A SERIOUS MAN (Joel et Ethan Coen)

En 1967, Larry Gopnik, professeur de physique dans une petite université du Midwest, vient d’apprendre que sa femme Judith allait le quitter. Elle est tombée amoureuse d’une de ses connaissances, le pontifiant Sy Ableman. Arthur, le frère de Larry, est incapable de travailler et dort sur le canapé. Danny, son fils, a des problèmes de discipline à l’école hébraïque, et sa fille Sarah vole dans son portefeuille car elle a l’intention de se faire refaire le nez. Pendant ce temps, Larry reçoit à la fac des lettres anonymes visant à empêcher sa titularisation, et un étudiant veut le soudoyer pour obtenir son diplôme. Luttant désespérément pour trouver un équilibre, Larry cherche conseil auprès de trois rabbins. Qui l’aidera à faire face à ses malheurs et à devenir un mensch, un homme bien ?

On pouvait s’attendre à tout de la part des frères Coen. Une nouvelle comédie, un film noir, un thriller ou les trois à fois. On pouvait s’attendre à une grande œuvre formellement magnifique ou un petit budget donnant naissance à un film audacieux. On pouvait s’attendre à tout mais certainement pas à un film racontant la lutte d’un homme contre le diable

Ou le mal avec un grand M ou n’importe qu’elle notion de corruption que vous voulez mettre. Enfin « n’importe qu’elle ». En fait non, pas du tout. L’intérêt et la force de A Serious Man se trouvant dans le milieu dans lequel se déroule l’intrigue à savoir la communauté juive d’une petite banlieue américaine. Il est alors très intéressant de voir ce milieu pris de front par les réalisateur mais cela peut aussi engendrer une réception hermétique pour quiconque connait peu cette communauté. Je dirais même qu’un juif comprendrais instinctivement le film, là où d’autres auront besoin de s’informer.

Mais cela n’enlève en rien les qualités formels du films tels que la photo (avec le retour de Roger Deakins), la musique et l’interprétation. A ce titre A Serious Man est l’antithèse de Burn After Reading. Alors que ce dernier était un numéro de stars, le nouveau film de Coen se repose sur des acteurs peu connu à l’exception, peut-être, de Richard Kind très connu des spectateurs des sitcoms Mad About You (Dingue de toi) et Spin City.

Ajoutez à cela une intrigue très basique dans les faits (l’histoire d’un homme qui découvre que sa femme le trompe et qui voit sa vie s’écrouler peu à peu) et A Serious Man peu apparaître comme une œuvre confidentielle et secondaire. Ça serait faire une grave erreur tant le film met en lumière la lutte entre le bien et le mal corrupteur. Une lutte qu’on retrouve dans beaucoup de film des Coen et qui, ici, va s’incarner dans la tentative de corruption d’un homme se croyant vertueux. Un homme sérieux comme le répète plusieurs fois Larry Gopnik. Ce dernier est gentil, attentionné et fait bien tout comme il faut, tout comme on lui dit de faire. S’il existait une notice d’emploi de la vie, Larry Gopnik la connaîtrait par cœur et l’appliquerait avec sérieux. Mais la vie n’est pas ainsi faite et c’est ce que tente de comprendre notre homme. C’est aussi ce que n’arrive pas à comprendre et à expliquer les différents rabbin que rencontre Larry. Grand moment de drôlerie et de tristesse à l’image de tout le film. Aussi porté par les événements que Ed Crane dans The Barber, Larry tente toutefois de reprendre sa vie en main mais il est difficile de lutter contre un état d’esprit inculqué depuis l’enfance.

Film noir, triste mais pas dénué d’humour, A Serious Man est aussi l’histoire d’une lutte dont les conséquences pourront s’avérer cataclysmique comme nous le révèle un final à la fois tétanisant et surprenant.

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Alors… autant je vois très bien la possibilité d’une lecture « métaphysique » de No Country For Old Men… autant je n’ai clairement pas le souvenir d’un Serious Man « racontant la lutte d’un homme contre le diable », ou contre « le mal avec un grand M » et je crois bien que c’est la première fois que je croise une telle interprétation. :astonished: Je serais curieux d’un développement sur la question, tant ça me paraît à rebours de ma propre vision de la chose.

Certes le film est très « juif » (très « juif américain » serait peut-être plus juste : il m’évoque, en tout cas, une sorte de bizarre croisement entre Woody Allen et Philip Roth), et il est très possible que je sois passé à côté de certaines références. Mais enfin il me semble que les Coen les glissent plutôt sur le mode du gag (les caractères hébreux planqués au milieu des formules mathématiques), et/ou de l’absurde, que comme des pièces d’un puzzle menant vers une interprétation cachée. À commencer par la pseudo-histoire folklorique initiale, inventée de toute pièce par les deux frangins, et dénuée de toute morale claire.

