son héros, ce détail est revu : Strange est en fait un chirurgien occidental qui part à la recherche du mystérieux Ancien, dont il pense qu’il est le seul à pouvoir guérir ses mains, endommagées suite à un accident de la route (compromettant ainsi sa carrière florissante de chirurgien). Celui-ci lui propose plutôt d’en faire son disciple, ce que Strange accepte en réalisant que l’autre disciple de L’Ancien, le maléfique Baron Mordo, complote pour supplanter son maître, Sorcier Suprême de la Terre. L’Ancien ne s’y est pas trompé : révélant un talent unique pour la maîtrise des Arts mystiques ainsi qu’une grandeur d’âme et un héroïsme à nul autre pareils, Strange devient le successeur de l’Ancien, dont les forces déclinent. Affrontant le Baron Mordo ou le démoniaque Cauchemar, puis bien vite des entités plus puissantes comme le terrible Dormammu, Strange est engagé sur la voie qui le mènera au titre de Sorcier Suprême…
Les aventures du Docteur Strange occuperont les pages de Strange Tales jusqu’au numéro 168 (Steve Ditko a quitté le titre au numéro 146, non sans avoir conclu une saga mémorable au long cours, s’étalant sur 17 épisodes). A compter du numéro 169, le titre est rebaptisé Doctor Strange. A partir du numéro 177, Marvel tente d’accoler un nouveau look au mystique, plus typiquement super-héroïque, mais c’est peine perdue. Faute de ventes satisfaisantes, le titre est suspendu à la fin 1969 après le numéro 183, en plein milieu d’une intrigue (où Strange affronte les « Undying Ones »).
Comme c’était souvent le cas à l’époque, le scénariste Roy Thomas décide de conclure son récit ailleurs, en l’occurrence dans les pages de Submariner et de Incredible Hulk. C’est de cette manière que le Docteur refera son apparition, puisqu’il est à l’origine de la formation des Défenseurs, qui comprennent également dans leurs rangs Hulk et Namor. Les Défenseurs apparaissent dans trois numéros du titre Marvel Feature, avant de gagner leur propre titre.
Dans un autre titre « test » (technique courante à l’époque), à savoir **Marvel Premiere ** (à partir du numéro 3), le Docteur fait son grand retour, porté par une équipe artistique en état de grâce à partir du numéro 9, si bien qu’il ne tarde pas à hériter d’une nouvelle série, Doctor Strange vol. 2 (sous-titrée « Master of the Mystic Arts »), avec la même équipe aux commandes. Strange y est le nouveau Sorcier Suprême de la terre.
Le titre perdure jusqu’au milieu des années 80 mais s’arrête au numéro 81, où Strange subit un revers qui amoindrit considérablement sa puissance.
Il fera son retour au sein d’une nouvelle mouture de Strange Tales, qu’il partage avec d’autres héros, dans la grande tradition du titre (en l’occurrence il y côtoie Cloak and Dagger, la Cape et l’Epée, des héros urbains qui croiseront le chemin du Docteur à plusieurs reprises…). Au sein d’une longue saga imaginée par Peter Gillis, Strange y règle le problème de sa puissance perdue, affrontant pour l’occasion l’un de ses plus terribles adversaires.
Strange revient dans un nouveau titre, Doctor Strange, Sorcerer Supreme, en novembre 1988, toujours sous l’égide de Peter Gillis, bien vite remplacé par Roy Thomas et sa compagne Dann, qui co-écrivent le titre, notamment pour le génial « Gambit de Faust ». Le titre s’arrête en 1996 au numéro 90 : depuis, pas de série « on-going » consacrée au Doc à se mettre sous la dent, mais quelques mini-séries et autres récits spéciaux, parfois très réussis, comme The Oath de Brian K. Vaughan ou Doctor Strange : What is it that disturbs you, Stephen ? de Marc Andreyko et P.Craig Russell.
Ouf !! Plutôt difficile de s’y retrouver…
Ce thread se propose de revisiter certaines des sagas majeures du Docteur Strange, dont la vie éditoriale n’est pas avare de grands moments. Il aurait été logique de commencer par le commencement, en l’occurrence le run mythique de Steve Ditko dans Strange Tales, qui constitue un sommet précoce du Marvel des années 60. Mais peut-être pourrons-nous attendre pour cela l’édition française (en « Intégrale ») que Panini concocte pour accompagner la résurrection du personnage au cinéma.
Revenons donc en arrière, mais un peu moins loin, en 1972, pour la relance du personnage dans les pages de Marvel Premiere.
MARVEL PREMIERE 3 à 14
Ces numéros comprennent en fait deux sagas distinctes ; entre les numéros 3 et 10, Strange y affronte Shuma-Gorath pour la première fois. Les numéros 12 à 14 (le 11 est consacré à une réédition de vieux épisodes de Strange Tales) relatent la saga de Sise-Neg, une des plus fameuses de toute l’histoire du personnage. A juste titre.
On ne retrouve pas n’importe qui aux commandes de Marvel Premiere 3 : c’est Stan Lee en personne qui signe l’épisode (même si l’on peut douter de son implication réelle : c’est probablement Roy Thomas qui lance cette intrigue) et le jeune Barry Windsor-Smith qui l’illustre. Celui-ci est alors en pleine mutation entre son style initial devant beaucoup à Jack Kirby et son style « classique », tel qu’on le connaitra sur les débuts de Conan The Barbarian : il réalise pour l’occasion un travail fort inspiré.
Strange, entre rêve et réalité, y affronte son vieil ennemi Cauchemar, qu’il confond avec un adversaire anonyme, « Celui qui dort mais se réveillera bientôt ». Il n’en est rien : Cauchemar est en fait à la solde de cet adversaire inconnu, manifestement surpuissant.
Les numéros suivants ménagent un long et très inégal crescendo, où Strange voyage de la ville maudite de Starkesboro au site de Stonehenge, affrontant les sbires de son mystérieux adversaire. Baignant dans une ambiance sombre et morbide devant beaucoup aux récits de H.P. Lovecraft (notamment au Cauchemar d’Innsmouth), le titre abandonne en partie les royaumes extra-dimensionnels abstraits et psychédéliques de Steve Ditko pour mettre le nez plus franchement dans l’horreur, qui a le vent en poupe à l’époque (pour des tas de raisons, dont l’assouplissement du Comics Code ou l’accession au domaine public de certaines figures majeures du genre).
Plus qu’à Lovecraft, le maître de la Dark Fantasy, c’est en fait à l’un de ses illustres contemporains que le récit fait appel : en effet, Marvel a acquis les droits d’adaptation des récits de Robert E. Howard. Dans un récit de ce dernier consacré à Kull the Conqueror (une autre création de Howard, moins fameuse que Conan), il est fait mention des « livres scellés de fer de Shuma-Gorath ». Marvel récupère le nom de cette créature terrible et inconnue, et en fait le nouvel adversaire du Docteur.
Au scénario, c’est la valse : Archie Goodwin puis Gardner Fox (transfuge de DC Comics) prennent la succession de Stan Lee, même si Roy Thomas, probablement à l’origine du « transfert » de Shuma-Gorath dans l’univers Marvel, supervise toujours le tout. Idem au dessin : Barry Windsor-Smith ne tarde pas à mettre les voiles, et sera remplacé plus ou moins avantageusement. Si un jeune dessinateur du nom de Jim Starlin impressionne déjà sur Marvel Premiere 8, le vétéran Irv Wesley (pseudo courant de Sam Kweskin) encré par Don Perlin déçoit. Un tout jeune P. Craig Russell y fait aussi ses armes, lui qui reviendra bien plus tard sur le personnage.
Mais c’est de toutes façons surtout un jeune encreur du nom de Frank Brunner qui marque l’esprit des fans quand il hérite du dessin du titre. Son dessin « réaliste » (dans la lignée d’un Neal Adams) mâtiné d’expérimentations qui rappellent le meilleur de Steve Ditko en fait l’artiste idéal pour le Docteur Strange.
