Voilà quelques extraits:
"]*Serrant les dents, il regarda le paysage autour de lui. Les hommes n’étaient arrivés que depuis peu de temps sur ce monde. Quelques siècles tout au plus. Ils n’avaient pas encore réussi à le modeler, à le rendre totalement vivable. Travailler une terre, la pousser à porter du fruit et à se transformer, cela demandait du temps, une patience de plusieurs générations. Parfois, la terre s’avérait trop rétive et rejetait la houe du cultivateur. Alors les hommes partaient, trouvaient une autre terre et recommençaient. Pour se qu’en savait Wangen, ses ancêtres avaient erré pendant quinze générations sur un monde lointain avant de lâcher prise, de partir puis d’arriver sur celui qui lui avait donné naissance. Cinq ou six cent ans auparavant, son ancêtre avait, accompagné de quelques autres, décidé de défricher un nouveau désert, sur une autre planète. Les cantres nautes l’y avait conduit, et il avait commencé un ouvrage poursuivi par ses descendants.
Quand Wangen avait quitté ses terres, ce monde était devenu, pour partie, un presque paradis. Autour des villages s’étendaient des collines verdoyantes et même quelques petites forêts. Près d’un quart de la planète avait ainsi changé de visage. Mais pour une réussite de ce genre, combien de mondes désolés qui l’étaient demeuré ? Beaucoup. Trop, sans doute. Combien d’hommes épuisés à une tâche impossible et qui n’avaient pas eu le courage de l’ancêtre, de tout recommencer ailleurs en espérant une faveur divine ? Des myriades.
Le sol de ce monde lui semblait impropre, alors qu’il voyait défiler étendue rocailleuse après étendue rocailleuse. Trop rouge, trop riche en ce métal gris et maudit que maniaient les Anciens pour construire leurs armes de guerre et leurs blasphèmes.*
"]Wangen risqua un œil à son tour. L’objet qui approchait dans la nuit immense n’était ni une nef, ni une barge. Cela ressemblait plutôt à une monture sur laquelle était juché le drone le plus répugnant qu’il eut jamais contemplé en face. Installé à califourchon sur une selle d’orichalque, l’être difforme fixait la barge des fugitifs avec des yeux grands comme des assiettes, aux pupilles immenses, des gouffres sans fond conçus pour y voir même dans les ténèbres séparant les mondes. Ses doigts filiformes au bout de bras démesurés s’agrippaient à des pommeaux répartis le long des flancs de son étrange cavale et dansaient, bondissant de l’un à l’autre à chaque fois qu’il avait un ordre à lui transmettre. Derrière lui, l’on devinait d’autres formes semblables. C’étaient donc cela, les fameux limiers montant la garde le long des routes du Mental, traquant les voyageurs trop faibles pour résister à leur sauvagerie. Ils étaient la raison pour laquelle, depuis deux millénaires au moins, les hommes qui s’éloignaient par trop de leurs territoires privilégiaient les immenses et lourdes nefs, que les limiers ne pouvaient espérer violer qu’au prix de pertes monstrueuses dans leurs propres rangs. Une barge isolée n’avait guère de chance de leur résister, surtout conduite par un drone qu’on n’arrachait à l’influence de ses maîtres qu’au prix d’un effort aussi conséquent que continu.
"]Les venelles étaient tortueuses et en pente, et Wangen trébuchait plus qu’à son tour, rattrapé à chaque fois par un gantelet de métal lui broyant l’épaule pour le remettre debout.
Ils traversèrent une rue plus large, tout en bas, dont le caniveau central recueillait toutes les eaux des alentours, y compris les plus sales. Il fallait trouver des gués faits d’épaisses dalles souillées émergeant du flot brunâtre, et même ainsi l’ont était pas certain d’échapper aux éclaboussures puantes.
De l’autre côté, le groupe s’engouffra dans un nouveau réseau de petites rues, plus rectilignes et parfois pavées. Les maisons étaient plus récentes, certaines étaient même bâties en pierre et nanties de portes de bois épais et clouté d’airain le teintant de traînées vertes là où la pluie l’avait attaqué.
Au détour de ce qui semblait être un entrepôt, ils se retrouvèrent bloqués par une charrette de légumes ayant heurté une borne et versé. La rue était totalement bouchée par les chevaux paniqués, les gamins tentant de chaparder les victuailles ayant roulé sur le pavé, les sergents de ville tentant de contenir la foule et ne faisant qu’ajouter au chaos.
Le petit peloton de licteurs fit halte devant le volet baissé à l’horizontale d’un petit estaminet donnant sur l’extérieur. Épuisé par ce brouhaha et ce grouillement envahissants, qui contrastaient avec ce qu’il avait pu vivre ces dernières semaines, Wangen s’adossa à un mur, puis s’assit, haletant de soif.
« Qu’a-t-il fait, ce pauvre garçon ? »
Il leva la tête. Derrière son comptoir, l’aubergiste le regardait avec compassion en essuyant des écuelles.
« Il a partagé le pain des hérétiques » rétorqua sèchement un licteur massif.
L’homme eut un léger mouvement de recul. Wangen lui adressa un triste sourire.
« C’était cela ou mourir de faim, l’ami. »
Le boutiquier le contempla un bref instant, le jaugeant du regard, puis lui tendit un gobelet contenant une infusion d’herbes.