Marvel Graphic Novel 55 : Squadron Supreme - Death of a Universe
Petit retour sur la « Justice League made in Marvel », alors que la publication en VF d’une nouvelle déclinaison du concept, scénarisée par James Robinson, est imminente.
Pour des raisons qui m’échappent, et alors qu’une bonne part des fameux Marvel Graphic Novels (collection initiée par le mythique The Death of Captain Marvel) ont été publiés en France dans la collection Top BD chez Lug/Semic, au moins pour les albums consacrés aux personnages Marvel, ce Squadron Supreme - Death of a Universe est resté inédit en VF.
C’est d’autant plus surprenant qu’il s’agit là de la suite directe de la célèbre maxi-série consacrée à l’Escadron, publiée en son temps dans Spidey, avec la même équipe artistique qui plus est : Mark Gruenwald signe le scénario et le regretté Paul Ryan, disparu au début du mois de mars, signe les dessins, lui qui illustra les derniers chapitres de la maxi.
Cet album constitue pourtant une sorte de coda à la série susnommée. Avant de rentrer dans le vif du sujet, petit retour en arrière…
La création de l’Escadron Suprême, sous la houlette de Roy Thomas, s’est faite en deux temps : initialement, c’est une sorte de contrepartie maléfique de l’équipe qui apparaît, dans les pages de Avengers 70. Le Grand Maître y affronte Kang le Conquérant dans une sorte de tournoi cosmique, et choisit pour champions le fraîchement constitué Sinistre Escadron. Thomas s’amuse à faire de cette équipe un pastiche des principaux héros DC : Hypérion est Superman, Nighthawk est Batman, Whizzer est Flash et le Dr Spectrum est Green Lantern. D’une certain manière, c’est comme si le Crime Syndicate de DC Comics était apparu avant la Justice League…
Roy Thomas brouille un peu les cartes quelques épisodes plus loin, dans Avengers 85. Pris dans un périple dimensionnel, les Vengeurs atterrissent sur la Terre-712, ou Terre-S, et y rencontrent l’Escadron Suprême, qu’ils prennent pour les criminels de l’Escadron Sinistre. Il s’avère que le Grand Maître a modelé son équipe de criminels sur le fameux Escadron de la Terre-712 : il les avait choisis comme champions dans un précédent tournoi cosmique, opposé au Centurion Ecarlate (une autre incarnation de Kang, justement). Thomas en profite pour pousser son idée un peu plus loin et introduit de nouvelles variations sur le célèbre groupe de justiciers DC : des versions de Green Arrow, Black Canary ou Atom font leur apparition.
L’idée de Thomas est de s’amuser un peu avec des jouets « interdits » (et pour cause, ils appartiennent à la concurrence) et en profite au passage pour montrer la supériorité des personnages « maison ». Il n’empêche qu’à partir de ce moment, l’Escadron (même s’il se fera régulièrement manipulé par des puissances supérieures…) est dépeint comme un groupe de héros, les plus grands de leur monde.
L’Escadron réapparaîtra sous la plume d’Englehart dans la fameuse Saga de la Couronne du Serpent, manipulé par le possesseur de ce puissant artefact inter-dimensionnel. Le Superman du groupe, Hypérion, fera une apparition dans les pages de The Mighty Thor pour y affronter son double maléfique du Sinistre Escadron. Puis, dans une saga parue dans les pages de The Defenders, l’Escadron affronte sa plus grande crise en tombant sous la coupe de l’Overmind (« Mastermind » en VF), entité aux immenses pouvoirs télépathiques vaincue auparavant par les FF alliés au Docteur Fatalis. Hypérion s’évade sur la Terre-616 et y trouve l’aide des Défenseurs, qui affrontent l’Overmind et son maître Null the Living Darkness, et finissent par libérer l’Escadron.
La menace est écartée mais la Terre-712 est plongée dans un chaos sans précédent. Le président des USA Kyle Richmond (le Bruce Wayne de l’Escadron) est contraint de démissionner, et il s’oppose également au grand projet de l’Escadron, le projet Utopia. En effet, le groupe décide de prendre en mains les destinées de sa planète, en en prenant le contrôle et en se donnant une année pour résoudre tous les problèmes de l’humanité…y compris la mort elle-même.
Richmond alias Nighthawk quitte le groupe et cherche le moyen de l’empêcher de mener ses projets à bien.
Tout cela nous amène aux événements décrits dans la maxi-série Squadron Supreme en 1985, sous la houlette de Mark Gruenwald. Le groupe y mène son projet à bien, mais est entraîné dans une bataille meurtrière avec les résistants menés par Nighthawk. Les pertes sont lourdes des deux côtés, et Hypérion, convaincu par son adversaire (mort au combat), décide de renoncer au programme Utopia.
On ne dira jamais assez à quel point le récit de Gruenwald (qui signe probablement là son travail le plus important) est une date dans l’histoire des comic-books, ce qui rend d’ailleurs d’autant plus incompréhensible le fait que Panini ne réédite pas cette pépite. Avant même Watchmen et autres The Authority, la série explore les conséquences « réelles » de l’existence de surhommes (que ce soit en termes de progrès technologiques, de géopolitique, de justice, de contrôle des armes, etc…) sur Terre ; Gruenwald se sent d’autant plus les coudées franches qu’il opère dans le cadre d’une Terre alternative à la Terre-616, foyer des héros Marvel. Il peut se « lâcher », et ne manque d’ailleurs pas de le faire.