Au niveau du scénario (peut-être du fait de ces changements incessants), c’est beaucoup plus laborieux, au moins jusqu’au numéro 8. Shuma-Gorath se fait attendre, faisant grimper la pression autour de lui (à quoi ressemble-t-il ?), et envoie contre le Doc une pléiade de ses « rejetons », des monstres un peu interchangeables aux patronymes « lovecraftiens » en diable (Sligguth, N’Gabthoth). Répétitive et peu originale, cette partie de la saga est la plus poussive, même si elle a le mérite de conférer une aura démentielle au nouveau grand méchant du titre.
Changement de braquet au numéro 8, illustré par Jim Starlin et scénarisé par Gardner Fox : Strange y affronte à nouveau un mignon de Shuma-Gorath, Kathulos, mais celui-ci n’est autre qu’une planète vivante ; on pense bien sûr à Ego, une création similaire de Lee et Kirby dans les pages de The Mighty Thor, mais aussi au futur Mogo, un Green Lantern atypique issu de l’imagination d’Alan Moore. Un brin de folie conceptuelle bienvenu, bien dans l’esprit du titre.
Mais c’est surtout à compter du numéro 9 que le titre prend une envergure tout autre, et acquiert une équipe artistique stable…et particulièrement brillante.
Plébiscité par les fans, Brunner s’installe aux dessins. Tout comme Jim Starlin, Brunner est très ami avec le tout jeune Steve Englehart, qui n’est pas encore la star qu’il deviendra dans les années 70, signant certaines des sagas les plus marquantes de la décennie dans les pages de Captain America ou Avengers. A l’époque, Englehart s’essaie au dessin et à l’encrage, et gravite au sein de l’entourage de Neal Adams, mais il préfère bien vite se consacrer à l’écriture, prenant entre autres les rênes de Amazing Adventures (avec le Fauve) et fréquentant déjà le Docteur Strange en signant les débuts des Défenseurs.
C’est Brunner qui insiste pour travailler avec Englehart sur Marvel Premiere: charge à lui de conclure la longue saga en cours, ce dont il s’acquittera avec brio…
De leur propre aveu, Brunner et Englehart ont l’habitude de se retrouver aux alentours de 20 heures pour dîner, puis commencent vers 22 heures à « se défoncer » jusqu’à 3 ou 4 heures du matin, tout en échangeant à bâtons rompus sur la direction qu’ils souhaitent donner au titre. En compagnie d’autres auteurs (dont Jim Starlin), ils se lancent en outre dans des « dérives » (comme les situationnistes) sous acide dans les rues de New-York, à la pêche aux idées (c’est d’ailleurs ainsi que Starlin et Englehart donneront naissance au titre Master of Kung-Fu).
Au vu de cette méthodologie pour le moins particulière, on est moins surpris par la tonalité volontiers « psychotrope » des épisode en question ! La contre-culture est en train d’envahir les pages des comics…
Englehart et Brunner perdent Strange dans le cosmos, avant de lui permettre de retrouver la trace de son mentor perdu l’Ancien. C’est avec horreur que Strange comprend le plan diabolique de Shuma-Gorath : ce dernier, sorte de monstre extra-dimensionnel surpuissant ayant jadis régné sur la Terre, souhaite faire son retour par le biais de l’esprit du vieux maître de Strange, qu’il possède. Strange n’a pas le choix : il doit détruire l’ego de son mentor (entraînant sa mort physique) pour arrêter son adversaire invincible…même s’il ignore qu’une heureuse surprise l’attend malgré tout à la fin du récit (Englehart flirte ici avec l’idée de panthéisme ; il n’a pas fini de broder autour de la thématique de la divinité…).