De fait, la recherche désespérée — mais vaine — d’une interprétation me semble le grand thème d’A Serious Man. À rebours de la citation de Rachi de Troyes mise en exergue du film, qui incite à accepter tout évènement « avec simplicité », Larry veut désespérément comprendre le sens de ce qui lui arrive. Il ne fait même guère que cela, plutôt que d’agir ou de réagir aux évènements en question (« What is going on? » et « I haven’t done anything » reviennent de façon obsessionnelle). Mais il ne trouvera jamais de réponse.

Larry veut être un « homme bien » selon les critères de la culture et de la société qui sont les siennes. Seulement, il s’avère que cela ne vaut pas assurance son existence se déroule parfaitement « bien », aussi. Sa vie privée part à vau-l’eau, la société autour de lui se craquelle — les Coen, revisitant leur propre adolescence (quand ils avaient l’âge du fils de Larry), nous présentent un Midwest de 1967 étonnamment « protégé » (ou ignorant) des séismes culturels en cours, mais enfin on voit bien que les fissures commencent à être apparentes —, et ni la science (les paradoxes de la physique quantique) ni la religion (les trois rabbins consultés tour à tour) ne lui permettent plus à ce stade d’avoir une vision claire et organisée de l’univers derrière le chaos apparent. Il n’y a ni récompense, ni punition à attendre, et encore moins d’explication.

Que Larry agisse « bien », « mal » ou pas du tout, la seule certitude, finalement, c’est qu’il va se prendre tôt ou tard une autre tuile dans la tronche, probablement plus grosse que la précédente ; parce que c’est la vie (et qu’on sait tous comment elle finit)… et surtout dans un film des frères Coen (qui aiment bien maltraiter leurs personnages, il faut dire).

Un développement ? Tu m’en demande trop (Lord => A serious flemmard) mais disons que j’ai abordé le film avec la question de la corruption du fait de son prologue (intriguant justement de par son ambivalence, ambivalence qu’on retrouvera dans la série Fargo*) et par le début du film (l’élève puis son père qui tente d’acheter le prof pour une meilleure note).

Toutes les tuiles qui tombent sur la tronche de Larry ne le font jamais dévier de sa droiture. On en est même à un tel point qu’on a envie de secouer Larry et lui fout trois baffes dans la tronche pour qu’il se réveille et se rend compte que tout le monde l’exploite. Mais c’est ainsi, il veut rester « un homme sérieux ».

A coté de cela le film recèle d’indice quand au tentative multiple de corruption envers le personnage ou son fils (qui lui est en plus confronté à rien de moins qu’un Golem) et le final nous montre

Larry cédant à la corruption pour payer les honoraires des avocats. En changeant la note de son élève, il accepte implicitement l’argent et scelle un pacte avec le mal. Il n’est alors plus étonnant de voir le film se finir sur l’arrivée d’un typhon apocalyptique.

voila c’est très basique et je te jette ça comme ça sans trop murir la question. C’est avant tout un sentiment qui s’est développé durant le film mais j’aurais beaucoup de mal à l’explorer en détail.

*dont je suis de plus en plus persuadé qu’elle se révèle être une clé de lecture formidable quand on aborde la filmographie des Coen

Pourtant elle est bien là. :slight_smile:
Perso à mon vision du film en salle, ça m’a vraiment frappé (notamment la piste du gnosticisme, une marotte personnelle), sans que je n’ai vraiment les « armes » pour formaliser tout ça. Et puis la lecture du papier absolument lumineux des « Cahiers du cinéma » sur la question m’a permis de mettre tout ça en ordre…

Comme je suis moi aussi un flemmard, voilà ce qu’en dit l’excellent Ciné-club de Caen (précieuse source d’info, en général), qui fait justement référence à cet article des Cahiers ; on le voit c’est très référencé (et ardu, dans le genre), mais c’est ce qui fait pour moi du film l’un des plus subtils et profonds des frangins :

Une autobiographie ancrée dans l’histoire juive

Tourné en décors réels dans une réplique de la maison où ils ont grandi, le film est ancré dans l’enfance juive des auteurs, à l’époque où ils suivaient des cours d’hébreu et fêtaient leur Bar-Mitzvah. On veut bien imaginer les Coen comme Danny, fan de musique, de la série F-Troop, d’herbe, s’ennuyant dans ses cours d’hébreu, et toujours détalant devant celui auquel il doit de l’argent.