Par rapport à l’idée de « pastiche des héros DC » initialement à l’origine du concept, le scénariste va beaucoup plus loin que Roy Thomas, créant même des adversaires à l’Escadron basés sur des vilains DC ; Master Menace est le Lex Luthor d’Hypérion (mâtiné de Fatalis), quand Guenon-X est une Gorilla Grodd au féminin, ou que le Dr Decibel est le Sonar de Marvel, Lamproie un décalque du Parasite, etc…
Vers la fin du récit, Gruenwald adjoindra d’autres membres à l’équipe comme Haywire ou Inertia (en fait des traîtres à la solde de Nighthawk), qui ne semblent pas quant à eux modelés sur des personnages DC…
L’action de Death of a Universe se déroule une semaine à peine après les événements de Squadron Supreme 12, quand le graphic novel a été publié en 1989, soit trois ans après la conclusion de la maxi-série.
Le récit s’ouvre sur le Centurion Ecarlate : venu d’une autre dimension, ce Kang alternatif est devenu le maître absolu de l’univers-712 et de toutes ses ères temporelles. Toutes sauf une : la fin du vingtième siècle, où/quand opèrent l’Escadron. Le Centurion n’ose les affronter, et ne peut même pas observer cette époque : une sorte de voile temporel obstrue ses appareils. Ses scientifiques parviennent quand même à le percer temporairement, juste ce qu’il faut pour que le Centurion observe l’inimaginable : une main gigantesque apparaît près du soleil et menace d’engloutir le système solaire tout entier…
Dans le passé (notre présent), Hypérion reçoit les dirigeants américains et leur explique, à leur grand désarroi, qu’il renonce au programme Utopia. Pas le temps de digérer l’info que voilà Hypérion alerté par le Professeur Imam, Sorcier… Suprême de la Terre-712 (et pastiche du Docteur Fate de DC), au sujet d’une menace d’envergure cosmique, la même que celle observée par le Centurion Ecarlate évidemment. L’Escadron, pressé par le temps, n’a d’autre choix que de se tourner vers ses pires ennemis, Master Menace et le Centurion Ecarlate, pour tenter de sauver leur univers…
Il est un peu surprenant que Marvel ait choisi la collection Graphic Novel pour publier cette suite à la maxi de Gruenwald ; peut-être ce format est-il un peu trop « prestigieux » pour ce récit sympathique mais pas exceptionnel, même si la coloration de luxe propre au format flatte avantageusement le dessin classique, au bon sens du terme, de Paul Ryan (quelque part entre un John Byrne « sage » et des artisans solides mais plus classiques). Il faut dire aussi que le récit est complètement imbriqué dans la continuité propre à l’univers de l’escadron ; le lecteur n’ayant lu pas la maxi précédente risque fort de s’y perdre les chèvres, comme on dit, dans cette profusion de personnages au background finalement plutôt fourni.
Gruenwald y est égal à lui-même, c’est-à-dire pas forcément très doué pour les dialogues et la caractérisation (encore que…), mais généreux dans l’action super-héroïque et très inventif sur les rebondissements SF, comme en atteste cette idée pas inédite mais sympa sur Master Menace. Il est simplement dommage que la moitié de l’album soit consacrée à des développements très « soap » (qui semblent peu adapté à ce format « one-shot ») certes pas déplaisants pour le lecteur familier des personnages, y compris les plus obscurs ; mais on est quand même témoin des atermoiements de Moonglow ou Redstone, et des amourettes de Haywire et Inertia : ce ne sont pas spécialement les persos Marvel les plus exposés, c’est rien de le dire. Difficle de s’impliquer dans cette dimension de l’histoire.
Plus inspiré sur la deuxième moitié du récit, Gruenwald s’y amuse sur deux plans : d’abord, comme à son habitude (Gruenwald était une encyclopédie vivante des comics, d’après son confrère Mark Waid), le scénariste joue sur la continuité et notamment sur ses propres travaux antérieurs. Le « bad guy » de Death of a Universe est une création de Gruenwald dans le cadre de sa fameuse Project Pegasus Saga dans les pages de Marvel Two-In-One qui voyait l’apparition d’Aquarian, nouvelle incarnation de Wundarr l’homme-enfant (lui-même pastiche du plus célèbre des kryptoniens de DC…). Le Nth Man est une sorte de monstre cosmique ou de trou noir vivant ; il est lui aussi la nouvelle incarnation d’un personnage antérieur, le Dr Lightner alias Black Sun. Et puis la simple utilisation du Centurion Ecarlate évoque le vilain Kang et ses multiples incarnations…
D’autre part, Gruenwald s’amuse aussi à multiplier les clins d’oeil et les « emprunts » à l’univers DC : ainsi le Centurion Ecarlate est peut-être devenu dans ce récit un analogue du Time Trapper (ennemi de la Légion des Super-héros) et surtout, la nature très Star Trek de la menace (cette main gigantesque dans l’espace) renvoie autant aux origines de l’univers DC telles qu’observées par le vilain Krona (la « main galactique ») qu’à Crisis on Infinite Earths, et ses univers détruits en cascade dans un « flash » blanc…bien avant Jonathan Hickman et son travail sur la franchise Avengers (je soupçonne d’ailleurs Hickman d’être un admirateur du travail de Gruenwald ; sa reprise du concept du New Universe semble en attester).
Loin d’être aussi marquant ou crucial que la maxi qui l’a précédé, Squadron Supreme - Death of a Universe, malgré ses défauts, demeure un récit plaisant et presque indispensable aux lecteurs familiers de ces personnages. Imparfait mais épique, généreux et ambitieux, ce graphic novel constituerait même un bonus de choix à une éventuelle publication en VF de la maxi « historique » du regretté scénariste…