GOTHAM NIGHTS par John Ostrander et Mary Mitchell
Sous ce titre sont parues deux mini-séries de quatre numéros chacune, respectivement de mars à juin 1992 et de mars à juin 1995. Je confesse que je n’avais jamais entendu parler de ces titres avant de tomber sur le premier complètement par hasard et de le lire hier soir, et de découvrir l’existence et lire le second ce matin en cherchant des renseignements pour écrire ce post. Je vais me permettre d’imaginer que je ne suis pas le seul à avoir ignoré ces séries, qui n’ont jamais été collectées en TPB, n’ont pas fait l’objet de traduction française (vérification faite sur Comicsvf), ne sont répertoriées ni dans la base de données de Sanctuary ni dans la bédéthèque de BD Gest’, et ne sont que minimalement documentées sur DC Wikia.
Enfin, s’il n’est pas besoin ici de présenter le scénariste John Ostrander (Suicide Squad, The Spectre, Starwars: Legacy, tout ça tout ça…), il convient en revanche de signaler que ces huit numéros semblent, d’après ce que j’ai pu déterrer, constituer le point culminant de ce qu’a publié la très rare dessinatrice Mary Mitchell. En dehors du fait qu’elle porte le même nom, au civil, qu’une super-héroïne de l’Âge d’Or, Sun Girl (ceci explique peut-être cela… hmm, ou pas), on ne trouve pas grand trace de son travail. Dans les années 80, il semble ainsi qu’elle ait débuté sur deux numéros de la série de Mike Barr The Maze Agency chez Continuo Comics, avant d’officier sur deux numéros de la série DC Manhunter à l’époque coscénarisée par Ostrander, déjà, et Kim Yale, puis sur une mini-série Elric: The Bane of the Black Sword chez First sur scénario de Roy Thomas, en six numéros. Viennent ensuite les deux mini-séries qui nous occupent ici, et on ne la retrouvera un peu plus tard chez Marvel que le temps d’un numéro de Heroes for Hire et d’une participation à un numéro anthologique spécial Saint Valentin, à chaque fois sur des scénarios, là encore, d’Ostrander. J’ignore si Ostrander et Mitchell partagent (ou partageaient) des liens autres que purement professionnels, mais au minimum je peux comprendre la volonté du scénariste de faire ainsi appel de façon répétée à cette dessinatrice, qui livre sur ces « Nuits de Gotham » un boulot plus que correct.
C’est presque un cliché de dire que Gotham est « un personnage à part entière » dans l’univers de Batman. Quoique cet aspect soit en effet plus ou moins fortement perceptible dans certains runs (ou déclinaisons dans d’autres médias), avec plus ou moins de réussite, j’ai rarement autant ressenti la chose que dans la première mini-série Gotham Nights. Et cela tient en bonne partie, pour commencer, au fait qu’il ne s’agit pas ici d’une « histoire de Batman » dans Gotham mais bien d’une « histoire de Gotham » (pour ainsi dire) et des gens qui y vivent – et éventuellement de comment ces vies peuvent être impactées par la présence du justicier ou des super-vilains.
Le scénario, « choral », nous fait donc suivre deux journées d’une demi-douzaine de gothamites aux destins brièvement entrecroisés : Joel et Emma, un couple de vieux Noirs pauvres, qui doivent faire face à l’imminence de la mort de l’un des deux, et à la perspective que les derniers mois de sa maladie emportent les dernières économies du ménage ; Jimmy et Jennifer, un « non-couple » d’amis, du type « jeunes cadres dynamiques », en relation « compliquée » comme on dirait aujourd’hui sur Facebook (elle lui raconte ouvertement sa vie sexuelle, active mais assez désastreuse, et part du principe qu’il doit être gay puisqu’il n’a jamais tenté de la draguer) ; Dionisio, dit « Dio », un petit malfrat en liberté conditionnelle, avec déjà deux séjours en prison au compteur ; et Rosemary, qui vend café et pâtisseries dans un snack du hall de gare de Robinson Central.
Si Ostrander a soigné, dans plusieurs séries, la représentation des gens « ordinaires » côtoyant les « supers », ce premier volume de Gotham Nights pousse le curseur encore plus loin puisque le Batman en est presque absent. Cela rend ses rares et fulgurantes apparitions d’autant plus marquantes – lorsqu’il surgit au milieu de la gare en combattant un criminel, on « ressent » pleinement le côté effarant de la scène du point de vue du quidam moyen --, mais l’essentiel n’est pas là. Même si Batman ne se montre pas, son existence même impacte la vie des gothamites ; même s’il n’est pas la préoccupation première de tout le monde, il est impossible de simplement l’ignorer. Le bat-signal brille dans la nuit sans discrimination au-dessus des voyous et des criminels aussi bien qu’au-dessus des couples ordinaires. Et, bien sûr, personne n’est à l’abri de voir un proche succomber à une attaque terroriste du Joker…
Mais peut-être plus encore que l’influence de Batman, c’est de l’influence de Gotham elle-même sur ses habitants qu’il est question ici. Chacun des quatre numéros s’ouvre d’ailleurs sur une citation sur l’architecture – suivie de récitatifs (assez longs et littéraires mais du plus bel effet, ai-je trouvé) qui installent l’ambiance avant de céder la place aux seuls dialogues. La première de ces citations, et celle qui donne sans doute la clé de toute la série, est de Churchill : « Nous donnons des formes à nos constructions, et, à leur tour, elles nous forment. » L’architecture inhumaine de la ville – on sent, entre autres, la marque évidente de la Metropolis de Fritz Lang dans les visions qu’en propose Mary Mitchell – conditionne une certaine façon de penser pour ceux qui y passent leur vie, qui semblent n’avoir d’alternatives que de « rêver grand » ou de finir étouffés, écrasés sous le poids des immeubles titanesques de l’Old Gotham.
