Onslaught a frappé. La ligne Heroes Reborn est lancée. La continuité autour des Fantastiques et des Vengeurs est interrompue ici et relancée là. Et pendant que de nombreux titres sont lancés (autre signe que Marvel, sous couvert d’une certaine vitalité, est en fait lancée dans une fuite éperdue en avant), Thor n’a plus de titre à son nom, ni dans un univers ni dans l’autre.
Reprenant son titre d’origine, la série redevient Journey into Mystery à partir du numéro 503 et propose une nouvelle série, « The Lost Gods », qui met en scène les amis, alliés et peut-être adversaires du Dieu du Tonnerre. Sous une couverture plutôt dynamique de Mike Deodato Jr., c’est un bataillon d’artistes, regroupés sous l’appellation floue et fumeuse de « Deodato Studios », qui se charge de l’illustration des histoires racontées par Tom DeFalco, qui revient pour l’occasion sur l’univers qu’il a animé pendant de longues années avec Ron Frenz.
Tout ceci concourt à laisser penser que les efforts de l’éditeur sont concentrés sur les séries reprises par Jim Lee, Rob Liefeld et leurs complices, véritables forces vives d’un catalogue apparemment déserté par les enthousiastes. Le savoir-faire de DeFalco n’est certes pas à remettre en question, bien entendu, mais le rappeler au chevet d’une série qui vient de s’arrêter afin de maintenir sur le devant de la scène le petit décor asgardien témoigne bien du désintérêt des auteurs pour le titre mais aussi du désintérêt de Marvel pour ses auteurs (à la même époque, Peter David est plus ou moins clairement délesté de Hulk, qu’il finira bientôt par quitter, Spider-Man survit au délire éditorial, DeFalco là encore revenant à Amazing, une série qu’il a animée longtemps, et la jeune génération incarnée par Mark Waid est prestement découragée par les manœuvres éditoriales paniquées de la direction).
Le principe de la série est le suivant : Thor a disparu, Asgard est en ruines, Odin, aux dernières nouvelles, est un vieux clochard, et les dieux ont été réincarnés sous des identités de terriens amnésiques. Le « jeu » consiste donc à fédérer autour de Red Norvell l’équipe que l’on connaît, et qui a pris des formes diverses. Une fois assemblés, les héros devront se redécouvrir eux-mêmes avant d’élucider le plus grand mystère de tous : comment Asgard a-t-elle pu chuter ?
En soi, le pitch est sympa (et montre que la grande idée soufflée par Gaiman à Straczynski pour sa reprise de Thor quelques années plus tard n’est pas étourdissante d’originalité) et l’ambition affichée de proposer un grand récit épique apportant une conclusion aux prestations d’Ellis et Messner-Loeb tout à fait louable. Cependant, comme pour les épisodes précédents, l’ensemble est laid comme tout.
DeFalco, de son côté, fait son travail assez soigneusement : il caractérise les personnages, il s’amuse de leurs découvertes progressives, il explique ce qu’il est arrivé à l’Enchanteresse, et il commence à glisser des indices. Dans Amazing, il s’était amusé autour de l’identité du Hobgoblin. Dans Thor, il s’était ingénié à brouiller les pistes concernant Don Blake, de la même manière qu’il avait glissé des informations trompeuses sur l’identité de Kristoff dans Fantastic Four. Il a une certaine expérience des attentes de ses lecteurs et des moyens de les tromper. Donc ici, il joue à nouveau sur ces ressorts et s’amuse à surprendre les fans sur l’identité de tel membre de l’équipe ou tel autre. Toute cette partie, c’est plutôt bien ficelé.
Mais bon, bien dessiné, ou au moins dessiné avec constance, ça aurait été chouette. Bref, DeFalco nous conduit petit à petit à la révélation : le grand méchant, c’est Seth, le dieu-serpent égyptien. Et l’on découvre bientôt que la disparition des dieux de la cité d’Asgard est un mécanisme de défense automatique, implémenté par Odin dans le cas où l’arbre-monde Yggdrasil serait attaqué. C’est ce qui s’est produit dans les épisodes d’Ellis, et le plan d’Odin s’est donc mis en branle, réincarnant les Asgardiens loin, sur Midgard, afin de les protéger.
