Je suis un client avide et gourmand des « complete collections », ces TPB qui se donnent pour but de retracer les carrières de héros éphémères ou le parcours de courtes séries. Ce sont souvent des recueils au sommaire tissé de bric, de broc et de bazar divers, mais c’est en général ce caractère hétéroclite, et par conséquent historique, qui me séduit. C’est le cas de Tigra: The Complete Collection, sorti en 2019 et qui assemble tout plein d’épisodes dont l’héroïne Greer Nelson est le dénominateur commun.
Le personnage fait son apparition dans les pages de (The Claw of) the Cat #1, paru en 1972 et faisant partie d’une initiative éditoriale menée par Stan Lee et Roy Thomas et visant à proposer aux lecteurs des séries avec pour vedettes de nouvelles héroïnes. Les deux autres séries sont Shanna the She-Devil et Night Nurse. Aucune d’entre eux ne durera bien longtemps ce qui, encore aujourd’hui, me semble assez injuste et immérité.
L’autre particularité de ces trois titres est que le poste de scénariste est tenu par une femme. En ce qui concerne The Cat, c’est Linda Fite qui se charge d’écrire les histoires. Il s’agit de l’épouse du dessinateur Herb Trimpe, avec lequel elle s’est mariée la même année.
Le premier épisode, que les lecteurs de Strange Spécial Origines ont pu savourer dans les années 1980, sachant que la série a été hébergée quelques années plus tôt dans le sommaire du pocket Vengeur chez Arédit, est plutôt joli. Et pour cause, il est dessiné par Marie Severin et Wally Wood, ce dernier imposant sa patte par le biais de son encrage.
L’histoire est simple : veuve d’un policier dont elle était éperdument amoureuse, Greer Grant Nelson cherche un travail et devient l’assistante du Docteur Tumolo, une chercheuse ambitieuse dont les projets sont financés par un entrepreneur atteint de la phobie du contact. Il s’avère rapidement que le personnage n’est guère fréquentable. Et quand les circonstances amènent la première volontaire des expériences à connaître un destin tragique, Greer décide de subir à son tour le processus scientifique mis en place afin d’arrêter le dangereux mécène.
Le récit débute in medias res, alors que l’héroïne est accrochée à la façade d’un immeuble qu’elle compte bien envahir. Les flash-backs sont répartis en deux vagues pendant que la nouvelle justicière poursuit les bandits dans les couloirs noirs de leur installation, jusqu’à la crise cardiaque fatale qui emporte leur chef, dans une séquence qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, une scène marquante des origines de Daredevil.
Un épisode dense, enlevé, plein d’émotion et de pathos, pose les bases de la série. L’épisode suivant nous permet de retrouver Linda Fite et Marie Severin, toujours supervisées par Roy Thomas, qui avait collaboré à l’intrigue du premier numéro.
Cette fois, c’est Jim Mooney qui assure l’encrage : si son trait est moins élégant que celui de Wood, il donne beaucoup de matière et d’épaisseur aux décors et de la grâce aux personnages. Lui-même dessinateur de séries féminines (il a longtemps été associé à Supergirl, et Alan Moore l’a fait travailler sur des récits courts de l’univers Supreme), Mooney semble s’intéresser à son héroïne.
Dans cet épisode, Greer découvre que le Docteur Tumolo, laissée inconsciente (précisément : « gone ») à la suite de l’explosion de son laboratoire dans l’épisode précédent, est toujours vivante. L’héroïne doit empêcher son enlèvement par le mafieux appelé The Owl, un adversaire de Daredevil (tiens, encore lui).
Suivant le sixième sens dont elle est dotée et qu’elle apprend lentement à maîtriser, Greer pourchasse les ravisseurs et finit par mettre the Owl en déroute.
Dans le troisième épisode, Greer affronte un vieil ennemi de Namor et d’Iron Man (mais pas de Daredevil), le Commander Kraken.
Une fois de plus, Linda Fite lance son épisode en pleine scène d’action, utilisant la technique du flash-back afin de reconnecter l’action en cours avec le reste de l’intrigue.
Cette fois-ci, il est question de complot, de laboratoire sous-marin, de mutation, dans un récit toujours aussi rapide mais nettement moins bien raconté visuellement. Les dessins de Paty Greer sont ici encrés par Bill Everett, et si le résultat a une qualité baroque évidente, c’est plus désordonné, moins fluide.
À la fin de l’épisode, une accroche annonce une imminente rencontre avec une sorcière. Mais ce ne sera pas le cas : en effet, le quatrième épisode, cette fois dessiné par Jim Starlin et Alan Weiss, met en scène une rencontre musclée avec un énième adversaire de Daredevil, le Man-Bull, sous une belle couverture de John Romita.