Pourtant, Danny, l’enfant qui les représente, n’a pas de frère mais une sœur avec laquelle il n’a pas de point commun. Le premier décalage quant à l’initiation des frères Coen passe donc par l’examen de leur situation à l’âge adulte qui en fait des alter-ego des frères ici représentés, Larry et Arthur, aussi dissemblables physiquement que moralement liés que Joël et Ethan.

Décalage plus grand encore à prendre en compte, celui qui initie le film, à savoir le rôle du prologue au format 1.37 (qui renvoie au passé par rapport au format 1.85 du film) et dialogué en yiddish. On ne peut savoir si le rabbin est, ou non, un dibbouk comme le croit la femme mais, dans les deux cas, le couple est maudit, soit par cette visite du « fantôme debout » soit d’avoir tué un innocent.

Larry, sur lequel s’abattent des malheurs non mérités, ne serait-il pas alors le descendant du couple maudit, malédiction qui retombera alors sur Danny et les frères Coen ?

Interprétation juive du livre de Job

Bill Krohn (Cahiers du cinéma, janvier 2010) en est convaincu. Le critique rappelle que la version juive du gnosticisme, concept philosophico-religieux par lequel, le salut de l’âme passe par une connaissance directe avec la divinité, est la Kabbale. Or celle-ci rationalise les souffrances du juste, notamment celle de Job sur qui Dieu envoie des malheurs immérités, par une doctrine de la réincarnation (gilgul, en hébreu).

Bill Krohn voit une allusion directe à la Kabbale dans l’épisode où Larry est harcelé par un homme qui lui téléphone du Columbia Record club. Larry aurait acheté une série de disques à cette compagnie. Larry se défend comme il le fait avec tous ses interlocuteurs « je n’ai rien fait ». On lui rétorque que faire partie de ce club implique l’envoi mensuel d’un disque, justement sans que le client ne demande rien. Ce mois-ci, c’est Abraxas de Carlos Santana. Or « Abraxas » est le nom d’une déité gnostique, le grand Archon. C’est l’un des démons envoyés par le Démiurge pour régner sur notre monde. Le Démiurge, le « Bousilleur », a créé l’univers comme prison pour maintenir l’homme à une infinie distance du vrai Dieu, qui n’a rien à voir, lui, avec les injustices d’ici-bas.

Les Coen ne font pas référence à Abraxas par hasard. Dans leur reconstitution méticuleuse de 1967, ils ne peuvent ignorer, comme on le note sur le blog de Charles Tatum, qu’ Abraxas de Santana ne sort qu’en 1970, soit trois ans après les faits. L’anachronisme est ici assumé comme un signe.

Il y a donc une malédiction secrète qui court et qui relie l’épisode initial au parcours de Larry et jusqu’à l’épisode final de la tempête. En effet, une fois que Larry a cru sauver la situation en attribuant la note « C » à l’étudiant coréen, le téléphone sonne et il a peur de connaître les résultats des radios. Or, on se rappelle qu’entre les chapitres 26 à 31 du livre de Job, celui-ci se justifie devant Dieu et exige qu’il lui réponde. Dans les chapitres 32 à 37, Elihou, son ami, l’admoneste de son orgueil et lui rappelle que la seule attitude à avoir devant Dieu est la peur. Et le chapitre 38 commence ainsi :

Et Yahvé répondit à Job, du sein de la tempête et il dit :
Qui est celui qui obscurcit la Providence par des mots dépourvus de science ?
Ceins donc tes reins comme un homme : je te questionnerai et tu m’instruiras.

Job va ainsi subir un véritable interrogatoire de la part de Dieu, une lutte mais aussi une récompense immense qui lui permettra, in fine, de vivre heureux la fin de ses jours car se sachant sauvé. Il n’y a donc pas lieu de voir dans l’épisode final de l’appel du médecin et de l’approche de la tempête une fin pessimiste, bien au contraire.

« Celui qui obscurcit la providence par des mots dépourvus de science »

La science de Larry, même celle très moderne de la physique quantique, ne lui permet pas d’accéder à la connaissance. Pour la kabbale, c’est le contact direct avec Dieu qu’il convient de trouver, soit par l’étude soit par la révélation. C’est donc celle-ci qui est donné à Danny et qui fera de lui par le contact direct avec Dieu, au travers de la tempête, un artiste, fonction plus haute que celle de scientifique de son père.

