L'INCONNU (Tod Browning)

REALISATEUR

Tod Browning

DISTRIBUTION

Lon Chaney, Joan Crawford, Norman Kerry…

INFOS

Long métrage américain
Genre : thriller inclassable
Durée: 50 mn (initialement 65 mn)
Année de production : 1927

SYNOPSIS

Alonzo the Armless travaille dans un cirque de la banlieue madrilène ; privé de ses deux bras, il est…lanceur de couteaux, qu’il manie avec ses pieds à l’agilité quasi surhumaine. Secrètement amoureux de Nanon, une autre artiste du cirque, il découvre que celle-ci a développé une phobie du contact masculin : elle ne supporte pas d’être touchée et surtout prise dans les bras par un homme. Alonzo semble l’amant idéal pour la jeune femme, mais il cache en fait un encombrant secret.

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Et quitte à se décoller un peu de l’actualité ciné, pourquoi ne pas franchement remonter dans le temps et se livrer à l’évocation d’un monument du cinéma muet ? « L’Inconnu » de Tod Browning est de ces films prisés par les cinéphiles et largement…inconnus (!!) du grand public. C’est pourtant une perle, un des films les plus originaux et fous de l’histoire du cinéma. Revu cette semaine, le film m’a donné envie d’en dire un mot.

Un mot de Tod Browning d’abord : cinéaste majeur de l’ère du muet aux Etats-Unis, proche (et assistant) du « père » du cinéma classique D.W. Griffith, Browning est ce que l’on appelle un enfant de la balle, tournant adolescent avec un cirque où il joue le numéro d’un homme enterré vivant. Auteur, comme nombre de ses pairs de l’époque (Allan Dwan par exemple a réalisé durant sa carrière…500 films ; prends-en de la graine, Tarantino !!), d’un nombre incalculable de courts, longs et moyen-métrages, Browning est essentiellement connu pour trois films : « L’Inconnu » (1927), « Dracula » (1931) et « Freaks - La Monstrueuse Parade » (1932).
S’il est le moins fameux des trois, le premier est peut-être LE chef-d’oeuvre de Browning, d’après les spécialistes. L’aura de son « Dracula », par contre, éclipsa jusqu’au nom de son réalisateur. C’est la variation la plus célèbre sur le célèbre roman de Bram Stoker (mais pas la première, « Nosferatu » de Murnau en étant une adaptation officieuse) : plus encore peut-être que l’incarnation du transylvanien par Christopher Lee des années après, c’est cette version incarnée par Bela Lugosi (déjà détenteur du rôle au théâtre, il s’est fait enterré avec la cape du célèbre vampire, c’est dire s’il a été marqué par ce rôle…) qui s’est durablement incrusté dans l’imaginaire collectif. Pourtant, le film en lui-même n’est pas irrésistible : on a évoqué à ce sujet une difficulté de Browning à s’adapter, en termes de direction d’acteurs, au passage du muet au parlant.
Une légende cinéphilique tenace prétend même qu’un petit film espagnol tourné dans le même temps, dans les mêmes décors, avec en partie le même casting, lui serait largement supérieur, ce que je demande à vérifier tout de même…

« Freaks », c’est une autre paire de manches, si vous me permettez ce jeu de mots foireux. J’ai personnellement été, gamin, totalement traumatisé par ce film incroyable lors d’une diffusion au « Cinéma de minuit » de Patrick Brion, sur la 3. C’est le film qui finit de cimenter la thématique de la « monstruosité comme spectacle », omniprésente chez Browning, et c’est aussi évidemment une oeuvre séminale qui influença aussi bien Tim Burton que David Lynch (« Elephant Man », évidemment, mais pas que…).