Toujours au scénario, Linda Fite livre ici une histoire plus courte, qui a tous les aspects d’un fill-in : histoire déconnectée de la continuité de la série, page d’introduction illustrative (était-ce une première version de la couverture), autant de détails qui laissent entendre que l’histoire a été réalisée à la va-vite afin de combler les plannings.
L’histoire, très basique, est plutôt bien chorégraphiée, Starlin, très reconnaissable (même sous l’encrage de Frank McLaughlin) s’en donnant à cœur-joie pour les cases d’action. Notons que Starlin et Weiss font une discrète apparition dans la première case du récit.
C’est sur cette altercation athlétique que s’arrêtent les aventures de Greer Nelson dans le costume de The Cat.
Qu’en est-il donc de cette annonce concernant une sorcière ? En réalité, la rédaction avait déjà mis en route un nouvel épisode, cette fois-ci dessiné par Ramona Fradon, qui faisait son retour dans le monde de la bande dessinée après la naissance de son enfant. Elle explique dans The Art of Ramona Fradon qu’elle a assez mal vécu son expérience chez Marvel, peu habituée à devoir travailler à partir d’un script assez lâche qui l’obligeait à découper l’histoire à la place du scénariste.
Décontenancée par l’absence d’un script détaillé, à l’image de ce qu’on lui fournissait chez DC, elle a pris du retard, et son histoire de sorcière a été décalée au numéro 5. Et voilà que la série est annulée, après la parution du quatrième épisode.
Quelques pages encrées par Mooney (ce qui donne un résultat tout à fait agréable) circulent sur le net. Il est notamment possible de remarquer qu’une note de bas de case renvoie à l’épisode 4, dessiné par Starlin et Weiss. On peut donc en conclure que la décision d’arrêter la série est survenue tardivement…
… sans doute en cours de réalisation puisque certaines planches ne sont pas encrées. Visiblement, la dessinatrice a connu de grandes difficultés pour finir cet épisode.
Dans la foulée de cet épisode (et toujours selon son propre témoignage), Roy Thomas confie à Ramona Fradon le dessin d’un épisode de Fantastic Four. Cette fois, elle bénéficie d’un script complet de la part de Gerry Conway, et s’en sort bien mieux. Cependant, un peu échaudée, elle retourne rapidement chez DC, dessiner notamment Super Friends.
Ces pages éparpillées ne sont pas reprises dans le recueil Tigra: The Complete Collection. Dommage. Allez, avant de passer à autre chose, une petite commission en couleurs ainsi que des designs de costume à l’époque de son épisode.
Le sommaire, en revanche, reprend les apparitions de la belle héroïne dans l’ordre chronologique. Et donc, passe par la case Marvel Team-Up, la revue dans laquelle Spider-Man rencontre les vedettes de l’univers Marvel afin de leur faire un peu de pub déguisée. L’épisode est daté d’avril, en même temps que le troisième numéro de The Cat, signe que la rédaction croit à sa nouvelle héroïne.
Cette fois, Jim Mooney se charge à la fois du dessin et de l’encrage, sur un scénario de Gerry Conway. Mooney livrera par la suite de splendides épisodes de Spectacular Spider-Man, et il est déjà associé au Tisseur car il a encré de nombreux épisodes d’Amazing, dessinés par Romita ou Buscema. Il est dans son élément, et signe un récit d’un seul tenant, sans réelle incidence sur les personnages, comme souvent dans cette série.
Des conséquences, il y en aura dans les pages de Giant-Size Creatures #1, daté de juillet 1974. Greer Nelson n’existe que depuis deux ans dans l’univers Marvel que déjà elle subit une première métamorphose.
Dans cet épisode où elle tient la vedette avec le Werewolf By Night, Tigra fait une apparition inattendue. Après la première page constituée d’une illustration où l’on reconnaît le symbole de l’organisation Hydra, le scénariste Tony Isabella reprend la technique de Linda Fite et entame son récit in medias res : sur une plage, Jack Russell croise le chemin d’une jolie brune, Greer Nelson, mais quand les agents d’Hydra la capturent et découvrent sa bague, appartenant aux Cat-People, la jeune femme se transforme en tigresse. Mais comme c’est la pleine lune, tout ceci n’est pas du goût de Russell qui se change en loup-garou.
La suite est classique : bagarre des héros, capture, flash-backs (qui explique comment Greer découvre que le Docteur Tumolo appartient à une race d’humanoïdes félins dont les représentants vont lui faire subir une nouvelle métamorphose), réveil, alliance avec l’autre héros, victoire sur les méchants, tout ça tout ça.
