L'ÎLE DES MORTS (Mark Robson)

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REALISATEUR

Mark Robson

SCENARISTE

Ardel Wray

DISTRIBUTION

Boris Karloff, Ellen Drew, Marc Kramer, Katherine Emery…

INFOS

Long métrage américain
Genre : drame/horreur
Titre original : Isle of the Dead
Année de production : 1945

Célèbre série de tableaux peints par le suisse Arnold Böcklin, L’Île des Morts représente une île au coucher du soleil. Les rochers y sont escarpés et on y distingue une cour dans l’ombre de hauts cyprès. Une embarcation s’y dirige, conduite par Charon, le nocher. Le seul passager est debout, enveloppé dans son linceul. Cette peinture (dans ses différentes versions) a fait l’objet de nombreuses interprétations et a inspiré de nombreux auteurs, dans tous les domaines artistiques. Val Lewton était fasciné par le tableau, qui figure déjà dans le Vaudou de Jacques Tourneur. Et il en fait le décor de l’action de L’Île des Morts.

En compagnie d’un journaliste américain qui couvre les guerres des Balkans, le général grec Phéridès se rend sur une île grecque surnommée « L’Île des Morts ». Là, il découvre que le tombeau de sa femme a été profané et que le corps a disparu. Cherchant des explications, les deux hommes se rendent dans la maison près du cimetière et découvrent que la peste s’est abattue sur l’île, obligeant ses visiteurs à y rester en quarantaine…

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L’Île des Morts est un film sur l’attente, sur la peur mais aussi la résignation face à la mort. Les personnages ne réagissent pas de la même façon face à ce qui leur arrive, certains préfèrent patienter jusqu’à ce que le vent tourne, d’autres se tournent vers la science tandis qu’une poignée en appelle aux anciens dieux. Pendant une partie du film, le contraste entre les différents points de vue nourrit une tension qui va grandissante, impression renforcée par une atmosphère quasi-claustrophobique.

Au fur et à mesure du déroulement du récit, le côté rationnel de Phéridès va s’effriter, influencé en cela par les déclarations de la femme de ménage qui prétend que le mal dont ils sont victimes est causé par une vorvolaka, une présence maléfique qui a pris forme humaine (dans le folklore grec). Ce recours aux anciennes croyances pour trouver une solution à leur situation dramatique fait basculer le dernier acte dans l’horreur, une transe nocturne, un cauchemar hypnotique et oppressant pour lequel le réalisateur Mark Robson signe quelques unes des plus belles scènes de sa collaboration avec Val Lewton.

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C’est dans ces passages, qui m’ont rappelé la beauté morbide du Vaudou de Jacques Tourneur, que L’Île des Morts atteint des sommets, même si le scénario est parfois un peu inégal (la romance entre le journaliste et la jeune femme accusée d’être la vorvolaka paraît un brin forcée et pas très intéressante)…

Lorsque le patron de la RKO a annoncé à Val Lewton qu’il avait signé Boris Karloff pour trois longs métrages, celui-ci ne s’est pas montré enthousiaste tant la star des Frankenstein représentait un cinéma fantastique complètement opposé à sa vision du genre. Mais le producteur et l’acteur se finalement sont très bien entendus, Karloff allant jusqu’à dire que Val Lewton était "celui qui l’a sauvé des morts-vivants et restauré son âme”. Pour Lewton, Karloff a livré certaines des prestations les plus fascinantes de sa carrière, en commençant par le général Phéridès avant d’enchaîner avec Le Récupérateur de Cadavres de Robert Wise et Bedlam de Mark Robson.

Ah ça c’est visionnage prévu incessamment sous peu !!!
Très intéressant, ton cycle Mark Robson…

Bon, j’ai enfin pu voir le film (bien à la bourre par rapport à mes prévisions), et je ne m’emmerde pas beaucoup en repompant le post qu’il m’a inspiré sur Facebook ; que les lecteurs éventuels du thread me pardonnent, je fais pas mal de doublons par rapport à ce que l’indispensable Doc en a déjà dit…

Il y a des films qui prennent une drôle de résonance dans le contexte sanitaire actuel : ainsi, dans « L’île des morts » de Mark Robson (1945), il est beaucoup question de quarantaine, de distanciation sociale et de gestes barrières… Pas de CoVid-19 à l’horizon mais plutôt, excusez du peu, la peste septicémique, qui sévit aux abords d’un champ de bataille de la Guerre des Balkans en 1912.

Produit par le fameux Val Lewton pour le compte de la RKO, il s’agit d’une des premières réalisations de Mark Robson, auparavant monteur de certaines des plus belles réussites du duo Val Lewton/Jacques Tourneur, et aussi assistant de Robert Wise au même poste (notamment sur le massacre organisé de « La Splendeur des Amberson » d’Orson Welles). Auparavant, Robson avait réalisé entre autres « La Septième Victime », étonnant petit film doté d’une fin d’une noirceur peu commune pour son temps, et sorte de proto-« Rosemary’s Baby » avant l’heure.