« L’Inconnu » contient en germes les thématiques des deux autres films majeurs de Browning : l’action se focalise sur un « monstre », dans un cirque, et le personnage principal, indubitablement mauvais, est pourtant source d’un pathos insondable auprès du spectateur.
Il faut dire un mot du colossal interprète d’Alonzo the Armless : c’est Lon Chaney (à ne pas confondre avec Lon Chaney Jr, son fils, interprète par exemple du « Loup-Garou » des années 40 chez Universal) un des acteurs mais aussi des artisans les plus cruciaux de l’ère du muet. Il était en effet le concepteur de ses propres maquillages et révolutionna cette pratique dans les années 10 et 20 : il faut voir son visage (qui m’a terrifié gamin, sur la foi d’une simple photo) dans « Le Fantôme de l’Opéra » de 1925. Ici, il interprète un manchot à l’agilité pédestre surhumaine : Chaney travailla avec un authentique manchot, et livre une performance à peine croyable dans le film (il fume des clopes et tient des verres à pied…avec les pieds, donc). Il aurait dû être le « Dracula » de Browning, mais décèdera prématurément en 1930.

Le film est très court (dans sa version la plus répandue, 50 mn ; manque à cette version une scène cruciale vers la fin, mais rien de rédhibitoire cependant), et par contrecoup, extrêmement dense (voilà l’archétype du film « tout sauf ennuyeux »). Il serait criminel de dévoiler les nombreux rebondissements du film, car les découvrir « vierge » fait partie du charme de l’expérience, mais pour ceux qui auront la flemme :

au bout de 10 minutes, on découvre qu’Alonzo est en fait un criminel recherché par la police. En guise de couverture, il travaille au cirque…mais simule la perte de ses bras, bien présents, sous une sorte de corset (qui faisait souffrir le martyre à Lon Chaney durant le tournage). Par amour pour Nanon, sachant qu’il ne pourra la duper longtemps, il décide…de se faire amputer les deux bras !! Hélas, entretemps Nanon a surmonté sa phobie, et tombe dans les bras (littéralement) de Malabar, l’Hercule du cirque. Fou de rage, Alonzo cherchera à saboter un numéro de l’homme fort pour lui arracher les deux bras…

Une trame pour le moins originale, vous en conviendrez. Porté par un Lon Chaney impérial, le film (écrit par Browning adaptant ici un roman de Mary Roberts Rhinehart, « K ») est authentiquement surréaliste dans ses péripéties : il y aurait certainement une analyse psychanalytique à en faire (symbole de la castration volontaire ?) mais elle m’intéresse personnellement assez peu. Comme disait Félix Guattari, le cinéma a plus à apporter à la psychanalyse que la psychanalyse au cinéma. Il suffit par conséquent de se laisser envoûter par ces images sidérantes, Browning développant qui plus est une réflexion d’une profondeur inouïe sur les notions de visible et d’invisible, qu’il couple judicieusement à la thématique de la monstruosité. Pour Browning, la monstruosité, l’altérité, la différence ne sont supportables pour la société qu’à condition d’être transformées en spectacle (« Freaks » est donc tout entier déjà là).
Alonzo constitue de plus une figure tragique extrêmement originale : personnage mauvais et cruel, Browning parvient tout de même à nous rendre ses actes, même les plus insensés, parfaitement compréhensibles à défaut d’être excusables. Le tragique d’Alonzo, c’est qu’il est perpétuellement en « retard », à contretemps : une caractéristique qui s’accommode mal avec les choix drastiques que le personnage opère.

Authentique histoire d’amour fou, parmi les plus tordues et les plus déchirantes jamais conçues, « L’Inconnu » est un film magique et troublant, révéré par nombre de cinéates, et non des moindres : Alejandro Jodorowsky consacrera son barré « Santa Sangre » à un long hommage à Browning et en particulier à ce film là (et, par ricochet, Refn en fait autant avec « Only God Forgives » qui lorgne sur « Santa Sangre »).
A condition de ne pas être de ces insupportables têtes à claques (j’en connais plein…) pour qui un film réalisé avant 1980 est un « vieux film » irregardable, voilà mon chaleureux conseil pour les avides de curiosités, d’authentiques curiosités, car comme disait le regretté Alain Resnais : « quand je veux des idées fraîches et un regard neuf, je regarde un film des années 20 ».