Outre cette fin marquante, qui voit le Docteur hériter des pouvoirs et du titre de Sorcier Suprême, c’est surtout le traitement du méchant Shuma-Gorath qui retient l’attention. Monstre antédiluvien extrêmement puissant (bien plus que Mephisto ou Dormammu), celui-ci, dans la grande tradition de la lignée littéraire qui l’a vu naître (Howard et Lovecraft), est totalement inhumain. Plus fort : il n’apparaît même pas en personne de tout le récit ; Strange n’affronte qu’une manifestation spirituelle de son pouvoir, quand le « vrai » Shuma-Gorath gît quelque part dans son royaume. Le Sorcier Suprême, malgré sa victoire, n’en a pas fini avec cet adversaire parmi les plus terrifiants…
La conclusion de cette saga, qui intervient dans Marvel Premiere 10, est certes très forte, mais elle est éclipsée par le triptyque exceptionnel qui occupe les numéros 12 à 14 (les derniers avant le retour du personnage dans son propre titre).
Il y a d’abord le numéro 11, qui consiste en un prologue de deux pages et un épilogue d’une page (superbes) signés Englehart et Brunner encadrant une réimpression de Strange Tales 115 et 117 (comme cela se faisait parfois à l’époque, en cas de retards de l’équipe créative). Ce numéro voit Strange décider de retourner à New-York pour exercer ses nouvelles fonctions, et a le mérite de rappeler à la mémoire des lecteurs ce bon vieux Baron Mordo, la nemesis de Strange.
C’est en effet Mordo qui provoque les événements de la saga suivante, ce triptyque fabuleux qui met en scène Sise-Neg, alias Dieu en personne…!
Strange décide en effet, chargé de ses nouvelles responsabilités, de faire la paix avec son vieil ennemi. Mordo ne l’entend pas de cette oreille, lui qui manigance justement pour modifier le cours du temps lui-même, afin de supplanter Strange. Pour ce faire, il utilise le livre de Cagliostro, qui permet de modifier l’histoire. Lancé dans un dangereux périple temporel, Strange affronte Mordo et rencontre Cagliostro en personne. Il s’agit en fait d’un imposteur répondant au nom de Sise-Neg, sorcier du futur en quête du pouvoir absolu.
Virtuose et prenant, le récit compose avec une multitude de paradoxes temporels vertigineux, qui annonce un peu ce que fera Jim Starlin à la fin de sa « Magus Saga » dans les pages de Warlock, quelques mois plus tard. Illustrée de main de maître par un Brunner de plus en plus impressionnant, la saga se permet en outre une conclusion parmi les plus gonflées de toute l’histoire des comics : remontant le temps pour accumuler les énergies mystiques et devenir Dieu lui-même, Sise-Neg (« Genesis » à l’envers, pour les plus distraits), tel le Krona de DC Comics, revient aux origines de la Création elle-même. Au passage, il rencontre (avec Strange et Mordo) Lancelot du Lac, se rend responsable de la destruction de Sodome et Gomorrhe, et se révèle également être le responsable du bannissement outre-dimension de Shuma-Gorath, durant la préhistoire (bonne idée de la part d’Englehart qui cimente ainsi la présence du monstre dans le panthéon mystique made in Marvel).
Tout puissant, il décide finalement de recréer l’univers à l’identique. Rendu chez lui dans le présent, Strange s’interroge : est-ce à une deuxième Création ou bien à LA Création elle-même qu’il vient d’assister ? Paradoxe temporel, quand tu nous tiens…
Stan Lee, de son côté, est furieux : il veut bien traiter avec des dieux, mais pas avec LE Dieu. Il exige d’Englehart et de Brunner une rétractation, mais les deux auteurs ne sont pas d’accord. Englehart, plutôt que d’entrer en conflit avec Lee, préfère ruser et rédige une fausse lettre de fan, soi-disant signée par un pasteur admiratif de l’intelligence du récit et de sa portée (il pousse le vice jusqu’à faire poster sa lettre depuis le Texas). Lee, convaincu, n’insiste pas…
Brunner et Englehart vont logiquement hériter du titre Doctor Strange vol. 2, et signer un nouveau sommet avec les 5 premiers épisodes (repris dans le TPB A Separate Reality), qui renoue avec le psychédélisme débridé des sixties, invoquant pour l’occasion Carlos Castaneda aussi bien que Lewis Caroll.
Nous aurons probablement l’occasion de revenir sur cette inoubliable saga…