Pourtant elle est bien là.
Perso à mon vision du film en salle, ça m’a vraiment frappé (notamment la piste du gnosticisme, une marotte personnelle), sans que je n’ai vraiment les « armes » pour formaliser tout ça. Et puis la lecture du papier absolument lumineux des « Cahiers du cinéma » sur la question m’a permis de mettre tout ça en ordre…
Comme je suis moi aussi un flemmard, voilà ce qu’en dit l’excellent Ciné-club de Caen (précieuse source d’info, en général), qui fait justement référence à cet article des Cahiers ; on le voit c’est très référencé (et ardu, dans le genre), mais c’est ce qui fait pour moi du film l’un des plus subtils et profonds des frangins :
Une autobiographie ancrée dans l’histoire juive
Tourné en décors réels dans une réplique de la maison où ils ont grandi, le film est ancré dans l’enfance juive des auteurs, à l’époque où ils suivaient des cours d’hébreu et fêtaient leur Bar-Mitzvah. On veut bien imaginer les Coen comme Danny, fan de musique, de la série F-Troop, d’herbe, s’ennuyant dans ses cours d’hébreu, et toujours détalant devant celui auquel il doit de l’argent.
Pourtant, Danny, l’enfant qui les représente, n’a pas de frère mais une sœur avec laquelle il n’a pas de point commun. Le premier décalage quant à l’initiation des frères Coen passe donc par l’examen de leur situation à l’âge adulte qui en fait des alter-ego des frères ici représentés, Larry et Arthur, aussi dissemblables physiquement que moralement liés que Joël et Ethan.
Décalage plus grand encore à prendre en compte, celui qui initie le film, à savoir le rôle du prologue au format 1.37 (qui renvoie au passé par rapport au format 1.85 du film) et dialogué en yiddish. On ne peut savoir si le rabbin est, ou non, un dibbouk comme le croit la femme mais, dans les deux cas, le couple est maudit, soit par cette visite du « fantôme debout » soit d’avoir tué un innocent.
Larry, sur lequel s’abattent des malheurs non mérités, ne serait-il pas alors le descendant du couple maudit, malédiction qui retombera alors sur Danny et les frères Coen ?
Interprétation juive du livre de Job
Bill Krohn (Cahiers du cinéma, janvier 2010) en est convaincu. Le critique rappelle que la version juive du gnosticisme, concept philosophico-religieux par lequel, le salut de l’âme passe par une connaissance directe avec la divinité, est la Kabbale. Or celle-ci rationalise les souffrances du juste, notamment celle de Job sur qui Dieu envoie des malheurs immérités, par une doctrine de la réincarnation (gilgul, en hébreu).
Bill Krohn voit une allusion directe à la Kabbale dans l’épisode où Larry est harcelé par un homme qui lui téléphone du Columbia Record club. Larry aurait acheté une série de disques à cette compagnie. Larry se défend comme il le fait avec tous ses interlocuteurs « je n’ai rien fait ». On lui rétorque que faire partie de ce club implique l’envoi mensuel d’un disque, justement sans que le client ne demande rien. Ce mois-ci, c’est Abraxas de Carlos Santana. Or « Abraxas » est le nom d’une déité gnostique, le grand Archon. C’est l’un des démons envoyés par le Démiurge pour régner sur notre monde. Le Démiurge, le « Bousilleur », a créé l’univers comme prison pour maintenir l’homme à une infinie distance du vrai Dieu, qui n’a rien à voir, lui, avec les injustices d’ici-bas.
Les Coen ne font pas référence à Abraxas par hasard. Dans leur reconstitution méticuleuse de 1967, ils ne peuvent ignorer, comme on le note sur le blog de Charles Tatum, qu’ Abraxas de Santana ne sort qu’en 1970, soit trois ans après les faits. L’anachronisme est ici assumé comme un signe.
Il y a donc une malédiction secrète qui court et qui relie l’épisode initial au parcours de Larry et jusqu’à l’épisode final de la tempête. En effet, une fois que Larry a cru sauver la situation en attribuant la note « C » à l’étudiant coréen, le téléphone sonne et il a peur de connaître les résultats des radios. Or, on se rappelle qu’entre les chapitres 26 à 31 du livre de Job, celui-ci se justifie devant Dieu et exige qu’il lui réponde. Dans les chapitres 32 à 37, Elihou, son ami, l’admoneste de son orgueil et lui rappelle que la seule attitude à avoir devant Dieu est la peur. Et le chapitre 38 commence ainsi :
Et Yahvé répondit à Job, du sein de la tempête et il dit :
Qui est celui qui obscurcit la Providence par des mots dépourvus de science ?
Ceins donc tes reins comme un homme : je te questionnerai et tu m’instruiras.