Celui-ci est d’ailleurs conscient des limites de la connaissance puisqu’il explique à ses étudiants, l’histoire du chat de Schrödinger, l’aporie la plus célèbre de la mécanique quantique : tant que la boîte n’est pas ouverte, le chat est à la fois mort et vivant. C’est seulement en ouvrant la boîte pour l’observer que l’ambiguïté se dissipe. On se souvient que Freddy Reidenscheider, l’avocat brillant du héros accusé de meurtre dans The barber, avait invoqué pour sa défense le principe d’incertitude de Heisenberg et avait gagné son procès.

Ici, la science se révélant insuffisante à expliquer ses malheurs, Larry s’en va voir les rabbins. Mais leur science se révèle toute aussi veine. Le jeune rabbin ne lui propose que d’être capable d’admirer la beauté du parking (hilarant !). Le second rabbin lui narre l’histoire des dents du goye au message d’appel à l’aide inutile mais est incapable de donner une signification à cette parabole. Seul, le vieux rabbin sait qu’il ne faut pas le recevoir, qu’il n’a pas la parole infuse et que chacun doit chercher par soi-même, sans recours aux sciences de ce siècle, la vraie valeur de ce monde. C’est pourquoi son rôle consiste à encourager les désirs de la jeune génération.

Toutes aussi ridicules, les paroles de Sy qui passe pour l’homme juste et responsable de la communauté et qui croit ses paroles réconfortantes.

Les frères Coen, two serious men

A serious man n’a donc aucune chance d’accéder à la vérité si ce n’est, peut-être, dans sa peur finale qui le met dans les conditions nécessaires à l’écoute de Dieu. Ce n’est pas pour autant que les Coen n’en rendent pas un hommage appuyé à leur père, sorte de professeur nimbus toujours déçu par le réel qui l’entoure : ses enfants sont irrémédiablement égotistes, navigant dans un univers qu’il ne connaît pas ; sa femme se sent délaissée et préfère choisir le premier désœuvré venu qui la couvrira de paroles mielleuses ; il est soumis à la tentation de sa voisine sans savoir comment conclure et, comme juif, il se sent inconsciemment persécuté. C’est du moins ce que laissent entendre les deux rêves du film : la fausse échappée vers le Canada et la fausse scène de drogue chez la voisine.

Dépourvu de l’interprétation kabbalistique, le spectateur est ainsi sensible à l’aspect immédiatement perceptible de critique sociale contenue dans le film (lâcheté des autorités scientifiques de la faculté, communauté dépassée, étudiants corrupteurs, famille impossible) tout en sentant bien que quelque chose de mystérieux lui échappe au travers de l’accumulation de mots juifs (dibbouk, Bar-mitsva, shetl, guet, mensch, thorah…) ou de la simultanéité des accidents de Larry et de Sy ou bien encore des mystérieux écrits kabbalistiques d’Arthur qui donnent des résultats craints des casinos qui vont jusqu’à l’empêcher de jouer.

Cette proximité irritante avec un mystère qui semble à porter de main est le sentiment premier d’un film dont le sens ne surgit qu’après l’étude. Une façon ironique pour les Coen de rendre hommage à la religion juive dont ils ont détesté les cours durant leur enfance mais sur laquelle ils se sont beaucoup documentés pour le film.

En rattachant leur parcours a celui de leur père et ceux de leurs pères, les Coen produisent une autobiographie intergénérationnelle. Conscients sans doute que leur place ici-bas ne peut se comprendre que rattachée à celle du peuple juif qui a toujours eut du mal à trouver la sienne. Cette malédiction passée, les Coen la défie par leur cinéma même. Dieu, au sein de la tempête, ne leur aurait-ils pas révélé qu’ils trouveraient leur place en cinéma en habitant les genres du cinéma américain à leur ironique manière ?

Tu vois, y’a du grain à moudre sur le plan métaphysique. :wink:

C’est exactement mon ressenti

Je vois… Hélas, je crains que nous soyons condamnés, là-dessus, à être d’accord pour rester en désaccord, comme disent les anglo-saxons, car loin de m’ouvrir les yeux, ce que je lis là ne me convainc guère.

Première remarque : le texte ((je ne sais pas à quel point le condensé du ciné-club est fidèle à l’article initial dans les Cahiers, que je n’ai pas lu, et donc je me contenterais de dire « le texte » ou d’autre formules du même genre pour ne pas porter d’accusations directes et peut-être indues contre Bill Krohn, que du reste je ne connais pas)), le texte, disais-donc, mélange allègrement kabbale et gnosticisme. C’est quand même un problème, étant donné que les deux n’ont guère en commun et beaucoup de différences — à commencer par le fait que la kabbale est juive alors que le gnosticisme est chrétien… oh, et, accessoirement, antisémite. (Je parle là du gnosticisme « historique », hein, pas des délires à la Pacôme Thiellement, personnage tout à fait sympathique par ailleurs, mais que je ne conseillerais pas de prendre comme prof d’histoire des religions.) Certes, il s’agit dans les deux cas de courants (ou plutôt d’ensembles de courants) ésotériques, mettant l’accent sur l’étude initiatique d’un savoir caché. Mais en dehors de ça, le rapprochement est superficiel, les tenants et aboutissants des deux mystiques divergeant par ailleurs largement. Appeler la kabbale « la version juive du gnosticisme » est au minimum un sacré raccourci.

