Allez, hop, un petit tour du côté de Jim Mooney.
Petit rappel historique : quand Steve Ditko quitte Amazing Spider-Man, c’est John Romita (pas encore estampillé « senior ») qui reprend le dessin, tentant d’imiter le style de son prédécesseur avant de comprendre qu’il est ici à demeure et qu’il peut imposer sa patte. Dans ses premiers épisodes, soit il s’encre lui-même, appliquant un style fortement inspiré par les classiques du strip, dont Milton Caniff qu’il admire, avec de jolis effets de matière et des drapés à base de gros coups de pinceau, soit il est encré par un certain Mickey Demeo, en réalité Mike Esposito, qui signe sous pseudo afin de ne pas attirer les foudres de son autre employeur, DC Comics. Esposito, complice de Ross Andru depuis déjà des années, travaille dans un style épuré, limpide et clair, avec des traits assez fins, y compris pour les contours. C’est très propre, au service du dessin, mais avec une certaine sécheresse.
Pour donner un ordre d’idée :
Amazing Spider-Man #62, dessiné par John Romita (et Don Heck), et encré par Esposito.
On voit bien que le trait est fonctionnel, avec des cernés assez propre, permettant de séparer les plans, mais peu de fioritures et de déliés.
(Selon moi, Romita se chargeait des personnages principaux et Heck des scènes de foule et autres décors : ici, Medusa est clairement l’œuvre du premier, et les gens autour ressemblent beaucoup au travail de Heck, la maman et son bambin ressemblant cependant à du Romita).
Amazing Spider-Man #65, par Romita.
Si on prend le premier épisode sur lequel intervient Jim Mooney, notamment la première page avec une autre scène de foule, on remarque plusieurs choses. D’une part, l’encre est plus chargée : les plis des vêtements ou les zones en retraits (jambes en arrière, genoux pliés…) sont marqués par des ombres très présentes. Les visages eux aussi adoptent des traits reconnaissables, comme les sourcils épais, les yeux plissés et noyés dans une masse, le bord de la lèvre inférieure… Les arrières-plans, enfin, sont parfois occupés par des traits complémentaires qui viennent remplir les vides. De manière générale, c’est également plus chargé. Mais plus généreux aussi.
Amazing Spider-Man #69, par John Romita.
D’une manière générale, certains commentateurs s’accordent à dire que sous les expressions fantaisistes que Stan Lee réserve aux crédits (le distinguo entre « storyboards » et « illustrations », par exemple), la réalité, c’est que Romita partageait le boulot avec Mooney, ainsi qu’avec les autres dessinateurs qui intervenaient sur la série (John Buscema ou Gil Kane). On en conclut deux choses : d’une part que la véritable identité graphique de la série, c’est Romita (après tout, jusqu’à McFarlane, Peter Parker était dessiné sur un modèle imposé par Romita, et les rares auteurs qui officiaient dans la lignée de Ditko, notamment Hannigan ou Frenz, faisaient figure d’exception). D’autre part que les encreurs pouvaient parfois occuper un rôle plus large que celui de simple « repasseur ». Et je pense qu’il faut voir les interventions de Mooney dans ce sens : il devait participer aux crayonnés, ou bien récupérer des dessins parfois succincts, à charge pour lui de les développer. Après tout, à cette époque, Jim Mooney est déjà un dessinateur chevronné, qui a travaillé sur de nombreuses séries chez DC, y compris Supergirl. Un artisan solide sur lequel Marvel peut se reposer.
Amazing Spider-Man #72, par John Buscema.
Durant de nombreuses années, le dessin d’Amazing Spider-Man a été un travail collectif, offrant pourtant une étonnante unité graphique due, on l’a dit, à la présence d’un pivot central, Romita, qui orchestre les planches et doit retoucher beaucoup (on peut sans doute y voir l’ébauche de son futur boulot de directeur artistique), et de deux encreurs qui maintiennent le lien. Il arrive donc à Jim Mooney d’encrer des planches de John Buscema. Sur cet exemple, on retrouve les zones d’ombre dans les drapés, l’épaisseur des traits du visage, autant de petits tics caractéristiques de Mooney.
