Donc, bouquin passionnant.
Eltchaninoff choisit une perspective historique, afin de replacer le « cosmisme » dans l’histoire des idées, d’en expliquer les origines et les racines (par exemple, l’infinie platitude des plaines russes enneigées, parsemée d’églises, propice à la contemplation, à la religiosité et à la projection vers l’ailleurs et le lointain), les articulations avec les grandes pensées de l’époque, etc. Il décrit comment une interprétation innovante de la religion chrétienne (que l’on pourrait taxer d’hérésie, disons) s’est mélangée au rapport positiviste à la science et à l’obsession de l’homme nouveau qui parcourt le début du XXe siècle et qui aura son expression dans le soviétisme… Puis il explique comment le régime en place y voit des traces de religion, ce qui conduit la pensée cosmiste à devenir souterrain, à s’expatrier avec ceux qui y adhèrent, et à se mélanger à d’autres visions (là, on croise notamment Pierre Teilhard du Chardin, pour n’évoquer que le plus connu…).
L’auteur explique comment les idées mûrissent en cachette, nourrissent un imaginaire de l’espace chez les scientifiques, et finissent par émerger à nouveau à la faveur de la glasnost gorbatchévienne. Là, à ce niveau, l’aspect religieux revient en force, dans un effet d’appel d’air après la chasse aux soutanes de l’ère soviétique et, en passant par l’idée d’une énergie propre au peuple russe, se greffe sur le nationalisme renaissant.
C’est assez passionnant parce que, en plus de raconter l’histoire de certaines idées, le bouquin est aussi une histoire de la Russie, à la fois en matière d’événements, de dates et de points de repère, mais aussi en matière de concept.
Fatalement, mais c’est lié au sujet, on pourra reprocher au bouquin de ne pas avoir souvent jeté des ponts vers d’autres cultures (par exemple, vers la même époque, dans l’ouest américain, un étrange syncrétisme entre la religion chrétienne et les croyances indiennes donnera « la danse des esprits », sorte de fantasme de retour des morts et de reconquête de la prairie par un peuple indien unissant ses vivants et ses morts : l’ambiance fin de siècle, déjà palpable dans la littérature européenne, engendre des trucs marrants un peu partout en même temps…) voire d’autres supports (on aurait rêvé d’avoir un éclairage sur la fiction russe, un peu plus poussé que le roman L’Étoile rouge ou les textes des frères Strougatski). Mais en même temps, cette structure du bouquin fait écho à la chape de plomb de l’époque, et l’auteur aura sans doute préféré ne pas s’aventurer dans des domaines pouvant, à terme, relever du hors sujet.
Les dernières pages, qui évoquent la manière dont les idées cosmistes peuvent se retrouver à la fois dans les efforts sidéraux (et sidérants) d’Elon Musk ou Jeff Bezos et dans la pensée transhumaniste, sont pas mal du tout. Elles présentent de la part d’Eltchaninoff un plus grand nombre de suppositions (ça se voit au fait qu’il y a moins de notes et de références), mais les parallèles sont bien articulés, d’autant que l’auteur cherche à mettre en évidence les points communs et les divergences (notamment d’ordre religieux) entre les deux approches.
Bref, c’est un super bouquin, qui propose une exploration d’un imaginaire entre conquête spatial et résurrection des morts, avec aisance, le style étant plutôt élégant (quelques répétitions ici et là, rien de bien rédhibitoire) et agréable à suivre. Une chouette découverte, qui m’a donné envie de me replonger dans Cosmonautes, de Nikolavitch, histoire d’avoir un dialogue entre les deux.
Jim