Certes, il y a cette présence — indubitable — de l’Abraxas de Santana, référence qui n’a sans aucun doute pas été choisie au hasard, j’en conviens, et donc, une référence gnostique — au moins indirecte, puisque le titre de l’album vient en fait d’une citation de Demian de Herman Hesse (reproduite sur la pochette du disque).

Le hic, c’est que le texte, d’une part, en expliquant qui est cet « Abraxas », livre une explication en mélangeant des choses qui sont, encore une fois, historiquement plus complexes ; et d’autre part, une fois cette explication posée, évite soigneusement de passer à l’étape de l’interprétation. C’est : « Il y a Abraxas, donc il y a gnosticisme, donc il y a kabbale, donc ça justifie le reste ». Sauf que selon qu’on considère ledit Abraxas comme un archon, un éon, un démon, un dieu, voire le Dieu (le principe supérieur des gnostiques, par le mauvais démiurge) (interprétation qui est celle de la tendance basilidienne, et qui est accessoirement celle à laquelle semble faire référence Hesse dans son roman), on n’obtient évidemment pas du tout la même lecture (Larry rejette-t-il un démon, ou renie-t-il Dieu ??).

Et là — j’ai beau être attaché à la notion d’ « auteurs », et à l’idée de création artistique intellectuellement stimulante ou un minimum exigeante —, je ne peux tout de même m’empêcher de penser qu’il y a un problème, à penser qu’un film, produit pour toucher un assez large public (c’est pas Transformers 4, hein, mais quand même), serait conçu pour n’être compréhensible que par une infime minorité de gens, qui à la sortie de la salle iraient passer quatre heures dans des livres de théologie pour essayer de faire sens d’un mot attrapé au passage (et se rendre compte qu’il y a quatre ou cinq interprétations possibles, parfaitement antithétiques).

En revanche, il y a, dans cette même scène, un élément sur lequel le texte ne s’attarde pas, mais qui « parle » vraisemblablement de façon beaucoup plus directe aux spectateurs américains (âgés de plus de vingt ans à la sortie du film, en tout cas) : c’est ce Columbia House Record Club qui essaie de refiler à Larry le disque en question. Et de quoi s’agit-il ? Eh bien, grosso modo : d’une arnaque. Une sorte d’équivalent U.S. de France Loisir, à l’économie basée sur un modèle mathématique nébuleux, qui s’est fait des milliards en faisant miroiter aux gens (en particulier dans les zones rurales où l’accès à un disquaire n’avait rien d’évident) l’accès à un certain nombre de disques quasi gratuits… contre l’obligation d’en acheter trois fois plus ensuite à presque deux fois le prix du marché plus frais de port.

Donc, bon… Chacun est libre de ses interprétations. Mais personnellement, si l’on doit absolument faire rendre gorge de son plus hault sens à cette scène, je trouve tout de même un brin plus simple (appelons ça une logique de rasoir d’Ockham) de penser que les Coen s’amusent à balancer une référence pseudo-mystique, dans le cadre d’une scène 1/ clairement comique et 2/ faisant référence à quelque chose que la majorité des spectateurs pourront percevoir comme une arnaque, pour servir un propos général de moquerie ou à tout le moins de critique vis-à-vis de la « recherche de sens » des religions ; plutôt que de penser qu’ils insèrent sous couvert de comique une référence en fait authentiquement ésotérique mais qui ne peut être décryptée que par de longues recherches pour en arriver à l’interprétation que… euh… mais que quoi, au fait ? C’est censé être quoi, le propos du film, dans cette lecture ?

