Alan Moore a pendant plusieurs années été mon alpha et mon omega en matière de comics. Entendre par là que Watchmen a été ma première lecture en la matière, les premiers cycles de la Ligue ma première lecture en v.o., et que tandis que je poursuivais avec V pour Vendetta, From Hell, Promethea et autres Filles perdues, si je connaissais (de plus longue date, d’ailleurs) les super-héros « mainstream », c’était uniquement par leurs déclinaisons sur les petit et grand écrans, mais il ne me serait pas venu à l’idée d’aller lire ça. Inutile de dire que sur ce dernier point ma position a considérablement varié, mais les grandes œuvres de Moore restent évidemment une référence incontournable pour moi qu’il ne me viendrait pas à l’idée de « renier ».
Seulement, effectivement, sans être tout à fait aussi critique que Silverfab, cela commence à faire quelques années que je ne me retrouve plus, ni dans sa production artistique, ni dans ses sorties polémiques. Et je soupçonne très fortement que les deux ont une cause commune : selon toute apparence, Moore s’est retranché dans une tour d’ivoire où il n’est plus entouré que d’une poignée d’adorateurs, acceptant chacune des déclarations du mage comme parole d’évangile, et ne lui disant en retour que ce qu’il a envie d’entendre.
Moore est coupé du reste de la production de comics actuelle dont, de son propre aveu, il ne lit quasiment plus rien (et quand on lit de près les interviews on se rend compte que les critiques qu’il émet ont toujours pour source un « on m’a dit que… »). Sa vision du lectorat est, du point de vue statistique, objectivement fausse. En dehors des possibilités de travail offertes par l’échange d’e-mails, il semble également éprouver un grand mépris pour à peu près tout ce qui touche à Internet (lequel Internet, en retour, s’avère une source d’infos assez dérangeante qui met en lumière, pour qui cherche un peu, les accommodements pas toujours très raisonnables pris avec la vérité quand saint Alan raconte sa propre légende…). Sans parler de ses obsessions paranoïaques concernant Morrison qui orchestrerait les critiques à son égard.
Et du côté de l’œuvre ? Eh bien, c’est un peu pareil : j’ai la désagréable impression que Moore, dernièrement, n’écrit plus que pour ses annotateurs. Son œuvre a toujours été riche de références, mais auparavant celles-ci venaient enrichir le récit ; j’ai l’impression qu’un glissement a eu lieu et que désormais le récit n’est plus qu’un prétexte à l’étalage des références : c’est particulièrement flagrant dans Nemo (mais il y avait déjà des signes dans les derniers travaux sur la Ligue) et dans Providence. Dans ce dernier cas, la comparaison entre les annonces faites en interview (qui m’ont donné envie d’y croire…) et le résultat final (sauf retournement dans les derniers numéros) est assez éclairante. On a la reproduction de l’immeuble authentique, la bonne référence de microsillon, la vraie météo de la vraie date… il manque juste un récit intéressant (et un dessinateur expressif, mais c’est un autre problème).
Ça n’enlève rien rétroactivement à la réussite de ses grandes œuvres passées et avec tout ce qu’il a pondu de génial depuis ses débuts anglais jusqu’à la période ABC (en gros) sa place au panthéon des auteurs de comics est de toute façon assurée. Mais ce n’est pas forcément un mal s’il prend conscience qu’il est un peu… essoufflé, dans ce domaine - et s’il réoriente sa créativité vers d’autre media dans lesquels il a peut-être un peu moins de certitudes…