Amazing Spider-Man #126, par Ross Andru.
Pendant quelques années, Mooney va être éclipsé, que Romita se charge d’une partie de l’encrage ou bien que Gil Kane privilégie le travail de Frank Giacoia. Quand Ross Andru arrivera sur le titre, il sera accompagné de son compère de toujours, Mike Esposito, qui se chargera aussi des fill-ins ainsi que des premiers épisodes de Keith Pollard, assurant le lien visuel sur le titre. Mais au détour d’un épisode, Andru et Mooney seront associés. On y retrouve son goût pour les ombres affirmées (sur les visages ou les décors), les traits épais… En case 6, la mâchoire de Kangaroo n’est pas cernée par un trait souple et régulier, mais au contraire par une ligne cassante assez représentative.
Amazing Spider-Man #189, par John Byrne.
Jim Mooney revient sur la série des années plus tard, à l’occasion d’un très sympathique diptyque dessiné par John Byrne (quand il y avait des remplaçants, à l’époque, c’était pas n’importe qui). En 1978, Byrne livrait déjà des planches denses et riches. Avec Mooney, il y a une certaine simplification, notamment dans les drapés. Mais les cernés restent épais et l’ensemble assez reconnaissable. C’est peut-être Byrne qui y perd, en somme.
Mais ça reste quand même du bon calibre. Allez, j’en mets une deuxième, pour le plaisir.
Amazing Spider-Man #197, par Keith Pollard.
Mooney se réinstalle progressivement dans la série notamment avec les épisodes de Keith Pollard (qui devait compter parmi les valeurs sûres de l’éditeur : il aura dessiné les sagas menant à Amazing Spider-Man #200, à Fantastic Four #200, à Thor #300…). Le zoom avant sur le visage du Kingpin est représentatif du travail de Mooney, avec les sourcils épais, profondément noirs et sans relief.
Amazing Spider-Man #211, par John Romita Jr.
Quand un jeune dessinateur, remarqué sur Iron-Man (où il était soutenu par Bob Layton) arrive sur une série où son père a brillé, il a besoin d’un coup de main, et il trouve en Jim Mooney un allié de poids, garant d’une certaine continuité.
Parallèlement à son activité sur Amazing, Mooney a travaillé aussi sur Spectacular, parfois comme encreur, parfois comme dessinateur.
Spectacular Spider-Man #7, par Sal Buscema.
Voilà une entrée en matière dont Sal Buscema maîtrise les codes à merveille. Comme disait, je crois, Christophe Darras dans Scarce, « il n’a pas inventé la poudre, mais il sait la faire parler ». Le voyou blond qui dit « cripes », sa main est typique du travail du dessinateur. Mais l’encreur utilise des contours plus épais pour y donner du volume. De même, sur le dos du personnage en premier plan, sur la masse de cheveux du blond ou dans les plis des vêtements, Mooney rajoute des ombres épaisses contribuant à donner du volume.
Spectacular Spider-Man #11, dessiné par Jim Mooney et encré par Mike Esposito.
Quelques épisodes plus tard, Mooney dessine un récit écrit par Chris Claremont et mettant en scène Spidey et Medusa (je soupçonne que ce soit à l’origine un Marvel Team-Up, les deux auteurs ayant travaillé sur cette série…). Avec le trait plus régulier d’Esposito, certains tics de Mooney disparaissent ou sont atténués (le contours inférieur de la lèvre, par exemple). Les ombres dans les plis sont présentes, mais réduites. Esposito trace des contours nettement plus minces, ce qui contribue à aplatir l’image.
Spectacular Spider-Man #25, dessiné par Jim Mooney et encré par Frank Springer.
Quand il est encré par Springer, on remarque que son compère semble restituer des astuces qui correspondent au travail d’encrage de Mooney : plus d’ombres, des drapés travaillés, des modelés.
