MARY JANE & BLACK CAT - BEYOND SPECIAL (Jed McKay / C.F. Villa)

Il se passe actuellement quelque chose autour du lettrage qui correspond à ce qui s’est passé autour des couleurs il y a, disons, vingt-cinq ans. À savoir qu’on aassiste à l’émergence d’une génération de lettreurs qui connaissent très bien le fonctionnement des logiciels, mais qui n’ont pas la culture esthétique qui va avec. Ce sont de bons exécutants, et dans la plupart des cas ça marche, mais les fautes de goût ou l’absence de finesse sont palpables.
On a donc, d’un côté, encore des lettreurs qui ont débuté à l’ancienne (des Todd Klein, des Tom Orzechowski…) et qui ont cette sensibilité qui fait la différence, et quelques-uns des plus jeunes qui ont compris plein de choses (quand Robert Kirkman assurait son propre lettrage, il travaillait dans la lignée d’un Workman, mais comme il faisait l’emplacement des bulles puisqu’il était scénariste aussi, ça lui permettait de faire tout seul le dialogue entre l’auteur de l’histoire et le metteur en mots) à l’exemple d’Ed Dukeshire, et de l’autre une vaste majorité de gens qui apprennent en faisant, et parfois, ça coince.
Je pense que ce syndrome générationnel s’étend aussi aux équipes éditoriales et aux scénaristes. On est suffisamment avancés dans l’ère du tout numérique pour imaginer que les méthodes de travail continuent à évoluer. Comme je le décrivais à l’occasion d’une anecdote que je répète souvent au sujet de Todd DeZago, les scénaristes jusque dans les années 2000 traçaient sur des photocopies l’emplacement des bulles, elles-mêmes numérotées afin de renvoyer à un fichier de textes permettant au lettreur d’identifier chaque bulle. Cette étape (liée à la séparation « plot / script ») permet au scénariste de modifier une bulle par rapport à ce qu’il a écrit dans son scénario (où parfois la bulle n’est même pas encore formalisée) : la grossir, la réduire, la séparer en deux blocs afin d’accompagner un gros élément qui occupe une grande partie de la case, voire… la déplacer afin de coller à la composition proposée par le dessinateur.
Il s’établit dès lors un dialogue entre le scénariste et le lettreur, qui passe souvent par le responsable éditorial, un dialogue qui est fait de choix, de remords, de doutes, de changements, de correction. On peut imaginer que ce que je décis à propos des lettreurs d’aujourd’hui (et des coloristes d’il y a vingt-cinq ans) se produit aussi à propos des scénaristes et des responsables éditoriaux. On voit arriver des gens qui ont quelques années d’expérience, et qui sans doute ne sont pas rompus aux méthodes qui prévalaient du temps où l’on faisait les choses « en dur ». Ce qui induit des réflexes de travail différents, mais aussi des exigences particulières, des zones où l’on porte le regard autrement.
(Je le constate, notamment chez Urban : je suis désormais assez vieux pour avoir travaillé sur des films d’impression (un truc tellement « ancien » que, dans les écoles des métiers du livre, on n’en parle même pas aux étudiants, ne serait-ce qu’en guise de note de bas de page), pour avoir vu arriver les épisodes sur CD, pour avoir assisté aux premières tentatives d’impression en CtP (« computer to plate »), ce genre de choses. Cela formate une façon de penser, qui ne correspond pas du tout à celle des responsables éditoriaux qui ont vingt ans de moins que moi et qui n’ont connu que la dématérialisation : je vois des trucs qu’ils ne voient pas, l’inverse étant vrai par ailleurs).

Je pense aussi que le métier de responsable éditorial, en tout cas chez les deux gros majors que sont Marvel et DC, est de plus en plus réduit à un rôle de passe-plat. En grande partie du fait que les catalogues augmentent en volume, mais que le nombre de personnes en charge de la bonne réalisation des épisodes n’augmente pas. Ça m’a frappé il y a des années, quand l’offre kiosque d’Urban était plus conséquente, et donc que je lisais bien plus de comics DC qu’aujourd’hui. J’étais quotidiennement frappé par le fait que les équipes éditoriales étaient peu nombreuses, pour la quantité de sorties. À cela se rajoutait (et je pense qu’on peut le mettre au présent) le fait qu’il y avait un gros turn-over : beaucoup de gens partaient, sautaient sur d’autres séries, ou quittaient l’éditeur pour aller à la concurrence (bon, le déménagement tombe dans ces années-là, ça n’aide pas : une partie du personnel n’a pas suivi, c’est pas toujours facile de déménager quand tu as ta vie, ta famille, tes gamins dans une école…), ce qui implique que les remplaçants mettent une bonne partie de leur énergie à découvrir le terrain, à gérer des dossiers en cours, à reprendre la balle au bond. On sait aussi que les grandes décisions se prennent souvent dans des comités assemblant les scénaristes importants et les responsables éditoriaux des grosses licences : le gros du personnel éditorial est là pour remplir des pages qui correspondent aux directions imposées par ces comités. C’est une conséquence de la transformation, ces dernières décennies, des catalogues en méga-sagas à rallonge, tout influençant tout. En 1980, les responsables éditoriaux, même s’ils avaient plusieurs séries à gérer (et les années précédentes, les épisodes faisaient 17 planches, c’est plus facile à superviser que 22 pages), n’avaient en gros pour contrainte que de fournir du divertissement vendeur en associant des personnages porteurs et des auteurs populaires. En gros, maintenir la série et, dans le meilleur des cas, augmenter les ventes. La pression de la continuité se faisait moins sentir.
Résultat des courses, je crois que les équipes éditoriales au quotidien sont réduites à s’assurer que les pages arrivent à temps, que la charte est respectée, que le matos est imprimable… Elles sont, à mon sens, moins impliquées dans le développement de la série (puisque l’aspect décisionnel leur échappe) et la pression des délais ne s’est pas allégée. Entre contraintes temporelles et métier désenchanté, on peut comprendre que l’ensemble aille au plus rapide, sans affiner.

C’était plus une boutade qu’autre chose.
L’un des gros griefs que je fais au franco-belge en tant que lecteur, c’est que le lettrage y soit vraiment considéré comme le parent pauvre, la dernière roue du carrosse. En commentant certains tomes de la série 7 Merveilles, j’ai fait des constats voisins (et l’exemple me reste à l’esprit parce que, sérieusement, c’est une bonne série qui aurait mérité autre chose comme attention que « ouais, la bulle et là et y a pas de faute »). Rare sont les auteurs, et encore plus rares les responsables éditoriaux, qui pensent d’emblée que le lettrage est un outil narratif au même titre que la couleur.

Entièrement d’accord.
La BD procède d’une symbiose entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné. Là, avec un personnage qui regarde derrière lui afin de vérifier que personne ne le suit, s’il ne dit rien, on comprend la tension de la scène. Mais s’il dit quelque chose, surtout en s’adressant à quelqu’un (parce que s’il dit « ouf, personne ne me suit », ça fonctionne), on associe sa parole à son regard, et donc on en déuit que la personne à qui il s’adresse est derrière lui.
On va dire, pour faire un peu pédant, que c’est un équivalent BD du fameux effet Koulechov du cinéma, qui nous amène à anticiper un contre-champ détaillant le hors-champ de la case 2.
Or, ce n’est pas le cas, puisque la case 3 ne nous montre pas ce que regarde Felicia (dans un contre-champ) mais continue sa progression (elle passe du couloir à la chambre).

Là, déplaçons la bulle de case 2 en case 3. D’un coup, l’effet Koulechov fonctionne : Felicia parle, s’adresse à quelqu’un, et la case 4 nous montre les interlocuteurs (l’interlocutrice supposée et l’interlocuteur surprise). Ce déplacement de la bulle aurait deux autres avantage : d’une part maintenir la rupture dans le blabla off (un peu envahissant), et d’autre part dégager les fesses de Felicia pour le lecteur voyeur.

Et si la bulle de dialogue en case 2, tu la mets en case 3, en haut, là où le dessinateur a visiblement laissé de l’espace pour, tu as automatiquement quelque chose de plus fluide.

Elle s’adresse donc à quelqu’un qui est dans une pièce dont elle n’a pas encore ouvert la porte ? Absurde.

Jim