4ème partie : Doctor Strange vol.2 10-13 par Steve Englehart et Gene Colan (1975/76)
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Lorsque Frank Brunner fait la connaissance de Steve Englehart, ils ne tardent pas à sympathiser par le biais de leurs centres d’intérêts communs, allant de l’astrologie à la consommation de stupéfiants, et le dessinateur se dit alors qu’il a devant lui un potentiel collaborateur à sa mesure, partageant qui plus est son intérêt pour Lovecraft et Castaneda (deux influences parmi d’autres qui infusent leur production de l’époque).
Brunner n’était pas spécialement satisfait du style d’écriture de Gardner Fox sur le titre, avec sa formule « freak of the week », au point de préférer se tourner vers d’autres séries avant que Roy Thomas ne lui demande expressément de revenir. Sans se faire prier, il n’a donc pas tardé à contacter le créateur de Mantis pour le convaincre de reprendre avec lui la série Marvel Premiere.
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Avec la bande de potes qu’ils ont intégré, composée de Starlin, Weiss et Milgrom, il forment une groupe de créatifs à la marge, plus à l’aise sur des séries secondaires où ils bénéficient d’une plus grande liberté créative, à l’instar de Gerber et McGregor (Starlin ira même jusqu’à refuser la reprise du titre Fantastic Four).
Durant cette période, il n’est pas rare qu’il dégottent de nouvelles idées lors de leurs excursions nocturnes, propice à la consommation de LSD. D’après la légende, c’est suite à une projection d’Alice au pays des merveilles qu’ils ont eu l’idée d’utiliser une chenille fumeuse, que l’on retrouve dans le premier arc de la seconde série régulière, un roller-coaster halluciné et dantesque (correspondant au recueil A Separate Reality).
Leurs échanges ont abouti à pas mal d’éléments pour le moins iconoclastes et ambitieux, retranscrits dans les fameux « cosmic comics » (avec notamment le point d’orgue que constituent les travaux de Starlin sur les titres respectifs de Mar-Vell et Adam Warlock) de ces jeunes créatifs décidément bien loin des « premiers de la classe » (Conway, Thomas, Wein, Wolfman) désignés pour prendre la suite des titres historiques, ceux dont Lee s’était occupé le plus longtemps.
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De gauche à droite: Tom Orzechowski, Jim Starlin, Heather Devitt et Steve Englehart à une soirée costumée
L’air du temps évolue et les références glissées dans les publications ne sont plus les mêmes. Quand Englehart reprend les Vengeurs, il place un bouquin de Castaneda dans les mains du Fauve, et n’hésite pas pour incorporer une private joke, lorsque il tourne en dérision le style prolixe de son camarade Don McGregor par le biais d’un caméo de Black Panther, qui décline longuement l’offre de retour dans l’équipe. Englehart et Brunner se lâchent au niveau des concepts et de l’aspect visuel, et rançon du succès, Stephen Strange se retrouve de nouveau avec une série régulière. Cependant cette cadence plus soutenue fait que le passage du dessinateur est de courte durée, nécessitant la réimpression d’un épisode de Ditko.
Le fait est que Brunner avait également l’impression d’avoir fait le tour du sujet, ce qui l’a poussé à se reporter sur le lancement du titre Howard the Duck de Gerber, alors en passe de devenir un des titres majeurs de la période (un projet confié au départ à Neal Adams le mentor de Brunner).
Il en sera quitte pour ne faire finalement que les deux premiers numéros, mettant fin à son contrat dans la foulée car il estimait son salaire insuffisant et dans le cadre des deux séries, ce n’est autre que le très talentueux Gene Colan qui a pris la suite. Malgré l’écart de tonalité entre des titres aussi différents que Dr. Strange et Howard the Duck, le style multi-facettes de ce regretté dessinateur d’exception se révèle adapté dans les deux cas, visiblement à l’aise dans les différents registres, allant de la quête initiatique nimbé de psychédélisme à la chronique sociale féroce à forte tendance satirique.
Dès le second arc impliquant Dormammu et sa soeur Umar, Colan ne démérite pas dans son habileté de narrateur hors-pair, rendant des planches immersives, conjuguant son usage de la vitesse et des ombres, ainsi que son usage caractéristique des aplats de noir, qui participe à l’atmosphère inimitable de ses planches.
Englehart continue dans une veine ambitieuse et à grande échelle, multipliant les événements d’ampleur cataclysmique, boostant la dramaturgie, le gravitas, nécessaire dès lors qu’il s’agit d’utiliser Eternité, l’entité qui incarne l’univers, devenu une figure indissociable de la série depuis la fameuse saga (Strange Tales 130-146) de Lee et Ditko, souvent considérée comme l’apothéose ou l’acmé du titre (voir même pour certains le tout premier graphic novel de l’histoire du genre).