Spectacular Spider-Man #37, dessiné par Jim Mooney et encré par Pablo Marcos.
Quand Marcos l’encre, certains aspects demeurent (la lèvre inférieure…), mais l’encreur alterne les traits épais et les traits fins, ainsi que quelques effets de matière qui lui sont propres.
Spectacular Spider-Man #41, dessiné et encré par Jim Mooney.
Cet épisode a la particularité (outre qu’il recycle peut-être aussi une intrigue prévue pour Team-Up, tant la vie universitaire de Peter semble réduite à portion congrue) de montrer Mooney encré par Mooney. Et l’on se rend compte alors de l’importance de son encrage sur les autres dessinateurs.
Spectacular Spider-Man #42, par Mike Zeck.
On reconnaît très bien le dessinateur de Master of Kung-Fu et de Captain America, on imagine donc sans mal des crayonnés précis. Sur lesquels Mooney applique ses recettes.
Spectacular Spider-Man #49, dessiné par Jim Mooney et encré par Bruce Patterson.
Plus étrange, cette rencontre entre l’encre fouillée et pleine de détails de Patterson, qui aime donner des effets de matière partout, avec le crayonné classique et parfois un peu raide de Mooney.
Spectacular Spider-Man #50, par John Romita Jr.
Autre collaboration entre Romita Jr et Mooney, à l’occasion de laquelle on retrouve les tics de ce dernier, et l’on constate que les deux styles se marient bien.
Spectacular Spider-Man #51, par Marie Severin.
Le dessin classique de Marie Severin s’associe fort bien avec l’encrage de Mooney, un peu comme si les deux illustrateurs, qui ont une carrière voisine et des références communes, parlaient le même langage. On repère les traits épais de contours et les aplats pour les zones d’ombre.
Spectacular Spider-Man #52, par Rick Leonardi.
On ne reconnaît pas énormément Leonardi, alors encore débutant à l’époque. L’encrage de Mooney est clairement un outil destiné à conférer aux planches une allure maison correspondant à la tonalité de la série.
Spectacular Spider-Man #55, par Luke McDonnell.
C’est le cas ici aussi : la série accueille de jeunes dessinateurs qui se feront remarquer plus tard (McDonnell laissera des périodes mémorables sur Iron Man ou Suicide Squad), et Mooney est chargé de les présenter sous leur meilleur jour, ce qui revient à lisser les défauts mais aussi les signes distinctifs.
Spectacular Spider-Man #56, par… Jim Shooter !
Ici, Mooney dessine et encre à partir d’un découpage fourni par le rédacteur en chef de l’époque.
Spectacular Spider-Man #60, par Ed Hannigan.
E Hannigan laissera des épisodes mémorables par la suite, en convoquant l’influence de Steve Ditko, mais aussi de Will Eisner. Il sera aidé l’encreur Rick Magyar, qui utilisera d’autres astuces (des trames, par exemple). Mais pour l’heure, il se fond dans la masse des dessinateurs, d’autant qu’il arrive sur une intrigue lancée depuis longtemps. On voit que les anatomies sont définies par des masses sombres entourant les muscles, et que les décors contiennent aussi de généreux effets de matière permettant d’encadrer les personnages. Mooney n’économise pas son encre.
Spectacular Spider-Man #63, par Greg LaRocque.
Spectacular Spider-Man #65, par Bob Hall.
Spectacular Spider-Man #71, par Rick Leonardi.
Cette fois, le dessinateur affirme nettement plus son style, et les ombres de Mooney s’y prêtent assez bien.
Spectacular Spider-Man #73, par Al Milgrom.
Al Milgrom arrive sur la série au moment de la grande guerre des gangs entre Octopus et le Owl. Le dessinateur a un style un peu raide, et Mooney met en avant le style propre à Spidey, avec un soin évident aux décors urbains. Mais on note qu’il n’hésite pas à appuyer sur les aplats noirs afin de renforcer l’ambiance un peu polar qui prévaut à l’époque.
Jim