RÉÉDITIONS DC : TPBs, Hardcovers, Graphic Novels

Il existe des TPB qui compilent des épisodes non selon un arc narratif mais en fonction d’une thématique ou d’un sujet transversal, un personnage, par exemple. C’est le cas de Batman: Tales of the Demon, un recueil qui s’intéresse aux premières années de Ra’s al Ghul, du temps où l’immortel ennemi de Batman n’était écrit que par Denny O’Neil, son co-créateur.

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Le recueil a été édité une première fois en 1991, sous deux couvertures différentes signées Brian Stelfreeze (une pour l’édition DC, l’autre pour l’édition Warner Books). Le prestige de la saga du personnage est tel que les épisodes où il apparaît font partie des premiers matériaux prestigieux compilés par l’éditeur, signe de son importance auprès de la rédaction et des lecteurs. On notera que cette édition bénéficie de couleurs refaites, dans un style très discret et « d’époque » (ça ne se voit pas partout, mais c’est sensible dans quelques pages de présentation, où les titres ont été retouchés), pour ainsi dire : je soupçonne que le matériel n’était pas accessible et que l’éditeur est reparti de la version noir & blanc avec de nouvelles couleurs évitant, pour l’essentiel, les effets de trame.

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En 2005, le recueil est réédité, reprenant cette fois une illustration de Neal Adams en guise de couverture, et avec des couleurs plus fidèles à celles d’origine : la numérisation est passée par là. Tous les épisodes sont réimprimés, ainsi que la préface de Sam Hamm et la postface de Denny O’Neil, datant de la première édition, auxquelles sera ajouté un texte de John Wells détaillant les développements suivants liés à Ra’s. Car, si les épisodes sont disparates, étalés dans le temps et dessinés par des auteurs différents, une trame se dégage qu’il fait sens de réunir ici.

Au début des années 1970, la gestion éditoriale n’était pas la même qu’aujourd’hui. Les auteurs étaient appelés pour réaliser un épisode ou un autre, les équipes étaient moins stables, la continuité nettement plus discrète et les histoires en plusieurs parties extrêmement rares. Pas de cliffhangers, ou rarement. Et le plus souvent, des intrigues qui se résolvent à la dernière page. C’est dans ce contexte qu’est publié l’histoire principale de Batman #411, daté de mai 1971.

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Le héros lutte alors contre un mystérieux chef d’organisation, le Docteur Darrk. Dans cet épisode, il retrouve sa trace et le traque jusqu’en Inde. Mais Darrk a capturé une jeune femme, et quand Batman tombe sous les coups de ses hommes de main, il fait sa connaissance : elle s’appelle Talia, elle travaille pour son père, Ra’s al Ghul, un associé de Darrk avec qui quelques contentieux sont encore en suspens.

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Talia aidera Batman à s’échapper et à vaincre Darrk. C’est même elle qui abat le criminel dans la dernière page (un épisode dont se souviendra Grant Morrison bien des décennies plus tard). On sent deux choses, à la lecture de ce numéro : d’une part que Denny O’Neil envisage un univers bien plus vaste, et d’autre part qu’il avance un peu à tâtons, sa Talia n’étant pas encore très bien définie, hésitant entre la demoiselle en détresse et la furie vengeresse.

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Ra’s al Ghul ayant été nommé dans cet épisode dessiné par l’excellent et mésestimé Bob Brown (qui fera à mes yeux des merveilles sur Daredevil), il ne faut pas attendre bien longtemps pour qu’il apparaisse, cette fois dans Batman #232, un épisode bien connu pour avoir été traduit à de multiples reprises, et pour représenter l’un des plus beaux moments de la carrière de Neal Adams. Si O’Neil avance toujours au pifomètre, on note que les auteurs marquent un grand coup en présentant un mystérieux personnage qui a résolu l’énigme de l’identité du héros (bon, à la lecture du premier chapitre, on peut aussi soupçonner que sa fille a cafté, mais c’est un autre débat).

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Comme souvent chez O’Neil, l’épisode (qui ici fait vingt-deux pages) avance suffisamment d’idées pour nourrir deux récits. Toujours est-il que Ra’s monte un bateau au Chevalier Noir, qui cherche à sauver Robin et aussi Talia. Tout ceci n’est qu’une épreuve visant à jauger les compétences du justicier, pour qui Ra’s nourrit de grandes ambitions : épouser sa fille et lui succèder à la tête de la Ligue des Assassins. Tordu, alambiqué, l’épisode n’en est pas moins magnifique à regarder. Et son intrigue pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

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Dans Batman #235, Ra’s al Ghul revient, cette fois pour demander l’aide de Batman, qu’il charge de récupérer un produit chimique susceptible de répandre la peste. Il peut sembler étrange que l’organisation de Ra’s, dont les médecins disposent de connaissances avancées et dont la flotte d’hélicoptères le conduit où il veut en un clin d’œil, soit incapable de retrouver le voleur du produit en question, mais bon, voilà Batman qui se met à enquêter, qui retrouve Talia et « sécurise », comme on dit aujourd’hui, le composé chimique.

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Irv Novick assure bien, dessinant une belle Talia aux jambes kilométriques qui a définitivement quitté ses minauderies de petite timide. Quant à Batman, il se pose toujours des questions sur Ra’s, n’arrivant pas à décider s’il doit s’associer à lui ou l’affronter (tu parles d’un détective).