Venons-en à la référence au livre de Job. Référence tout à fait possible, là encore je suis tout prêt à l’accorder. Allez, même : probable. Néanmoins là encore un certain nombre de choses me chiffonnent. D’une part, comme je le mentionnais, Larry n’est pas le premier personnage « coénien » à s’en prendre plein la tronche. Ce serait même plutôt une marque de fabrique. Et on n’a jamais pensé à faire du Dude un avatar de Job. D’autre part, la méthodologie du texte m’apparaît pour le moins branlante. Les rapports prétendument soulignés entre le film et le livre sont quand même légers légers. Donc il y a une scène où un personnage passe un coup de téléphone, et dans la Bible il y a un chapitre où un personnage parle à Dieu, — hé, c’est presque pareil. Surtout, la fin respective des deux histoires (donc leur morale) ne semblent pas vraiment coller. Soit Dieu punit Larry pour sa transgression… mais alors le parallèle avec Job ne fonctionne plus. Soit « il n’y a pas lieu de voir dans l’épisode final (…) une fin pessimiste »… mais alors il faut ignorer aussi bien la transgression en question (mais alors pourquoi la montrer, en faire un moment clairement aussi crucial ??), que ce qu’on voit ensuite à l’écran (Larry ne fait pas vraiment la tête de quelqu’un qui va « vivre heureux la fin de ses jours car se sachant sauvé »).

Et puis tout de même, une dernière question. Si le propos du film est si important, mystique, cosmologique, comment se fait-il que le film soit si peu… sérieux ? (Je veux dire, si vous voulez voir une autre revisitation du livre de Job réalisée dans les mêmes années, et explicitement assumée comme telle celle-là, il y a le Tree of Life de Malick : vous admettrez que c’est pas tout à fait la même ambiance.) S’il ne peut se comprendre que reposant tout entier sur la mystique juive, comment se fait-il que le judaïsme y soit si constamment et ouvertement satirisé ? (Une satire qui n’était d’ailleurs, à l’époque, pas passée sans encombre auprès de la communauté concernée.)

Là-dessus, en fait, je pense qu’on sera tous d’accord. Comme je le disais, la volonté d’interprétation est le grand thème du film, et ce thème va de pair avec une mise en œuvre par le spectateur de ce même processus d’interprétation. Là où on diverge (…et je vais me retenir d’insérer ici une référence desprogienne), c’est sur le résultat du processus.

Je conserve la faiblesse de penser que « ma » lecture — qui n’est pas que la mienne, d’ailleurs, et qui ne m’est pas apparue toute entière spontanément à la première vision du film —, si elle n’est peut-être pas « parfaite », a pour elle un certain degré de logique et de cohérence, dans le sens où elle cherche à rendre compte de l’ensemble des éléments présents dans le film, tels qu’ils sont présents dans le film, et avec un résultat qui ne détonne pas trop dans la logique de la filmographie générale des frères Coen.

La piste « mystico-ésotérique » du Ciné-club-de-Caen-d’après-les-Cahiers-du-cinéma, en revanche, me semble tomber exactement dans le piège dont le film se moque (d’après ma lecture, en tout cas, toujours), et s’engouffrer tête baissée dans le terrier de lapin de la surinterprétation. Elle isole des éléments, qu’elle monte en épingle via (pour ce que je peux en juger) une méthodologie bancale et des court-circuits référentiels contestables, tout en ignorant de larges pans du récit, et demande à l’« initié » de faire fi de ce qu’il voit à l’écran pour l’interpréter à rebours de l’évidence… Tout ça pour arriver — comme le Seigneur de Babylone le disait en ouverture de son homélie — à la vision d’un film-hapax, qui n’aurait rien à voir avec le reste de la filmographie des Coen.

Alors c’est peut-être moi qui, sur ce coup-là, manque de perspicacité, de hauteur de vue, d’imagination. Mais enfin ça me semble très alambiqué et pas bien solide sur ses pattes.

Toutefois, puisque le film est, et se revendique assez explicitement, autant ouvert à l’interprétation, le moins qu’on puisse faire est d’accepter qu’il y a… plusieurs interprétations possibles !

Ah bon ? Jamais entendu parler de ça, mais c’est possible.

Le fait que ces deux courants soient issus de deux monothéismes différents ne me semble absolument pas un argument pour disqualifier ce rapprochement ; il y a au contraire bien des ponts à faire, je crois, entre les courants les plus mystiques des trois religions que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam (dans cette dernière religion, il faudrait probablement chercher du côté du soufisme, j’imagine).

D’autre part, ce ne sont ni le ciné-club de Caen, ni Thiellement, ni Bill Krohn qui procèdent initialement à ce rapprochement entre Kabbale et gnosticisme, mais Ioan Petru Culianu, un disciple de Mircea Eliade, qui lui s’y entendait en histoire des religions. Plus proche de notre discussion, il y a aussi et surtout Harold Bloom (juif lui-même et spécialiste de la Bible, entre autres choses ; je suis dans un ouvrage à lui en ce moment) qui est la référence explicite de Krohn, qui le convoque aussi d’ailleurs quand il fait l’exégèse de « 2001 », par exemple. Bloom a déjà procédé à des analyses littéraires à travers ce double prisme (notamment pour Kafka).
Si je ne dis pas de bêtises, Borgès procède de même dans un de ces essais, mais je ne saurais plus dire lequel.