Sorti trois ans plus tard, le second « volume » de Gotham Nights réunit à nouveau Ostrander et Mitchell, mais ne reprend cependant pas telle quelle la formule. Que ce soit pour éviter la répétition ou en réaction à l’absence de succès (je suppose) de la première mini-série, la reprise du titre opère un rapprochement avec un format plus « classique », avec une intrigue plus resserrée, plus immédiatement perceptible (cette fois-ci les chapitres s’ouvrent sur des effets d’annonce de la catastrophe finale, donnant à l’ensemble un caractère de compte à rebours tragique), alors qu’en 92 les différents fils narratifs ne se nouaient ensemble qu’au dernier moment, – et surtout une implication beaucoup plus grande et beaucoup plus directe de Batman (avec en prime des apparitions d’Alfred, Tim, Gordon et le maire Hady).
En somme, ce serait presque à une enquête « classique » de Batman que l’on pourrait avoir affaire ici (ce qui, ultimement, semble plutôt avoir desservi le titre que l’inverse…), si l’on n’y retrouvait tout de même la volonté
des auteurs d’ancrer l’histoire dans un élément du paysage urbain – ici « Little Paris », un luna park vieillissant sur une île de la Baie de Gotham – et surtout de présenter malgré tout des tranches de vie plus larges, plus porteuses de sens et de conséquences que la traditionnelle apparition de la victime à sauver au détour d’une case et oubliée dès la page tournée. Little Paris, à la fois parc d’attraction et lieu de résidence des forains et de la direction, forme, avec sa situation isolée (au sens le plus littéral et étymologique) en dehors la ville, un microcosme dont Ostrander tire le maximum d’effets. En fonction des points de vue – et les conflits de générations aidant pour en rajouter une couche --, le lieu apparaît, au-delà d’un simple parc de loisirs, comme un héritage ou un fardeau, un havre ou une prison.
Les décors de Mary Mitchell sont cette fois moins minutieux et « réalistes », les architectures plus lâchées, plus noyées d’ombre aussi et un peu « expressionnistes » sur les bords. Bon, ce n’est pas non plus la Gotham de cauchemars grotesques que Kelley Jones bâtit au même moment dans la série Batman régulière, n’exagérons rien, mais la différence avec la première mini-série est notable. Je suppose que le remplacement, à l’encrage, de Bruce Patterson par Dick Giordano joue, mais cela n’explique pas tout non plus. Nonobstant, l’ensemble demeure de qualité tout à fait appréciable, et la série s’achève sur un numéro très réussi aussi bien du point de vue du poids émotionnel du scénario que du traitement graphique, entre l’apocalypse annoncée de la destruction du parc par les flammes et le côté doux-amer d’un épilogue nostalgique.
Dans une formule célèbre et évocatrice, Dennis O’Neil avait jadis défini Gotham City comme « Manhattan en dessous de la 14e Rue, onze minutes après minuit, par la plus froide nuit de novembre ». Mais même si j’apprécie beaucoup, évidemment, moi aussi, les histoires de Batman qui s’inscrivent dans ce genre d’ambiance, j’apprécie peut-être encore plus quand des auteurs parviennent à donner le sentiment d’une « véritable » grande ville, avec sa géographie (de préférence un tant soit peu cohérente), ses points et bâtiments emblématiques, ses différents quartiers et leur atmosphères différentes, bref quelque chose qui ne se résume pas à un dédale de ruelles anonymes arbitrairement interchangeables. Les 2×4 chapitres de Gotham Nights ne laissaient guère de place pour développer tant que ça les différents portraits de la ville, mais en nous livrant à la place, pour une fois, le portrait de quelques-uns de ses habitants ordinaires au-delà des habituels figurants-prétextes, ils offrent du moins l’impression de nous laisser prendre un peu le pouls de la cité, nous font ressentir ce que c’est que d’y vivre – et nous donnent une idée de ce qui peut faire que des millions de ces habitants continuent de peupler un endroit que nombre d’auteurs ont souvent tendance à ne nous décrire que sous l’angle exclusif du crime et du vice, de la violence et de la corruption, sans oublier les catastrophes en chaîne. Sans non plus faire l’impasse sur cet aspect des choses, et tout en signant deux histoires extrêmement prenantes l’une et l’autre à la lecture, Ostrander s’intéresse d’abord à l’humain plutôt qu’au spectaculaire, et ça fait du bien aussi.
Je vous laisse avec quelques visions de Gotham par Mary Mitchell…