Job va ainsi subir un véritable interrogatoire de la part de Dieu, une lutte mais aussi une récompense immense qui lui permettra, in fine, de vivre heureux la fin de ses jours car se sachant sauvé. Il n’y a donc pas lieu de voir dans l’épisode final de l’appel du médecin et de l’approche de la tempête une fin pessimiste, bien au contraire.
« Celui qui obscurcit la providence par des mots dépourvus de science »
La science de Larry, même celle très moderne de la physique quantique, ne lui permet pas d’accéder à la connaissance. Pour la kabbale, c’est le contact direct avec Dieu qu’il convient de trouver, soit par l’étude soit par la révélation. C’est donc celle-ci qui est donné à Danny et qui fera de lui par le contact direct avec Dieu, au travers de la tempête, un artiste, fonction plus haute que celle de scientifique de son père.
Celui-ci est d’ailleurs conscient des limites de la connaissance puisqu’il explique à ses étudiants, l’histoire du chat de Schrödinger, l’aporie la plus célèbre de la mécanique quantique : tant que la boîte n’est pas ouverte, le chat est à la fois mort et vivant. C’est seulement en ouvrant la boîte pour l’observer que l’ambiguïté se dissipe. On se souvient que Freddy Reidenscheider, l’avocat brillant du héros accusé de meurtre dans The barber, avait invoqué pour sa défense le principe d’incertitude de Heisenberg et avait gagné son procès.
Ici, la science se révélant insuffisante à expliquer ses malheurs, Larry s’en va voir les rabbins. Mais leur science se révèle toute aussi veine. Le jeune rabbin ne lui propose que d’être capable d’admirer la beauté du parking (hilarant !). Le second rabbin lui narre l’histoire des dents du goye au message d’appel à l’aide inutile mais est incapable de donner une signification à cette parabole. Seul, le vieux rabbin sait qu’il ne faut pas le recevoir, qu’il n’a pas la parole infuse et que chacun doit chercher par soi-même, sans recours aux sciences de ce siècle, la vraie valeur de ce monde. C’est pourquoi son rôle consiste à encourager les désirs de la jeune génération.
Toutes aussi ridicules, les paroles de Sy qui passe pour l’homme juste et responsable de la communauté et qui croit ses paroles réconfortantes.
Les frères Coen, two serious men
A serious man n’a donc aucune chance d’accéder à la vérité si ce n’est, peut-être, dans sa peur finale qui le met dans les conditions nécessaires à l’écoute de Dieu. Ce n’est pas pour autant que les Coen n’en rendent pas un hommage appuyé à leur père, sorte de professeur nimbus toujours déçu par le réel qui l’entoure : ses enfants sont irrémédiablement égotistes, navigant dans un univers qu’il ne connaît pas ; sa femme se sent délaissée et préfère choisir le premier désœuvré venu qui la couvrira de paroles mielleuses ; il est soumis à la tentation de sa voisine sans savoir comment conclure et, comme juif, il se sent inconsciemment persécuté. C’est du moins ce que laissent entendre les deux rêves du film : la fausse échappée vers le Canada et la fausse scène de drogue chez la voisine.
Dépourvu de l’interprétation kabbalistique, le spectateur est ainsi sensible à l’aspect immédiatement perceptible de critique sociale contenue dans le film (lâcheté des autorités scientifiques de la faculté, communauté dépassée, étudiants corrupteurs, famille impossible) tout en sentant bien que quelque chose de mystérieux lui échappe au travers de l’accumulation de mots juifs (dibbouk, Bar-mitsva, shetl, guet, mensch, thorah…) ou de la simultanéité des accidents de Larry et de Sy ou bien encore des mystérieux écrits kabbalistiques d’Arthur qui donnent des résultats craints des casinos qui vont jusqu’à l’empêcher de jouer.
Cette proximité irritante avec un mystère qui semble à porter de main est le sentiment premier d’un film dont le sens ne surgit qu’après l’étude. Une façon ironique pour les Coen de rendre hommage à la religion juive dont ils ont détesté les cours durant leur enfance mais sur laquelle ils se sont beaucoup documentés pour le film.
En rattachant leur parcours a celui de leur père et ceux de leurs pères, les Coen produisent une autobiographie intergénérationnelle. Conscients sans doute que leur place ici-bas ne peut se comprendre que rattachée à celle du peuple juif qui a toujours eut du mal à trouver la sienne. Cette malédiction passée, les Coen la défie par leur cinéma même. Dieu, au sein de la tempête, ne leur aurait-ils pas révélé qu’ils trouveraient leur place en cinéma en habitant les genres du cinéma américain à leur ironique manière ?
Tu vois, y’a du grain à moudre sur le plan métaphysique.