Non, franchement, c’est loin de sortir de nulle part comme un lapin de son chapeau, ce rapprochement

Tu es si surpris que ça que ça puisse être le cas ? :slight_smile:
On pourrait citer 4 ou 5 oeuvres de nos auteurs de BD préférés (au hasard : Moore ou Morrison) qui correspondent très exactement à ta description…
Moi je prendrais la question à l’envers, si j’ose dire : et si le but des Coen était de transformer une matière ardue et hermétique (presqu’au sens littéral, pour le coup) en oeuvre de fiction populaire bien plus abordable et « digestible » par tous, mais sans rien sacrifier à son essence ?
Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois dans leur corpus ; pas sûr que beaucoup de spectateurs aient saisi à la première vision (pas moi en tout cas) que « Miller’s Crossing » était plus qu’un polar ultra-classieux mais aussi une évocation de ce que l’on a appelé « la fuite des clercs » ou « l’aveuglement des clercs », à savoir la désertion par une bonne partie de toute l’intelligentsia de l’époque de tout débat sur le sort des juifs à compter de l’avènement du nazisme ; aujourd’hui pourtant, c’est une interprétation couramment admise du film.

Là aussi d’autres exemples en matière de fiction populaire seraient légion.

Là, très honnêtement, je ne vois pas où serait le problème. Une comédie ne pourrait aborder ce type de thématiques ? Et pourquoi pas…?

Bien au contraire, je dirais. Tu défends très bien ton bout de gras, si tu me passes l’expression. :wink:

Pour être tout à fait franc, mon dernier visionnage du film remonte à trop loin (et ma lecture de l’article de Krohn, bien plus fourni et précis que ce que j’ai posté là, à encore plus loin) pour que je puisse débattre du film avec suffisamment de billes. Il a par contre l’air très frais dans ta tête, et à mes réserves près je veux bien adhérer à ce que tu développes là.
Mais là où l’on diverge franchement, c’est sur le piège de la surinterprétation. Au risque de m’enferrer dans des réflexes trompeurs au moins pour un temps, je crois qu’on ne surinterprète jamais trop (et de toutes manières, je préfère l’excès d’interprétation à l’absence d’interprétation ou une interprétation trop « rationnelle », c’est bien plus fertile). M’adonnant moi-même très modestement à l’exercice créatif, je trouve que les « fausses pistes surinterprétées » sont un terreau très fertile sur ce plan.
.
Tout ça est en tout cas l’occasion d’un échange très stimulant, donc merci pour ça. :slight_smile:

Mais pourquoi tant de méchanceté :frowning:

Mince, j’ai oublié de rebondir là-dessus : 100 % d’accord avec ça, il est même d’ailleurs très limitatif sur le plan intellectuel de considérer qu’il ne puisse y avoir qu’une interprétation possible à une oeuvre ; ce serait vraiment la limiter à pas grand chose, et procéder à une sorte de retour du religieux (en l’occurrence : la question de l’orthodoxie) dans le champ de l’exégèse artistique. Il vaut mieux être hétérodoxe en l’occurrence, sinon on ne comprendrait rien au travail de certains auteurs…

Tu n’aimes pas « Tree Of Life » ?

Pour aller dans le HS je trouve que c’est un exercice toujours intéressant en tant qu’exercice, moins quand il sert d’arme dans des joutes entre cinéphiles dont le but est de savoir qui à la plus grosse bobine.

(et c’est pas le cas, on entre gens de bons gouts ici :family_woman_woman_girl:)

Après, ce qui me concerne, l’interprétation (sur ou en dessous, je suis open total), c’est aussi un réflexe de compréhension dans ma petite caboche face à des oeuvres qui m’apparaissent d’une ampleur énorme pour le petit dhomme que je suis

(tiens là par exemple, je viens, enfin, de regarder Agora, je vous dis pas comment ca pulse dans le crane). C’est un exercice de compréhension que je sous soumet tout en m’aidant à y voir plus clair

C’est comme la coke. J’ai pas essayé mais je sais que c’est pas mon truc. :neutral_face:

Disons que j’ai vu Le Nouveau Monde et…je ne veux pas en parler, c’est encore trop dur, parfois je me réveille la nuit et je me rend compte que je suis par terre en position fœtale en train de gémir et de pleurer. Quand je vois un bateau je me sens mal et j’ai des flashs où je me vois sur une table avec une longue chevelure noire et des bottes. Autour de moi il y a des colons qui me lance des pièces et crie : « allez danse petite salope ! ». Je ne veux pas me souvenir. Je sais que c’est pas ma faute mais la honte est encore là. Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi Denise Fabre ? Il suffit de quelques secondes pour briser un homme et j’aimerais revenir en arrière pour retenir la main de ce jeune homme et lui dire « non ! Ne rentre pas dans cette salle ». Mais c’est trop tard je le sais et ce jeune homme est mort ce jour là et depuis ce jour le ciel est toujours gris pour lui.

