[quote=« Michel Temman »]*Avant de s’attaquer à Kids Return, Takeshi Kitano a tourné cinq films : trois polars (Violent Cop, Boiling Point et Sonatine), une comédie (Getting any ?) et une chronique adolescente (A Scene at the Sea).
Autant de films qui ne reçoivent que de maigres critiques positives dans son pays natal, mais qui assurent néanmoins à Kitano le début d’une reconnaissance internationale.
Peu de temps après avoir achevé Getting Any ?, le réalisateur est victime d’un accident de scooter qui le laisse partiellement paralysé du côté droit du visage. Cet accident – que Kitano évoquera plus tard comme une tentative de suicide plus ou moins inconsciente – laisse une marque indélébile qui a fini par devenir au fil du temps une sorte de « trademark » de l’acteur. Mais le trauma n’est pas seulement physique et lui laisse aussi de profondes séquelles psychologiques. Kitano se met alors à revoir sa vie, ses ambitions et les centres d’intérêt qu’il souhaite développer au cinéma. Le cinéaste n’a qu’une seule envie : retourner le plus rapidement possible derrière la caméra pour tourner un nouveau film. Film qui sera bien éloigné, cette fois-ci, des odyssées violentes qui ont principalement contribué à sa renommée.
Sa convalescence finie, il s’attaque donc à une nouvelle oeuvre, Kids Return (1996).
Son retour aux plateaux ne se fait pas sans difficultés : son précédent tournage, celui de Getting Any ?, a été difficile, et lui a laissé un goût amer.
Les choix personnels du cinéaste, ainsi que l’orientation globale de l’histoire, ne font pas l’unanimité au sein de son équipe et beaucoup s’opposent – plus ou moins ouvertement – aux décisions du cinéaste. Kitano se sent isolé durant le tournage. La fatigue, cumulé aux problèmes qu’il rencontre sur le plateau, contribue à son accident. Alors qu’il est en pleine – et difficile – convalescence, Getting Any ? sort enfin et est tout autant rejeté par la critique que boudé par le public. C’est un nouveau coup dur pour le cinéaste. Kids Return va être pour lui une authentique renaissance.
« Kids Return a (…) été le film du salut, de la rédemption. Je voulais faire un film simple, marquant un nouveau départ. Le but était qu’il divertisse, tout en atteignant un certain niveau artistique, afin, si possible, d’être apprécié par la critique internationale. »
Si le cinéaste a en amont des doutes quant à ses capacités à repartir sur un tournage et réaliser à nouveau un film, il retrouve immédiatement ses repaires une fois sur le plateau. Il est aidé en cela par une équipe qu’il connaît déjà et qui, cette fois, est totalement à l’écoute du cinéaste : son chef-opérateur, Katsumi Yanagijima, l’éclairagiste Hitoshi Takaya… Il démarre aussi avec ce film de nouvelles collaborations, comme avec son assistant Hiroshi Shimizu, ou le chef décorateur Tatsuo Ozeki, qui le suivront sur plusieurs de ses projets suivants. Enfin, il retrouve celui qui a tant contribué à l’élaboration de l’atmosphère si particulière de son travail, le compositeur Joe Hisaishi.
Devant la caméra, il engage de nouveau son acteur fétiche, Susumu Terajima qui interprète un yakuza, rôle qui lui colle à la peau. Pour le reste, ce sont soit de nouveaux venus dans le milieu, soit des acteurs avec lesquels il travaille la première fois. Comme l’ancien rocker Ryo Ishibashi que Kitano engagera ensuite dans Aniki, mon frère. Yuko Daike, jeune actrice que Kitano fait jouer pour la première fois au grand écran, deviendra aussi une collaboratrice régulière du cinéaste, qui la filmera dans quatre de ses films ultérieurs. Dans Kids Return, et pour la seconde fois, Kitano n’apparaît pas.