Bien évidemment en raison de l’aspect « deus ex machina » inhérent à son statut, ce personnage a été utilisé depuis de manière plus ponctuelle que ce soit dans le crossover Infinity Gauntlet et Marvel Universe: The End de Starlin, dans le run de DeMatteis sur les Defenders et dans celui de Englehart sur le Silver Surfer, ou encore lorsque il est utilisé de manière astucieuse par Dan Slott lors de son run mal-aimé sur le titre Mighty Avengers, sans oublier son rôle décisif lors du procès de Reed Richards.
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Avec cet arc, connu également en vf sous le titre « L’agonie de la Terre » via les publications Arédit/Artima, le scénariste reste fidèle à ses habitudes thématiques, et se place dans la droite lignée de ce qu’il a construit précédemment, visible tout d’abord avec le mystère entourant le Baron Mordo, devenu l’ombre de lui-même suite aux événements relatés dans la saga de Sise-Neg. Comme si cela ne suffisait pas Eternité débarque en annonçant à Strange que la fin de son monde est proche. Débute alors pour le sorcier suprême une quête désespérée pour empêcher cela à tout prix.
L’ampleur du danger permet de mesurer le fardeau de la fonction du héros, lui qui sauve régulièrement la réalité, mais aussi plus spécifiquement l’humanité à de nombreuses reprises, sans que celle-ci ne soit au courant, et c’est particulièrement le cas dans ce récit haletant et intense où il fait figure pas seulement de témoin clé comme chez Ditko, mais aussi de dernier représentant de ce qui fut. Les proportions atteintes sont telles qu’elles nécessitent l’implication de l’Ancien (à ne pas confondre avec Genghis qui fonctionne sur le même poncif du vieux sage venu d’Orient).
Le trip psychédélique de Brunner laisse alors la place à un cauchemar métaphysique, confrontant notamment Strange a plusieurs avatars de son passé qui reflètent les différentes étapes de son existence, et qui sont menés par un leader portant un masque à l’effigie de Nixon (depuis la saga de L’Empire Secret Englehart ne s’est pas géné pour critiquer le président d’une manière ou d’une autre). Comme souvent dans ce cas de figure, le sorcier suprême va alors devoir percer le voile des apparences et découvrir le but de ce rite initiatique annonciateur d’une augure funeste.
Tout va aller de mal en pis, entraînant un désastre aux proportions énormes et aux implications dantesques, peut-être même trop ambitieux dans le cadre d’un univers partagé pour pouvoir perdurer durablement (sans retour au statu quo).
Or c’est justement de ce côté-là que les limites ont été vite atteintes.
En effet cet arc, ainsi que le dernier d’Englehart, qu’il n’a pas eu l’occasion de terminer, a été retconné de manière abrupte par Marv Wolfman, reliant ainsi les divers sub-plots à la menace que constituent les Créateurs, qui oeuvrent dans l’ombre contre Strange, une intrigue au long cours aboutissant à terme à l’excellente saga « Creators Chronicles » malgré son chassé-croisé d’auteurs, et qui n’en reste pas moins une période charnière de la série, qu’il s’agisse du tri que fait Wolfman des apports d’Englehart, de la courte participation de Jim Starlin, et bien sûr des débuts de Roger Stern, l’auteur d’un run d’anthologie considéré depuis comme un des trois grands classiques de la série.
Il est particulièrement regrettable que Englehart ait claqué la porte avant d’avoir pu achever son dernier arc, qui constitue la dernière saga de grande envergure de son run, le titre du dernier épisode étant d’ailleurs assez équivoque (« the dream is dead »). Cet arc se démarque par son exploration de l’histoire occulte de l’Amérique, par le biais d’un voyage dans le temps concordant avec le bicentenaire. D’après le scénariste, la fin de l’histoire aurait impliqué le magicien Stygyro, tout en révélant qu’il tirait son pouvoir de l’énergie psychique provenant du patriotisme américain, une idée bien barrée digne des meilleures séries Vertigo des années 90 (qui rappelle en un sens le concept de l’American Scream provenant de la reprise mémorable de Shade the chaging man par Peter Milligan).
Le moment où Gerry Conway a accédé brièvement au poste d’éditeur en chef a marqué la fin de la récré, préfigurant la politique de Shooter à propos des auteurs qui ratent leurs deadlines (McGregor en a fait les frais).
Il est fort probable que certains éléments de l’intrigue, en particulier le fait que Cléa puisse cocufier Strange avec nul autre que Benjamin Franklin, n’ont pas dû beaucoup plaire aux éditeurs, et il ne fallut pas plus qu’un conflit à propos de cette histoire pour que Englehart se décide à aller voir ailleurs, un mal pour un bien puisque son contrat d’un an chez DC a donné lieu à une des sagas les plus plébiscitées du chevalier noir.
Durant cette période, la série regagne en popularité, et l’on retrouve d’ailleurs dans le courrier des lecteurs Ralph Macchio, le futur éditeur du titre Daredevil, qui se montre élogieux envers le style de Colan, tout comme Peter B. Gillis à propos du scénario de l’arc sur la famille de Cléa.