En 1945, Lewton avait échoué à sortir de son créneau de prédilection et rempile donc dans le registre du fantastique, doté par la RKO d’un budget plus conséquent qu’à l’accoutumée et surtout bénéficiant de la présence du légendaire Boris Karloff. Si les deux hommes finiront par s’entendre à merveille, à la base Lewton n’était pas ravi de cette association, comme si c’était deux conceptions presque antinomiques du fantastique qui tentait de fusionner là. Au final, c’est plutôt Karloff, qui livre une composition très subtile ici, qui se fondra dans la méthode Lewton, clairement identifiable ici.

Certes, le film n’est pas sans défauts, loin de là : par exemple, la narration est loin d’être tenue de bout en bout, avec ses pistes abandonnées en cours de route (le corps de la défunte épouse du Général) et ses tentatives ratées d’en faire prendre d’autres sans grand succès (la romance du film, exemplairement ; à la décharge de ses géniteurs, le film a été constamment réécrit à même le plateau, et le tournage a été longuement interrompu suite à une blessure de Karloff).
Mais le film reste d’une richesse thématique peu commune, évoquant aussi bien la taphophobie (la peur d’être enterré vivant…) que d’antiques légendes paiënnes du sud de l’Europe (en l’occurrence ici la Vorvolaka, sorte de goule/vampire/fantôme, décrite dans le film comme un esprit-loup prédateur). Surtout, le film aborde la question de notre rapport à la mort, à la façon dont on gère (ou pas) notre angoisse face à l’inéluctabilité de celle-ci. Le Général Pherides (joué par Karloff) semble presque être une incarnation de celle-ci dans les premières minutes du film, dotées d’images sidérantes en la matière (avec ses charniers et ses charrettes de morts).

Dans le bon vieil affrontement entre une certaine rationalité scientifique et les croyances religieuses/superstitieuses (déjà mis en jeu par Lewton et Tourneur), on a vite fait de repérer le camp du Général : cartésien en diable, le bougre ne croit que le docteur Drossos et ses injonctions médicales, et se moque un peu des offrandes votives dédiées au dieu Hermès par les autres personnages. Mais alors que l’intrigue progresse bon an mal an, le Général change d’attitude, comme si l’approche terrifiante de la Mort faisait basculer du tout au tout son rapport à celle-ci. On pense ainsi à l’idée que les grands pourvoyeurs de mort (ce qu’est le Général, Théa, héroïne du film, le lui rappelant en quelques occasions) sont aussi ceux qui la craignent le plus, comme si leur propre propension à la répandre était une façon de plaire à la Faucheuse, de l’amadouer en quelque sorte. Un des choix scénaristiques intéressants du film (alors que son scénario n’est pas son fort, on l’a dit) consiste à ne pas accabler le personnage de Karloff, d’ailleurs, « sauvé » par une réplique finale pleine de compassion…
C’est toute la fin du film qui est à tomber par terre, renouant avec l’atmosphère des plus grandes réussites de Tourneur pour la RKO : la déambulation du « spectre » assassin à la fin en rappelle les grandes heures, avec même quelques trouvailles troublantes qui renverraient presque au « Meshes Of The Afternoon » de Maya Deren, comme cette silhouette féminine presque imperceptible dans un coin du cadre qui disparaît à la faveur d’un jump-cut étonnant (et franchement troublant).

La plus belle idée du film demeure celle qui a présidé à sa genèse. Elle est signée Val Lewton : celui-ci, comme bon nombre d’artistes, était fasciné par le tableau (ou les tableaux, plutôt : c’est une série, constituée de variantes de la même composition) d’Arnold Böcklin, « L’île des morts », qui donne son nom au film, comme vous l’aurez remarqué. De Roger Zelazny à Rachmaninoff qui lui consacra un poème symphonique cité par la BO du film (vous savez qui d’autre aimait beaucoup ce tableau ? Hitler), « L’île des morts » a enflammé les imaginaires artistiques. Dont celui de Lewton, qui faisait déjà figurer le tableau sur un mur à la faveur d’une séquence de « Vaudou » de Jacques Tourneur.
Ici, il va beaucoup plus loin, puisque le film tout entier est construit autour du tableau, et de l’idée de Lewton de « l’habiter » pour toute la durée du film. Quelle idée sublime : on connaissait les films à citations picturales « ponctuelles » (comme par exemple Dario Argento qui cite Chirico ou Escher dans tel ou tel plan ou séquence), mais je me demande s’il existe tant de films que ça qui pousse le concept aussi loin que celui-ci…

D’où la séquence vertigineuse où deux personnages observent l’île au loin, comme s’ils contemplaient le tableau du peintre suisse auquel il manquerait un élément (les deux silhouettes à l’avant-plan), puis se mettent en route et pénètrent littéralement le tableau, devenant les deux personnages manquants et faisant désormais partie intégrante de celui-ci. Une sorte de réalisation littérale du fameux syndrome de Stendhal…

Prochaine étape en ce qui concerne la collaboration Karloff/Robson/Lewton : « Bedlam », réalisé l’année suivante (1946) et doté d’une réputation tout aussi flatteuse.

Ah, ça m’intéresse de lire ça car c’est le seul que je n’ai pas encore vu…

Oui, je viendrai en dire un mot ici quand ça sera vu, mais avant ça j’ai un autre film avec Boris Karloff au programme, à savoir… « The Bride of Frankenstein », enfin !!! Une lacune à combler, que j’ai reportée trop longtemps.

Il n’est jamais trop tard pour découvrir ce très beau film… :wink:

William Rose :