Effectivement, c’est de la très belle ouvrage.
Au passage, on remarquera avec ce film, comme d’autres (notamment ceux d’Oriol Paulo, par exemple), que le cinéma de genre espagnol, après un gros passage à vide dans les années 80 et 90, se requinque de manière spectaculaire. Cette « renaissance » a été amorcée par le genre horrifico-fantastique, qui a prospéré en Espagne jusqu’à se formater un petit peu trop pour son propre bien (alors que les initiateurs de cette vague comme Alex de la Iglesia étaient justement remarquables par le côté iconoclaste de leurs travaux), mais dorénavant c’est le cinéma de genre au sens large qui en profite.
« El Reino » est donc un thriller politique, et de la meilleure eau. Classique en un certain sens pour ce type de films, le scénario met en scène une histoire de corruption ; l’originalité du récit provient du point de vue adopté. Pas de journaliste ou de magistrat fouineur et intègre à suivre ici : c’est l’un des politiques pris la main dans le sac qu’on va accompagner ; nous verrons ce que cela induit du point de vue moral. Manuel Lopez-Vidal (interprété de manière incroyable par le très doué Antonio de la Torre, qui est de tous les plans ou presque) refuse en quelque sorte de s’avouer vaincu, voire est en plein déni de réalité, et fera tout pour s’en sortir, sans grande considération pour les dégâts occasionnés, notamment auprès de ses proches.
Sorogoyen ne facilite pas la tâche du spectateur avec l’entame du film, tourbillon sur-dialogué (volontairement ; on se croirait un peu chez Robert Altman, avec ses « overlapping dialogues ») où l’on ne pipe rien ou presque à qui est qui et quels sont les enjeux. On aura quand même reconnu une référence évidente, et pas des moindres, dès le premier plan(-séquence) du film, avec un renvoi direct aux « Affranchis » de Scorcese : le fameux plan-séquence où Henry Hill déboule dans un restau via les arrière-cuisines est ici convoqué. On verra d’ailleurs durant tout le film le perso principal évoluer dans des « coulisses » de ce type (bureaux anonymes, toilettes, etc…) : métaphoriquement, nous sommes bien invités à jeter un œil à l’envers du décor.
Scorcese disait toujours au sujet des « Affranchis » qu’il avait voulu faire une bande-annonce de deux heures : il ne parlait pas d’esthétique au sens large ou de mise en scène en convoquant cet exemple, mais bien de rythme. C’est ce rythme frénétique et trépidant que Sorogoyen essaie, avec succès, d’infuser à son film. « Rythmiquement », le film est absolument implacable.
On se dit même au premier tiers du film que ce rythme et le côté oppressant du récit se justifient peu (sans compter qu’ils sont « gonflés » par les travellings au stead’ suivant le « héros » de dos, l’usage quasi-exclusif du grand angle et surtout par la musique, très bien employée avec effectivement cette évocation par le beat électro des battements de cœur du personnage principal : à chaque coup de stress ou nouveau coup dur, elle s’emballe), tant l’énergie incommensurable du personnage semble déployée en pure perte, au service d’elle-même, au service du vide. Mais ça c’est avant que le film ne finisse sa mue en un implacable thriller dans sa dernière ligne droite (en gros, les 40 dernières mn du film, incroyables).
Manuel Lopez-Vidal constitue un personnage de fiction formidable, et un « héros » de film d’action particulièrement original. Nous reviendrons sur la question du compas moral, mais tout est fait pour que l’on oublie, justement, cette question ; indépendamment de ça, le protagoniste se met le spectateur dans la poche tout simplement parce qu’il est seul contre tous, trahi, lâché de tous les côtés par des types pas mieux voire pires que lui, et parce que sa détermination force le respect.
Ceci étant posé, il est remarquable de voir à quel point les auteurs du film « accablent » leur perso ; pendant la première heure du film (et même un peu plus), il vole tout simplement d’échec en échec : il n’arrive à imposer sa volonté à personne, et se fait surprendre comme un gamin par ses « amis » du Parti et les agents de la Guardia Civil. C’est mine de rien plutôt original et « moderne » (au sens de la modernité cinématographique, qui induit un certain rapport contrarié à l’action), comme façon de faire.
Mais le trésor du film, c’est donc sa dernière ligne droite, constitué de trois blocs narratifs successifs qui sont autant de morceaux de bravoure. D’abord il y a l’intrusion dans la maison en Andorre, toute en plan-séquences tendus comme un arc et où la détermination insensée du perso devient enfin efficace ; puis il y a la séquence de la station-service, remarquable de tension croissante et d’ambigüité, dont le climax est comme un coup de marteau sur la tête du spectateur (on ne pense jamais, malgré des allusions préalables, que le film ira jusque-là, mais il y va) ; et enfin on conclue avec la remarquable séquence télévisée final, qui renvoie au cinéma de Sydney Lumet dans sa dénonciation du cirque médiatique et sa veine profondément morale. Sorogoyen y adopte une mise en scène beaucoup plus classique au meilleur sens du terme, en jouant sur la position des acteurs dans le cadre pour souligner les rapports de force, et en invoquant un bon vieux regard-caméra (qui ponctue le film) pour interroger le sens moral du protagoniste comme celui du spectateur (et c’est là que le film retombe complètement sur ses pattes au regard de la dimension morale).
Il y a quelque chose de vraiment très fort à évoquer via le pur genre une affaire comme celle que le film relate : c’est très abstrait et imprécisé dans le film, mais le public espagnol aura reconnu des allusions très claires à l’affaire Gürtel, qui fit trembler sur ses bases le très corrompu Partido Popular il y a une dizaine d’années (le film se passe à ce moment-là, comme en atteste le design des téléphones portables utilisés). Mais l’affaire n’est pas le sujet du film, simplement son contexte : le sujet, c’est l’investissement empathique du spectateur auprès d’un perso qui ne le mérite vraisemblablement pas sur le plan moral, mais qui constitue un formidable et très atypique héros de film d’action.
Franchement merci pour le tuyau, Lord, car je pense que le film serait passé tranquillement sous mon radar sans ça, et ç’eut été dommage, c’est rien de le dire.