Certainement pas. Autant je trouve que Collateral a été un peu surcoté à sa sortie, autant Miami Vice s’est fait basher alors que c’est à mon avis un des meilleurs films de son auteur (pas loin derrière Heat) et un des plus beaux films des années 2000. Avec ce remake annoncé de la série un certain public attendait Mann sur le terrain de la nostalgie des années 80 — inutile de préciser à quel point d’autres titres, sur petit et grand écran, ont exploité ce filon depuis —, et à la place il a livré un film ancré dans son époque, à la fois une expérience esthétique radicale, un commentaire peu amène sur certains aspects du temps (le parallèle par exemple entre le système capitaliste et la mafia, avec son chef rivé à Bloomberg TV et exploitant le tiers-monde, est assez explicite), et néanmoins aussi un grand film romantique avec la relation Sonny (Colin Farrel) / Isabella (Gong Li), relation incandescente quoique vouée à l’échec. Et puis une des plus belles répliques du cinéma de Mann : « Probability is like gravity… You cannot negotiate with gravity. »
Celui qui en parle le mieux c’est encore Jean-Baptiste Thoret mais comme je suppose que ceux qui n’ont déjà pas aimé le film seront peu pressés d’aller écouter deux heures de commentaire en roue libre, je recopie quelques passages d’un article qu’il a signé dans la revue Panic à l’époque de la sortie du film (l’article original fait dix pages donc estimez-vous heureux de vous en tirer à si bon compte, na !).
Créé par Anthony Yerkovitch et supervisé (de très près) par Michael Mann, Miami Vice fut, rappelons-le, l’une des séries phare des années 80 et, pour [Mann], le laboratoire où il allait forger une esthétique nouvelle, fondée sur une sophistication extrême de la mise en scène, un goût immodéré du design et du kitsch publicitaire […]. Cent onze épisodes tournés de 1984 à 1989 avec Don Jonhson et Philip Michael Thomas dans le rôle des deux flics les plus sexy et les mieux sapés de l’histoire de la télévision. Dès le générique, le ton était donné, façon new look MTV et pop FM en guise de bande son […]. Envol de flamants roses au ralenti, travellings sur des limousines rutilantes, batteries de bimbos en bikini, coupes de champagne et pluie de dollars, soit l’univers clinquant d’une série qui, comme le Scarface de De Palma sorti un an plutôt en salles (et situé lui aussi à Miami) et Police fédérale Los Angeles de Friedkin, ambitionnait de dresser le portrait de l’Amérique des années 80, celle du culte de l’individualisme et du fric, des réussites arrogantes et du toc […] : derrière les yachts des truands et leurs palaces couleur pastel, un monde gangréné par la corruption et l’artifice, carnassier et marécageux […].
[…] Tourné en vidéo haute définition, technique que Mann et son chef opérateur Dion Beebe avaient inaugurée dans Collateral , Miami Vice [le film] constitue d’abord une expérience sensorielle inédite et, d’un point de vue formel, une synthèse géniale de l’impressionnisme et de l’hyperréalisme. La granulosité importante de l’image, la sensibilité accrue de la lumière, la dilution des couleurs confèrent à chaque plan une densité jamais vue sur un écran de cinéma [… et] procurent le sentiment d’un film hallucinatoire […]
En quelques minutes, Mann évacue l’approche pittoresque du genre (truands hauts en couleur, hommes de main prolos, tchatcheurs flanqués d’un mauvais goût très sûr) et compose une toile mafieuse aux contours imprécis, un Etat dans l’Etat aussi à l’aise dans le transfert de fonds à grande échelle que dans l’exécution clinique des contrevenants. […] La puissance de Miami Vice provient [d’un] mélange d’élégance formelle et de brutalité, de stylisation extrême et d’hyper-réalisme. […] Très vite, l’assise toujours rassurante du genre, avec ses archétypes, ses codes, ses valeurs et son dénouement, s’effondre. […]
Miami Vice est avant tout un grand film sur la condition humaine à l’heure des flux. Tout progresse à vitesse grand V, les rencontres, les amours, les retournements, les bolides, mais, au fond, rien n’avance vraiment. La rumeur générale du flux absorbe toute modification de ce flux et renvoie événements et personnages à de simples perturbations d’un bruit de fond souverain […,] rien de plus qu’un déséquilibre éphémère du système global. […] L’utilisation de la haute définition permet à Mann de fabriquer une image dense, souvent opaque et visqueuse, qui épaissit les arrière-plans et englue les premiers. Ainsi les personnages gagnent-ils en définition ce qu’ils perdent en contour, et donc en identité – visuellement, ils se détachent du fond et semblent sans cesse menacés de dissolution. […] En contrepoint du chaos et de la confusion des rapports humains, Mann multiplie les effets de surface (baies vitrées, villas en bord de mer) et de glissement (en off-shore, en avion, en voiture de course). Images impeccables d’un monde où la survie dépend de la capacité à rester en surface (et superficiel) […]