C’est très classique mais fluide, agréable, rapide, dense, généreux. Sur des designs signés Gil Kane, Don Perlin est plus à l’aise pour les personnages normaux que pour les super-héros, et l’encrage de Vince Colletta… bah c’est Vince Colletta, quoi, mais ça reste agréable.
À la fin du récit, on apprend, au détour d’une réplique du Docteur Tumolo, que le « Peuple-Chat » est responsable de l’épidémie de Peste Noire, il y a des siècles. La révélation sera exploitée par la suite dans un petit récit publié dans What If #35 (numéro célèbre pour illustrer un récit alternatif où Elektra a survécu, par Frank Miller et Terry Austin), dans lequel Roger Stern et Steve Ditko explorent cet événement.
Cet épisode, absent du recueil, aurait pourtant mérité d’y figurer, d’autant qu’il ne fait que sept pages.
Mais le sommaire s’arrête plutôt à Monsters Unleashed #10, un magazine noir & blanc (donc échappant aux exigences du comics code) dans lequel Chris Claremont signe un récit fantastique, sur une intrigue proposée par Tony Isabella. Les deux auteurs seront attachés au personnage pour les épisodes à venir (et il n’est pas étonnant de voir ensuite Tigra réapparaître dans Uncanny X-Men, même si elle n’y connaîtra pas les mêmes développements que Carol Danvers, par exemple).
Dans ce récit illustré par Tony DeZuniga, Claremont signe un récit à la première personne, mêlant métamorphose, amour, hantise… On voit déjà que le scénariste développe un talent évident pour les voies féminines, Tigra annonçant toutes les réussites qu’on lui devra, de Miss Marvel à Spider-Woman en passant par Storm dans Uncanny X-Men.
Si cette relativement courte prestation visait à tester le potentiel de l’héroïne, l’essai semble avoir porté ses fruits, puisque Tigra revient un an plus tard, dans Marvel Chillers #3, daté de février 1976. On peut imaginer aussi que l’enthousiasme de Tony Isabella pour le personnage l’a poussé à en vanter le potentiel. Après tout, il raconte la genèse de cette mouture du personnage dans un texte de Giant-Size Creatures #1, et fait bien comprendre qu’il n’aime pas les intrigues irrésolues.
C’est donc bien Tony Isabella qui signe le scénario de cette nouvelle série (dont les deux premiers épisodes sont consacrés à Mordred the Mystic, par Marv Wolfman, Bill Mantlo, Young Montano et Sonny Trinidad), assisté par le dessinateur Will Meugniot (connu pour son travail dans l’animation ou sur la série D.N.Agents). Après un résumé de la carrière de l’héroïne en deux pages, ils entament les choses sérieuses en nous présentant Joshua Plague, à la tête d’un gang de pillards appelé le Rat Pack.
Le gang sème le chaos, et Greer est bien décidée à mener l’enquête, mais le Docteur Tumolo lui rappelle qu’un membre du Peuple-Chat a sans doute trouvé un moyen pour que la jeune femme puisse retrouver sa forme humaine.
Bien entendu, elle n’écoute pas et part sauver le Professeur Leon, au faciès… léonin. Elle finit par rencontrer Plague et ses hommes, et la confrontation laisse entendre que ce dernier dispose d’un pouvoir plus grand que supposé. À la fin de l’épisode, alors qu’elle se remet de cette rencontre, une silhouette apparaît, celle de Red Wolf, le héros indien.
Dans l’épisode suivant, changement d’équipe. Cette fois, ce sont Chris Claremont et Frank Robbins qui se chargent de raconter le prochain chapitre des aventures de Tigra.
Cette fois, Greer, survolant les immeubles de Chicago, la ville où elle s’est installée officiellement depuis la dernière page de The Cat #4, doit affronter Kraven le Chasseur. La voix off est de rigueur dans la série, mais Claremont en fait un usage plus systématique qu’Isabella. L’épisode tourne donc à la métaphore de la guerre des sexes, l’héroïne s’affirmant dans son combat face au parangon moustachu de la testostérone, ce brave Kraven.
L’épisode de Claremont sonne quelque peu à la manière d’une pause dans une intrigue plus longue. Un fill-in, déjà ? Toujours est-il que Tony Isabella et Will Meugniot reprennent leur poste et prolongent l’affrontement entre la féline héroïne et Joshua Plague.
Isabella insiste à sa manière sur la nécessité qu’éprouve Greer à réparer ses erreurs et à trouver sa rédemption. Les motivations du personnage ne sont pas les mêmes selon les scénaristes mais convergent afin de dresser un portrait d’une justicière en pleine construction.
Pendant que Tigra affronte le Rat Pack, de son côté Red Wolf remonte la piste des criminels, ce qui conduit immanquablement à la rencontre des deux héros à la fin de l’épisode, la première étant retenue prisonnière et le second lançant sur elle son tomahawk.