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Malgré le départ de Brunner, on ne perd pas au change, vu que le scénariste a eu la chance de bénéficier de la participation de Gene Colan, très inspiré sur la partie graphique, se démarquant par sa gestion sans pareil des ombres, ainsi que sa manière de figurer la vitesse et le mouvement (ce qui le rendait généralement délicat à encrer). Sa narration se fait toujours au plus près des événements, au coeur de l’action, aboutissant à un effet d’immersion maximale, accentuant le suspense et le caractère anxiogène par le biais de cadrages serrés sur les visages expressifs. Alors quand en plus c’est Tom Palmer qui le seconde, aka l’encreur qui avait sa préférence, on a droit à un feu d’artifice visuel, qui démontre bien l’efficacité du duo qui officiait également à ce moment-là sur Tomb of Dracula. Histoire de tenir la cadence des deadlines, Colan ira même jusqu’à consommer des amphétamines durant cette période.
Signe de la santé du titre, il est redevenu mensuel à l’issue de cette saga, une situation néanmoins de courte durée, la série n’étant de toute façon pas connue pour avoir souvent figuré dans le hit de ventes, à quelques exceptions près, en particulier en ce qui concerne les épisodes de Frank Brunner.
Les successeurs d’Englehart n’ont pas toujours été à l’aise à propos de la grande puissance du personnage, une problématique qui a débuté dès lors que Strange a acquis le titre de sorcier suprême, accentuant ses pouvoirs et sa longévité (Bendis n’a pas su éviter cet écueil du « deus ex machina » en usant de cela comme d’une facilité narrative).
À partir du moment où il devient tout puissant, que son cheminement est terminé, il ne lui reste plus guère qu’à attendre de pouvoir passer le flambeau à la manière de l’Ancien avant lui. Comme le dit l’ami Nikolavitch dans Mythe et super-héros, à partir de là il n’y a pas 36 solutions pour renouveler la série en entamant un nouveau cycle, qui passe par la surenchère de puissance qu’implique l’affrontement entre les diverses entités ou le remplacement pur et simple. Les occasions n’ont pourtant pas manquées avec divers disciples, pupilles et autres alliés (Cléa, Rintrah) et cela a bien fini par se concrétiser, avec Brother Voodoo, devenu brièvement le nouveau détenteur de l’oeil d’Agamotto dans l’intervalle de deux arcs peu inspirés des New Avengers de Bendis, ayant droit également dans la foulée à sa propre mini-série signée Rick Remender.
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Rétrospectivement l’intérêt principal du premier arc des New Avengers sur le sujet est surtout de retrouver Stephen Strange croqué par Chris Bachalo, qui en profite pour canaliser l’influence fondamentale de Michael Golden sur son style. Ce n’est pas étonnant dès lors d’apprendre qu’il adule le stand-alone remarquable (« To Have Loved…and Lost ! ») signé Stern et Golden, et resté depuis dans les annales du titre.
En ce qui concerne le Dr. Voodoo, la greffe n’a pas l’air d’avoir prise sur la durée, vu qu’il est redevenu un simple magicien, un signe peut-être des préférences d’une partie du lectorat actuel, plus enclin à accepter une nouvelle figure héroïque si elle emprunte son nom à un prédécesseur célèbre (Kamala Khan, Miles Morales, Sam Alexander) qui peut, si besoin est, valider cette évolution et mettre en place le passage de témoin en parrainant cette nouvelle génération. Une logique de variation en somme, pour rester en terrain connu et ne pas trop prendre de risques avec une nouvelle franchise sortie de nulle part.
À propos de Stephen Strange, l’idée qu’il puisse chuter de son piédestal et devienne nettement moins puissant, constitue une solution plutôt favorisée par les auteurs actuels (Pak, Waid). Le personnage peut aussi être affaibli ou diminué, en tant qu’adepte de la Magie Noire et borgne sous Gillis, ou blessé par une balle dans la mini-série The Oath de Vaughan.
Toutes les occasions sont bonnes pour qu’il reste au niveau du commun des mortels, P. Craig Russell n’a pas joué cette carte par exemple durant les dernières décennies, peut-être aussi parce qu’il a fait avec son graphic novel une sorte de remake/relecture de son annual des années 70.
Cela peut virer parfois aussi à une approche plus terre-à-terre et ancré dans le réel, parfois au point de se rapprocher d’une logique à la Vertigo/Constantine sous l’égide de Tonny Harris et Warren Ellis, sans oublier ceux qui se sont trompés d’auberge et qui font du hors sujet (JMS) à trop vouloir moderniser le personnage. À mon sens son intégration au groupe des Illuminati n’a pas non plus participé à redorer son blason, depuis la période Bendis/Hickman le personnage a clairement besoin de repartir sur de bonnes bases. Sur ce point, en ce qui concerne la relance d’Aaron il y a de quoi être enthousiaste.