Mais Seth a profité de tout ce bazar pour avancer ses pions, s’emparer de l’installation souterraine branchée sur Yggdrasil (et montrée par Ellis), et profiter de l’absence des dieux asgardiens pour asseoir son influence. Joli retournement de situation qui, rétrospectivement, donne de la cohérence à une série dont les derniers numéros donnaient pourtant l’impression qu’elle partait dans tous les sens. On se doute bien (par le suivi du sort de l’Enchanteresse ou la déchéance d’Odin et quelques autres indices…) que l’éditorial avait l’ensemble de l’intrigue en tête, mais tout de même, le peu de soin accordé aux dessins a considérablement nui à une intrigue au potentiel pourtant prometteur.
Au fil des épisodes, les héros retrouvent leur souvenirs et leur identité, et se lancent dans la bagarre. L’épisode 507 est dessiné par Marc Campos (dont nous avons déjà parlé à l’occasion de l’évocation de ses épisodes sur Justice League), dans un style cartoony pas si éloigné d’un Mike Wieringo. Une bouffée rafraîchissante qui laisse songeur : si toute la saga avait été dessinée comme ça, ça aurait été pas mal.
Le combat est d’autant plus féroce que Seth a acquis à sa cause des surhommes, parmi lesquels Red Norvell, considéré comme mort et possédé. Ça bastonne, l’essentiel des épisodes est consacré à des missions contre l’ennemi. Question lettrage, à part quelques remplacements par l’excellent John Costanza, c’est hélas le nettement moins bon Jon Babcock qui assure la mise en bulle, parfois très maladroite. Décidément, ces épisodes ne bénéficient pas du soin qu’ils méritent.
Les deux derniers épisodes (512 et 513) voit l’arrivée du dessinateur Sal Buscema à la rescousse. Il est sans doute engagé à cause de sa rapidité et de son sens de la narration. La présence d’Al Milgrom à l’encrage, lui aussi compétent et rapide, semble confirmer l’idée que l’éditorial a besoin de tenir les délais. Les rumeurs qui veulent que l’agent du Deodato Studio ait du mal à traduire les textes (c’est ce qui est arrivé sur Avengers…) laissent imaginer que les conditions de travail ne sont pas optimales pour Journey into Mystery.
Toujours est-il que les deux derniers épisodes sont bien entendu les plus agréables à lire, à défaut d’être les plus originaux. Scénariste et dessinateur font preuve d’un classicisme un peu élimé mais parfait pour la conclusion. On notera aussi que Bobbie Chase, l’éditrice, est remplacée par Joe Andreani : ça bouge en coulisse, mais ce n’est pas toujours bon signe.
La conclusion du récit, qui s’en remet à des expédients classiques, tape dans un genre bien installé : Odin réveillé affronte Seth, tous deux revêtant des statures de géants au milieu des ruines, dans un déferlements d’effets pyrotechniques. Ces deux épisodes contrastent avec la volonté affichée de Marvel d’être plus moderne, plus « in your face », plus « à la Image ». Si des lecteurs comme moi peuvent se réjouir d’une lecture aux recettes éprouvées, on peut lire dans ces deux derniers épisodes une forme de constat d’échec : ils ne sont pas parvenus à maintenir le style tape à l’œil à la Deodato sur l’ensemble des épisodes. Pour ma part, je dirais que c’est dommage qu’ils soient parvenus à le maintenir si longtemps.
Au final, ces épisodes, réunis en un TPB, mettent un point final aux aventures (du petit monde) de Thor, avant la relance de Heroes Return. Sur le papier, la vaste saga qui couvre trois scénaristes aurait pu donner un véritable feu d’artifice final. Mais elle a pâti des grandes maœuvres éditoriales d’un Marvel alors exsangue ou presque. Un joli gâchis, somme toute, dont Thor a fait les frais.
Jim