C’est là qu’intervient Marvel Chillers #6, un épisode dont je connais la version remontée dans un pocket Arédit depuis des années, mais que j’ai longtemps rêvé de pouvoir lire dans sa forme d’origine.
Pour la simple et bonne raison que, sous une couverture de Rich Buckler et Mike Esposito, c’est un jeune John Byrne qui se charge d’illustrer ce chapitre.
Si le dessin est encore un peu vert, la future vedette en donne pour son argent aux lecteurs. Les raccourcis sur les membres, les perspectives forcées, il recourt à des astuces visuelles qui viennent directement de Neal Adams, et il est indéniable qu’il donne au récit une énergie communicative.
Ça explose de partout, c’est puissant, les héros courent dans tous les sens, et Byrne est bien décidé à ne pas laisser ses protagonistes et son lecteur souffler.
Les scènes d’action sont vigoureuses, et Isabella passe la vitesse supérieure question histoire : les héros s’associent et se confrontent directement à leurs adversaires. Les révélations s’enchaînent sur les dernières pages, les masques tombent, au propre comme au figuré.
Et John Byrne, qui ne restera sur la série que le temps d’un court épisode, signe une dernière planche dans laquelle Joshua Plague dévoile sa véritable identité, celle du Super-Skrull !
La suite directe se trouve dans Marvel Chillers #7, sous une chouette couverture de Jack Kirby. L’épisode est le dernier de la série. On remarquera qu’Archie Goodwin a remplacé Marv Wolfman au poste de responsable éditorial, et que c’est son assistant, Jim Shooter (voilà donc où il était passé après l’affaire Pulsar Stargrave), qui rédige ce chapitre de conclusion.
Les aventures de Tigra auront pâti des mêmes défauts que celles de The Cat, à savoir une valse des auteurs, des intrigues au long cours qui n’ont pas la place de se développer et un bazar éditorial qui préside à leur destinée.
En l’occurrence, c’est George Tuska qui illustre ce dernier chapitre, dans lequel le super-vilain perd à cause de l’artefact qui a motivé ses récentes actions.
La belle héroïne, quant à elle, a trouvé une étincelle d’espoir dans cette mission réussie et repart, telle un cow-boy solitaire, vers le soleil (couchant ou levant), vers de nouvelles aventures.
Pour la petite histoire, cette dernière aventure connaîtra une suite dans Marvel Team-Up #61 et 62, par le formidable tandem Chris Claremont / John Byrne. Associé à Human Torch et à Miss Marvel, Spidey y affronte le Super-Skrull qui a réussi à ressortir de l’artefact où il est emprisonné à la fin de Marvel Chillers #7. Une histoire très sympa qui, en plus, est un défilé de sexytude avec Jean DeWollf et Carol Danvers.
Le sommaire de cette « complete collection » continue avec Marvel Two-In-One #19, que nous avons déjà évoqué ailleurs :
Puis vient Marvel Team-Up #67, où l’on retrouve Claremont, Byrne et Tigra, pour une nouvelle pépite, qui permet de faire apparaître l’héroïne, sans que rien de notable ne lui arrive vraiment.
Pour Claremont, cet épisode est également une suite au Marvel Chillers #4, sorte de match retour où Kraven savoure sa vengeance.
Le dernier chapitre marquant de la carrière de Tigra survient dans les pages de Marvel Premiere #42. John Warner et Ed Hannigan reprennent les différents fils d’intrigue à l’occasion d’un épisode illustré par Mike Vosburg et Ernie Chan.
Dans ce récit sans doute un peu trop dense pour sa pagination, Greer voit le fantôme de Joanne Tumolo l’avertir qu’un certain Tabur fomente quelque chose de dangereux. Reprenant contact avec le « Peuple-Chat », l’héroïne apprend la mort de son mentor. Le récit est l’occasion de connecter cette race féline au High Evolutionary et aux autres animaux évolués de l’univers Marvel.
L’histoire se conclut quand elle parvient à arroser son adversaires d’un rayon inversant l’évolution artificiel dont Tabur a profité, transformant ce dernier en chat inoffensif.
Le sommaire se referme ensuite sur Marvel Team-Up #125, dans lequel Jean-Marc DeMatteis et Kerry Gammill opposent Tigra à Zabo, le garde du corps aperçu dans The Cat #1…
… puis sur la mini-série Tigra de 2002, écrite par Christina Z et illustrée par Mike Deodato Jr., dans laquelle la belle héroïne est plongée dans une atmosphère de polar, réminiscente de son statut de « veuve de flic ».
Quatre numéros certes très jolis à regarder, mais qui confirment que l’évolution du personnage s’est désormais figée.