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O’Neil et Novick retrouvent Batman et Talia dans Batman #240, où le héros enquête sur la mort suspecte d’un homme dont on a prélevé le cerveau. C’est l’occasion pour lui d’explorer une base sous-marine de la famille al Ghul, et de découvrir que Ra’s a prélevé le cerveau afin de recueillir des informations cruciales. Ouais, un enlèvement suivi d’un interrogatoire à coup de sérum de vérité, ça aurait été trop simple. Ni une ni deux, Batman décide que cette fois-ci, c’est trop. C’est la guerre. Na !

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Dans Batman #242, toujours par le même tandem d’auteurs, le héros décide de recruter un petit groupe afin de contre-attaquer. Dans l’épisode précédent, Bruce Wayne a simulé sa mort (afin d’empêcher Ra’s d’attaquer ses proches… ce qui est inepte, puisque ce dernier connaît l’identité de Batman et conclura sans hésiter que le millionnaire est toujours vivant, ce qui ne protège en rien Robin, Alfred ou Gordon…), et ici, il recrute Matches Malone (on aura les explications de cette fausse identité), un géologue et même un assassin asiatique. Là encore, les quatorze pages de l’épisode contiennent suffisamment d’idées pour au moins deux chapitres, et tout est survolé.

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Dans Batman #243 et 244, Neal Adams revient aux affaires pour deux chapitres dans lesquels le héros et ses alliés (plus une nouvelle recrue) traquent Ra’s, des montagnes au désert. À la fin du premier volet, on découvre le Puits de Lazare et le biais par lequel l’ennemi de Batman repousse sans cesse la mort. Ce qui nous vaut une scène d’anthologie, bien gravée dans l’esprit des fans.

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Autre scène marquante, celle du duel, dans le deuxième volet du diptyque. L’épisode pose les bases d’une relation complexe entre les trois personnages, Talia étant partagée entre sa fidélité envers son père et son amour pour le héros.

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Les récits jusqu’alors ne se sont pas embarrassés de vraisemblance, alignant les événements sans trop se poser de question. Julius Schwartz supervise ces différents développements et semblent davantage intéressé par la constitution d’une ambiance un peu jamesbondienne que par la logique interne des récits. C’est encore le cas pour le DC Special Series #15, qui voit le retour de la famille al Ghul, cette fois sous les crayons de Michael Golden.

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Capturé par ses ennemis, Batman se réveille marié à Talia. Fichtre. Dans le même temps, Ra’s organise un pillage du quartier des diamantaires de Gotham. Quelle idée de mêler les deux affaires en même temps. Bien entendu, Batman parvient à déjouer la rafle sur la jonquaille, et quelques dialogues ont laissé entendre que le mariage n’était pas valable en Amérique, mais quand même, l’épisode laisse des traces et ouvre la voie pour des développements ultérieurs.

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Le sommaire de Tales of the Demon se conclut sur une trilogie toujours écrite par Denny O’Neil mais cette fois illustrée par Don Newton, qui s’imposera comme l’un des meilleurs dessinateurs de Batman à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

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Dans Detective Comics #485, sous une excellent couverture de Dick Giordano qui évoque beaucoup Ross Andru, Batman retrouve Kathy Kane… pour assister à son assassinat par le Bronze Tiger et les hommes du Sensei.

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Précisons que, dans cet épisode, O’Neil réinjecte une partie des personnages et des intrigues qu’il avait développés dans la série Richard Dragon Kung Fu Fighter (elle-même adaptée d’un roman qu’il avait co-écrit quelques années plus tôt). C’est ainsi que le Sensei rejoint les rangs des méchants de Batman, et qu’on retrouve Ben Turner, allié de Richard Dragon, sous le masque du Tigre de Bronze. Là aussi, plein d’éléments dont les successeurs (dont Grant Morrison) se souviendront.

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Dans Batman #489, le héros retrouve la trace du Bronze Tiger et sauve un géomètre des griffes du Sensei, ce qui conduit à une dernière confrontation dans l’épisode suivant, où le Sensei tente de tuer différents représentants éminents de religions diverses réunis lors d’une conférence œcuménique. Cette fois, tout le monde se croise, Batman, le Sensei, Ra’s et Talia (en mode plus timide que sur la couverture réalisée par Andru et Giordano), pour ce qui, un temps, aura été la dernière apparition de la « Tête du Démon ».

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Mieux tenus, plus cohérents, plus concentrés sur leurs objectifs narratifs, ces épisodes mettent également mieux en évidence les rapports ambigus qu’entretiennent les deux adversaires.

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Le sommaire reproduit, en guise de conclusion, les couvertures des différentes rééditions des épisodes d’Adams, notamment celle de Batman Limited Collector’s Edition, qui a été reprise pour l’édition 2005 du TPB, mais aussi celles de Saga of Ra’s al Ghul, une mini-série des années 1980 dont les premières couvertures ont été confiées à Jerry Bingham (la quatrième étant signée Adams, qui venait de se rabibocher avec DC).

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L’un des attraits du recueil, c’est la portée historique du contenu. On voit les auteurs évoluer un peu au doigt mouillé, avec des idées en tête mais pas de plan bien défini. De même, on saisit l’évolution des techniques d’écriture, le TPB couvrant une décennie de parution. Enfin, on prend conscience du nombre incroyable d’idées posées à l’occasion de cette saga décousue, et si certaines sont saugrenues, nombreuses sont celles qui ont porté des fruits épatants par la suite.

Jim

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