Ha !! Je dois le voir ces jours-ci justement…

Tout à fait d’accord sur ce que tu dis sur le réflexe face à une oeuvre dont tu sens très bien qu’elle te dépasse/t’échappe. Au final on ne finit jamais vraiment par saisir la totalité de l’objet mais la tentative aura été fructueuse sur tout un tas d’autres plans.

Ha ha ha ha !!
Bon, j’ai déjà échangé avec Jim là-dessus, je sens bien que Malick c’est pas fait pour tout le monde… :wink:

Gershom Scholem (un peu une autorité en matière de kabbale, tout de même) évoquait même, en parlant du gnosticisme, « the Greatest case of metaphysical anti-Semitism ». Une des bases du truc, c’est quand même d’expliquer que le Dieu de l’Ancien Testament est un démiurge mauvais. Et il y a une composante d’anti-judaïsme très explicite dans certains textes.

Comme je disais, je vois plus de différences que de ponts. Le point de départ de la logique gnostique — le rejet du monde « d’ici-bas » — comme son but — l’accès au Salut individuel de l’âme dans l’au-delà — sont tout de même des notions dont le recoupement avec le judaïsme est… disons, au mieux « problématiques ». (Quant au soufisme, je ne vois même pas de point commun, spontanément.)

Ah oui, si la filiation remonte à Mircea Eliade, je comprends mieux. J’ai un peu fréquenté ses ouvrages à une époque. C’est très stimulant à lire, mais d’un point de vue strictement scientifique, c’est peut-être pas l’approche la plus rigoureuse au monde. Disons qu’à vouloir à tout prix chasser les parallélismes, il saute un peu vite de « il y a des modèles récurrents » à « il y a des vérités universelles ».

(Bon, ça c’était pour la partie « fond religieux », je passe à un autre post pour la discussion plus axée « esthétique. »)

Dans les trois cas (Kabbale, gnosticisme, soufisme), je m’exprime avec mes mots très imprécis et profanes je présume, il s’agit de chercher la voie à un accès direct à la divinité, sans médiation. Franchement, le pont est assez énorme.

Eliade est en effet « réputé » pour ça, mais on lui fait surtout le reproche de sa conception peu rigoureuse et orthodoxe du temps dans ses exposés, me semble-t-il. Pour le reste, son expertise est rarement contestée, non ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord sur ça… Disons que je vois une différence entre une œuvre qui donne, même de façon « discrète », des clés pour accéder à une compréhension plus riche à partir de ce qui est présent en son sein, et une œuvre qui ne serait compréhensible qu’en faisant un pas de côté et en mobilisant des sources qui lui sont extérieures. (Je ne sais pas si je suis super clair.)

Ma foi (si j’ose dire), comme je disais, les interprétations sont ouvertes !

Eh bien là j’avoue encore une fois que c’est une interprétation qui m’avait totalement échappé jusque-là.

Si, c’est possible, bien sûr. Mais je ne sais pas si c’est le cas ici. Et si c’est le cas, je ne suis pas sûr que ça soit fait de façon très efficace. Faire rire de gars qui tournent en rond sans jamais arriver à une interprétation, ça me paraît quand même un moyen tordu de faire passer un message sur la grandeur de ladite interprétation.

Ça remonte aussi de mon côté, je m’en suis revu quelques extraits trouvés en ligne pour me remettre en tête certains passages, mais je gagnerais sûrement à le revoir intégralement moi aussi.

Très clair. Je partagerais ton avis là-dessus, sauf que précisément je vois plutôt « A Serious Man » comme appartenant à la première catégorie. Même si je ne suis pas un spécialiste des questions évoquées (mais elles m’intéressent), je trouve qu’on le « sent » à la première vision.

Ça manque d’un smiley animé qui se roule par terre sur ce forum, mais l’esprit y est !! :sweat_smile:

(Et pourtant j’adore Le Nouveau Monde, un de mes films préférés de la décennie 2000.)

Et si déjà Le Nouveau Monde ça passe pas, c’est sûr que The Tree of Life et les suivants, c’est encore un challenge bien plus corsé…!