Une décision provenant du producteur Masayuki Mori qui souhaite que le cinéaste se consacre exclusivement au scénario et à la réalisation. « Mon producteur (…) voulait que j’écrive seul le scénario, un peu comme on écrit un livre. »
Le tournage démarre à l’automne 1995 et, comme à son habitude, Kitano se laisser aller à de nombreuses réécritures du scénario et d’improvisations tout au long du tournage. Parfois, pour faciliter le travail de Ken Kaneko et Masanobu Ando qui n’ont aucune expérience, parfois suite à de soudaines inspirations. La salle de boxe qui tient une place centrale dans le film et qui respire l’authenticité est une reconstitution complète effectuée dans un hangar.
Kids Return est le fruit direct de l’accident de moto qu’a connu Kitano.
Un accident qui l’a amené à regarder en arrière et se replonger dans son propre passé. Dans un premier temps, Kitano réfute le caractère autobiographique du film, évoquant plutôt le parcours de camarades de classe qui l’auraient inspiré.
Si, effectivement, le cinéaste aborde en filigrane, au travers des différents personnages secondaires, le parcours de certains de ses anciens camarades d’école, il insère de nombreux éléments personnels dans la création de ses deux personnages centraux, Masaru et, surtout, Shinji. C’est en particulier ce dernier qu’il modèle à son image.
Le film est un retour nostalgique - mais pas idyllique - sur l’adolescence et les choix cruciaux qui peuvent déterminer la trajectoire d’un individu. Les deux adolescents du film, qui s’essaient au manzai (forme de stand-up japonais), puis à la boxe avant de fricoter avec les yakuzas pour l’un d’eux, sont des émanations du jeune Kitano.
Outre la « stand-up comedy » qui a été la porte d’entrée de Kitano dans le monde du spectacle, le cinéaste a aussi expérimenté la boxe et connaît bien le monde interlope de la mafia nippone. De nombreux yakuzas vivaient et travaillaient dans le quartier où il a grandi – certains de ses camarades d’école ont d’ailleurs effectivement rejoint leurs rangs - et, plus tard, le monde du showbiz nippon lui a fait régulièrement côtoyer des mafieux.
Kids Return est un film-monde, où tous les lieux et personnages sont interconnectés, formant une entité complète parfois complexe.
Masaru et Shinji sont plus des personnages centraux que principaux.
Kitano développe au travers de son récit une myriade de points de fixation, donnant à tous les personnages qui figurent à l’écran une authentique profondeur. Le cinéaste travaille comme un peintre, chaque incrustation de personnage étant là pour donner un sens à une fresque globale.
Que ce soit Sachiko, la serveuse du bar, et sa mère; Hiroshi, le jeune amoureux transi qui finit par devenir taxi et mourir dans un accident; le trio de petites frappes fréquentant le même lycée que Shinji et Masaru…
Tous apportent une pierre importante à l’édifice cinématographique créé par Kitano. Et si le film est nostalgique, le constat final est sans appel pour le cinéaste, même s’il est conscient que la fin a souvent été mal comprise. Pour lui, ses deux « héros » ont gâché toutes leurs chances et ne s’en sortiront pas.
« Kids Return est le genre de film, d’expérience qui vous marque. Quand je l’ai réalisé, c’est comme si j’étais monté dans une machine à remonter le temps. Après mon accident et l’immobilisation qui a suivi, Kids Return a été le film de ma réadaptation à la société. »
Kids Return est le premier film de Takeshi Kitano à recevoir un large consensus dans son pays, aussi bien de la part de la critique que du public. Le film est salué par de nombreuses récompenses au Japon – Kitano reçoit notamment le prix du Meilleur Réalisateur aux Japanese Professional Movie Awards - et devient rapidement à l’étranger l’une des œuvres majeures du cinéaste.
Étonnamment, en 2013, Takeshi Kitano a donné le feu vert pour la réalisation d’une suite à son film, Kids Return : The Reunion. Une production Office Kitano, tourné par l’assistant réalisateur de Kitano sur ce film, Hiroshi Shimizu (devenu entre-temps réalisateur lui-même), et offrant un nouveau casting pour jouer les personnages de Shinji et Masaru.
(Propos de Kitano, tirés de Kitano par Kitano, édition Grasset)*[/quote]