De tous les Universal Monsters, c’est justement le Dracula de Tod Browning que j’ai toujours trouvé le moins abouti (même si j’aime le film). J’adore la photo, la direction artistique, une imagerie fantastique soignée; j’aime moins le jeu outré de Bela Lugosi et une réalisation moins inspirée que pour les films précédents de Browning (on dit d’ailleurs que Karl Freund, le DP, aurait été le co-réalisateur officieux du film). Je suis plus impressionné par le travail de James Whale sur Frankenstein et La Fiancée reste pour moi un des grands chefs d’oeuvre du genre, parcouru d’idées et de plans absolument hallucinantes. Je crois que je ne m’en lasserai jamais…
Comme toi, je ne manquais pas le Cinéma de Minuit lorsqu’un Tod Browning était diffusé. Le jeu de Lon Chaney dans L’Inconnu est fascinant et même après toutes ces années, j’ai encore quelques unes des images les plus fortes du film dans la tête…tout comme Freaks, que j’ai vu plus souvent et qui reste mon film préféré du réalisateur. Traumatisant, tu l’as dit…et toute l’histoire qui entoure le long métrage est également très intéressante comme cette demi-heure coupée avant l’exploitation et qui est depuis considérée comme perdue.

Aaaaah, le contraire m’aurait étonné, Doc. :wink:

Tout à fait d’accord quant à son « Dracula », je préfère également de loin le « Frankenstein » de Whale (autre usine à fantasmes pour les cinéastes, jetez un oeil à « L’Esprit de la Ruche » de Victor Erice…). Par contre, honte à moi, je n’ai jamais vu « La Fiancée… », désormais assez communément admis comme supérieur à son modèle.

Pour les coupes, je crois qu’il existe tout de même une copie (unique) du film, pas tout à fait intégrale, mais presque. Les manques ne seraient pas vraiment gênants apparemment à l’exclusion d’une scène :

après son amputation, Alonzo tue les seuls témoins, à savoir le toubib et surtout son seul ami, Cojo, dont l’absence lors de la scène finale ne s’explique pas sinon. Du coup, dans la version de 50 mn, le seul meurtre commis par Alonzo est celui du père de Nanon, un tortionnaire probablement responsable de sa phobie des hommes. Cela renforce presque « l’empathie » du spectateur pour Alonzo…

Sinon, oui, entre « L’Inconnu » et « Freaks » mon coeur balance, mais pour l’impact initial inoubliable, je dirais « Freaks » aussi…

Nom-de-Zeus ! Mais qu’est ce que tu attends ? :wink:

Je sais, je sais… :blush:
Il suffit qu’on en parle et j’ai qu’une seule envie, là, c’est de le mater.

Je me demandais si tu es familier du travail du fils de Lon Chaney, Creighton, plus connu sous le nom de Lon Chaney Jr…ce qui lui a fait peut-être plus de mal que de bien d’ailleurs, comme si ce nom était une ombre au-dessus de sa tête. Pas facile de rivaliser avec l’intensité du jeu de son illustre paternel, mais son physique et une certaine bonhomie naturelle (on le disait très doux tout en étant capable de déclencher des bagarres homériques sous l’effet de l’alcool) pouvaient se révéler aussi touchants qu’inquiétants par moment (il a beaucoup joué les vilains et les monstres). Il était très bon en Lennie dans le Des Souris et des hommes de 39 ainsi qu’en Loup-Garou bien sûr…beaucoup moins en vampire ou en monstre de Frankenstein par contre.

Freaks est dans mon top 10 de films préférés, tous genre confondus.

J’en attendais pas moins de toi non plus, 'fab !!

Non, pas vraiment. Pour être franc, je ne me souviens de lui que pour le « Loup-Garou », mais j’ai cru comprendre en effet que sa carrière était moins marquante que celle de son illustre paternel. J’ai cru comprendre aussi qu’il s’était majoritairement orienté vers des prods télévisuelles à compter des années 50…

Bill Nelson