J’ai donc lu le troisième tome, et c’est super (et on n’est pas perdu : je n’ai pas lu les deux premiers, je ne sais pas ce qu’ils racontent, et pourtant tout est clair). On suit donc Seton, à l’âge de vingt-et-un ans, qui vit dans la nature. Le début de l’album donne quelques détails biographiques (ses études à Londres ou à Paris, son endettement, ses rapports tendus avec son père, son départ pour la « campagne »…).
Puis commence la longue partie narrant la traque du grand cerf. Avec un héros qui découvre petit à petit la beauté de la nature et se heurte à l’inanité de la chasse. Il y a des passages très forts racontant sa lecture de Thoreau, qui induit implicitement une vision nouvelle, distanciée, à dieu et à la création : sachant l’importance de Thoreau dans l’inconscient collectif américain, je suis étonné que les habitants de ce pays n’aient pas senti ce côté presque agnostique chez l’auteur. Je ne sais pas trop quelle est la place de Seton dans la culture américaine (la préface explique quelle place le naturaliste occupe dans la culture japonaise, en revanche), et je me demande comment il est perçu.
Graphiquement, c’est étourdissant. Taniguchi varie son trait, sa tonalité, sa luminosité pour ainsi dire, dessinant des personnages au trait noir tandis que les décors sont, en quelque sorte, au trait gris. Je ne sais pas s’il utilise l’informatique, ou un autre type de trames, ou une encre grise, je n’arrive pas à identifier le procédé, mais cela nourrit une précision, un détail et une profondeur incroyable. C’est très très très beau. Et son talent de dessinateur animalier, déjà palpable dans Blanco, est saisissant.
Dans Seton, il y a un narrateur omniscient qui donne des dates, des faits, des lieux, des éléments d’informations sur la vie du fameux dessinateur animalier dont Taniguchi se fait ici le biographe.
Cette voix se superpose au dessin, en gros caractère différents, et non dans des blocs à l’allure distincte. C’est parfois un peu perturbant parce qu’un bloc peut se perdre dans le décor (le style est très détaillé) mais ça permet aussi de diriger l’œil vers la représentation de la nature, d’associer visuellement le « wild » à cette narration faussement extérieure.
Sauf que cette voix permet aussi de faire passer des choses du domaine du non-dit. Dans le tome 3, c’est souvent un aspect un peu contemplatif, une évocation entre les lignes des sentiments du personnage (et, éventuellement, du cerf qu’il cherche à apercevoir).
Dans le tome 4, que je suis en train de finir et dont je reviendrai parler, cette voix off sert aussi à raconter le parcours de l’ours au centre de l’intrigue et, en filigrane, par une construction en sous-entendu, à évoquer ses impressions, ses réactions, pour ainsi dire ses sentiments. Une approche à la Jack London ou à la James Oliver Curwood, dans les pas desquels il s’inscrit, je trouve.
Le quatrième tome retrace la vie d’un jeune grizzly, adopté ourson puis livré à lui-même, et de la longue traque que lui livre un chasseur. Le récit est raconté à Seton, notre héros « naturaliste qui voyage », et s’étend sur plusieurs années, ce qui permet de faire le portrait d’un chasseur qui évolue dans sa perception du fauve.
Il y a bien évidemment quelque chose de Jack London ou de James Oliver Curwood (auteur du… Grizzly, justement) dans ce récit, qui brosse la peinture des grands espaces mais aussi, en creux, le portrait d’un animal sauvage qui fuit la menace humaine et s’endurcit petit à petit. D’ailleurs, ce qui est remarquable, notamment par le truchement de la voix off (un narrateur omniscient qui a plus de recul que les personnages, mais qui n’est pas neutre), c’est que l’on comprend bien, sans que ce soit clairement formulé, que c’est l’insistance cruel des hommes qui fabrique le fauve tueur que les hommes en retour insistent pour traquer : un cercle vicieux qui rend la nature plus inhospitalière encore et les conquérants de l’ouest plus défricheurs que jamais.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que les auteurs placent le récit dans une période de l’Ouest américain liée à la construction des légendes. On voit bien, dans les mécanismes narratifs (les scènes de bivouac où s’échangent les informations, grossies par les répétitions et les exagérations, les surnoms dont l’ours est affublé au fil du récit, mais aussi, sur la fin, la présence de la presse écrite déjà disposée à « créer l’information », dans une logique à la Liberty Valance), comment le mythe se compose, et c’est à mettre en parallèle avec la construction d’un Far West mythifié, voire mythomane. Cette dimension, secondaire et discrète, est saisissante une fois qu’on l’a repérée.
Pour revenir sur le sujet des ventes sur les trois dernières années, voici le début d’une série d’entretiens avec des éditeurs de manga pour faire le point sur les résultats exceptionnels des années précédentes et sur la décrue amorcée cette année: