The Invisibles #12 (volume 1, septembre 1995)
Best Man Fall
scénario: Grant Morrison
dessin/encrage: Steve Parkhouse
Morrison met de côté ses concepts métaphysiques et ses intrigues conspirationnistes pour raconter une histoire plus accessible et intimiste, qui lui permet de raconter le destin de Bobby Murray, un garde anonyme qui meurt au détour d’une case, tué lors d’une fusillade dès le premier numéro de la série. Ce portrait que dresse Morrison, qui fait la part belle aux tranches de vies dans leurs bons et mauvais côtés, permet d’amener une pause bienvenue, un intermède basé sur le travail de caractérisation et de storytelling, dont l’intérêt principal réside dans l’approche choisie et la qualité d’écriture.
Au début, on ne sait pas quelle est la cause de sa mort, et on se demande pourquoi il a droit à ce traitement spécial (après tout pourquoi lui et pas un autre ?) et puis on remonte le fil des événements de manière aléatoire en naviguant dans le temps, par le biais des divers flashbacks, qui démarrent au moment des derniers instants du personnage mourant. Celui-ci voit sa vie défiler devant ses yeux dans le désordre, et les lecteurs la découvrent par la même occasion.
La narration alterne les époques, passant d’un extrême à un autre, usant des possibilités propres au médium, jouant avec les ellipses et les récurrences thématiques. Le lecteur est le seule juge des actions du personnage, qui en l’espace d’une vingtaine de pages est passé du statut de figurant insignifiant à celui de figure centrale de ce récit auto contenu admirable.
Morrison réalise là un véritable tour de force narratif, en arrivant à faire en sorte que l’on s’attache à un personnage qui était au départ assez unidimensionnel. Avec cette démarche très intéressante de mettre sous les feux des projecteurs un personnage obscur, le scénariste profite de ce regard sensiblement différent pour revisiter des événements passées sous un nouvel angle.
Vu à travers un prisme autre que ceux des personnages principaux, King Mob paraît soudainement moins héroïque, évacuant du coup le risque de manichéisme (chacun est représenté avec ses bons et mauvais côtés qu’il s’agisse de Mob ou Bobby). La situation est inversée, d’autant que c’est Mob qui paraît plus inhumain dans cette version, cette fois-ci c’est son propre masque qui lui donne un air inquiétant, il personnifie et fait ressurgir les inquiétudes et les difficultés auxquelles Bobby a fait face durant toute son existence (sa phobie d’enfance, la rancune de son frère, la maladie de sa fille, la guerre des Malouines, et enfin sa propre mort).
Morrison questionne ainsi le rapport des lecteurs à la violence et son risque de banalisation, et plus largement à la mort dans les comics, qui est tellement récurrente et galvaudée, utilisée comme un élément narratif parmi d’autres (surtout durant cette période des 90’s où pullulent les anti-héros cyborgs/ninjas qui tuent à tout va) au point qu’elle semble perdre son sens et son impact.
Il critique ainsi les excès de l’époque (le « Grim & Gritty » semble clairement visé) et procède également à une sorte d’auto-critique vu la nature rétrospective de l’histoire, et le fait que King Mob est un avatar morrisonnien.
Confronté aux conséquences de ce conflit et aux coûts qu’il entraine, Dane apprendra ainsi la dure leçon de cette expérience acquise, puisque après avoir tué il décide, contrairement à Mob, de plus jamais le refaire.
Du coup les personnages tués ne sont pas des figures interchangeables mais bien des humains que l’on apprend à connaître, un peu comme si Lucas décidait de s’intéresser à la vie d’un stormtrooper en particulier (Ennis avec d’ailleurs écrit une situation similaire pour un épisode de Star Wars Tales) ce qui est tout de même un privilège rare pour des personnages secondaires qui font plus parti du décor qu’autre chose, par exemple pratiquement aucun des ninjas de la Main n’a bénéficié d’un tel focus, si ce n’est Kirigi (ce qui est logique vu son statut particulier de boss de fin de niveau).
Au travers de ce récit, on découvre ainsi un personnage imparfait, faillible, attachant, qui permet de se rendre compte que n’importe quel personnage secondaire (Bobby n’était au départ guère que de la chair à canon) à une histoire qui mérite d’être racontée, susceptible qui plus est d’aboutir à un grand éventail de possibilités narratives, ce qui donne lieu dans ce cas précis à un drame poignant.