Le monde […] de Miami Vice est un monde éclaté, fragmentaire, quadrillé, qui ne tient plus que par les flux financiers qui le traversent et les images électroniques […] qui en restituent le simulacre. […] La pensée du réseau n’est pas nouvelle dans le cinéma de Mann mais elle n’avait jamais atteint ce point de coïncidence avec le monde. [… Cela] explique pourquoi, selon une approche classique du genre (l’undercover movie), ce qui aurait dû constituer l’un des enjeux principaux du film (comment conserver sa fausse identité ? comme faire croire que l’on est un autre ?) se règle très vite. Dans Miami Vice, l’identité, au fond, ne fait plus question. Quelle différence entre être infiltré et être mouillé jusqu’au cou demande Riccardo à Sonny ? La facilité déconcertante avec laquelle les deux flics endossent la combinaison de parfaits mafieux dit non seulement l’indistinction des milieux mais l’absolue réversibilité des positions. […] Un pas immense est franchi ici [par rapport à] Heat qui, en dépit des effets de ressemblances entre le flic Pacino et le gangster De Niro, sauvegardait […] un principe d’altérité, une différence de nature […] qui empêchait Mann de les cadrer ensemble […]. Heat était un film sur le reflet, l’effet miroir, la tentation de l’Autre ; Miami Vice est un film sur la confusion, l’indistinction et l’équivalence des contraires. [… L’] infiltration [n’y] constitue […] pas une entorse à la règle mais la Loi générale d’un système mondialisé qui a résolu les contradictions et amalgamé les positions. Au sein de cette nébuleuse indéchiffrable privée de limites, ce que l’on est, au fond (un flic, un truand), n’importe plus. [… De] retour de Colombie où ils viennent de boucler leur première mission de transporteurs, Sonny et Ricardo pilotent un avion rempli de drogue qu’ils dissimulent dans le sillage d’un avion officiel. Sur l’écran de contrôle aérien apparaissent alors deux signaux distincts, deux cercles qui se chevauchent un court instant avant de se confondre. […] Quelle différence entre la Loi et son envers ? Aucune, « Just a ghost » , dit l’un des contrôleurs. Peu importent les différences dès lors qu’on renvoie la même image. […]
Miami Vice [évoque] le sentiment d’un monde complexe et illisible, sur lequel il est devenu impossible d’interagir si ce n’est de façon périphérique (la libération de Trudy des griffes des frères aryens, l’élimination du second couteau Yero, etc.). Le film progresse (trop) vite, mais à un rythme constant (soit le contraire d’une temporalité classique), comme si rien ne pouvait l’emballer ou le ralentir. Réseau oblige, le monde de Miami Vice a perdu son centre de gravité et semble voué à un mouvement paradoxal : illusion de vitesse […] mais effet de surplace. […]
Les deux flics incarnent […] deux mouvements divergents : Ricardo prend la charge de la fiction policière et assure son maintien, il est l’homme de la stabilité (amoureuse et professionnelle) et du centre. Sonny, imprévisible et instinctif, porte en lui un désir de rupture, de déviation, de déséquilibre. […] Le couple [qu’il forme avec Isabella] prend la tangente par rapport à un récit que le film, pendant douze minutes, laisse en suspens. [… Le] temps se dé-contracte, les distances creusent à nouveau l’espace. […] Séquence insulaire. […] En se débranchant de l’actualité et de la technologie (pas la moindre sonnerie de téléphone), le film se reconnecte au passé, à l’Histoire, aux souvenirs, et retrouve (condense) quelque chose des précédents films de Mann : Isabella dévoile des bribes de son enfance, montre à Sonny une photo de sa mère, évoque ses origines, Sonny lui parle de leur avenir, de ce qu’elle envisage de faire après. […] Séquence sublime, douze minutes en apesanteur, pas une de plus, et déjà, pour Sonny, il est temps de revenir (littéralement) à quai. […] Dans la dernière séquence du film, […] Isabella prend le large, seule, et jette un ultime regard à Sonny. Mais le contrechamp ne vient pas : Sonny, déjà engouffré dans la voiture, s’éloigne, et l’axe optique qu’ils formaient ensemble se rond brutalement. C’est le moment de retourner dans le flux. De courber l’échine. […] Ici, plus d’algues marines à voir scintiller pour de bon (Heat), plus de Maldives à respirer des yeux (Collateral), plus de rêve photographique à réaliser (Le Solitaire), dans Miami Vice l’ailleurs est une cause perdue. Et la mélancolie, la seule façon d’habiter durablement le monde.