J’étais passé à côté de votre émission jusque-là [1], j’ai lancé hier l’épisode 3 consacré à Ultimates : quel régal sur le fond comme la forme ! Vous êtes véritablement très à l’aise sur le format, c’est très travaillé et les analyses sont plus que pertinentes. Vous replacez très bien le récit dans le contexte socio-politique de l’époque comme éditorial de Marvel, et je souscris à la plupart des points de votre grille de lecture de la série et de ses personnages, tout comme de la démarche de Mark Millar. Celui-ci se montre assez habile pour que finalement chacun voit dans son récit le point de vue qu’il a envie de projeter (critique ? moqueur ? cynique ?) de par ses propres opinions ou de ce qu’il connaît de l’auteur.
Bravo pour votre analyse de Captain America, dont la caractérisation découle d’une réflexion plus complexe que ne laisse paraître le personnage au premier abord. Le « c’est pas marqué la France » ne m’a jamais personnellement choqué, puisqu’en plus d’être dépeint comme un patriote d’obédience républicaine, il ne faut pas oublier que Steve Rogers vient tout droit de la Seconde Guerre mondiale, une époque durant laquelle beaucoup d’Américains (et pas qu’eux) considéraient les Français comme des couards ou des lâches de part les termes de l’Armistice du 22 juin 1940 qui viole les engagements pris avec les Britanniques lors de la sixième réunion du Conseil suprême interalliés du 28 mars 1940 (ne jamais négocier ni signer un armistice ou un traité sans accord mutuel) et de la collaboration avec les nazis qui s’en est suivie (mais moins pour la défaite rapide face aux forces allemandes en elle-même, contrairement à ce qu’on croit souvent).
A cela s’ajoute l’idée reçue (mais postérieure à la Libération, donc une fois que Cap est congelé) que les forces américaines et britanniques ont libéré seules un pays complice de l’occupant, dont la population appauvrie prête à commettre toutes les magouilles et compromissions possibles pour survivre.
Cette vision négative a même donné du grain à moudre aux détracteurs de la France lors de la crise diplomatique de 2003, on a prétendu outre-Atlantique que le général Patton lui-même aurait dit qu’il préférait « avoir une division allemande devant lui qu’une division française derrière » [2]. Il s’agit d’une phrase apocryphe ,qui s’appuie bien sur des commentaires positifs sur l’Allemagne qu’il a réellement émises dans des lettres où il observait leur puissance militaire et déplorait la perte d’un pays qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être un allié de poids face au communisme menaçant aux yeux des Américains le monde à partir de 1945 ; cette déclaration élude par contre totalement la francophilie bien connue du général américain.
Pour autant, les tensions et idées reçues ressentis par les G.I. envers la population française durant la Seconde Guerre mondiale étaient bien réelles, comme en témoigne les deux célèbres guides édités par l’armée états-unienne à destination de ses troupes positionnées en France. Les soldats débarquant en Normandie en 1944 se sont vus offrir le The Pocket Guide to France [3] afin de leur donner des point de repères culturels et linguistiques auprès de la population locale. L’idée est ici clairement d’éviter les tensions, puisque les Français et leurs mœurs sont décrits plutôt positivement, on y loue les qualités de la culture du pays et de ses habitants. Seuls ombres au tableau : les dissensions chez les Français par rapport à la défaite de 1940 ou à la figure de De Gaulle, mais surtout le danger réel des espions à la solde des nazis dont le nombre n’est pas à sous-estimer. Le second ouvrage produit en 1945 se montre lui moins clément pour envers les Français, comme l’annonce d’emblée son titre 112 Gripes about the French [4], soit « 112 raisons de se plaindre des Français » ! Ce manuel est conçu en réaction à la cohabitation difficile entre les soldats américains et le peuple français, les traces des cinq ans d’occupation brutale accentuant des différences culturelles déjà très marquées au départ. Les Français sont cette fois-ci dépeint avec moins de sympathie devenant cynique, paresseux ou encore peu soucieux de leur hygiène. Les guide reste toutefois loin d’être un réquisitoire contre des Gaulois réfractaires à la bonne humeur et à l’hygiène corporelle, puisqu’il rappelle qu’il s’agit de traces laissés par l’occupation, et s’applique à rappeler les apports de la France à la culture, aux sciences et même l’histoire américaine. Toutes ces idées reçues et tensions nées de situation réelles ont laissé des traces dans le souvenirs collectif de la nation américaine, alimenté à travers le temps par des œuvres comme le livre Band of Brothers de l’historien américain Stephen Ambrose sorti en 1992, une oeuvre que le large public connaît sans doute d’avantage par son adaptation télévisuelle de 2002 produite par Steven Spielberg et Tom Hanks. Ambrose a épluché des archives et rencontré des vétérans pour suivre le cheminement de la Easy Compagny des plages normandes jusqu’au Nid d’aigle du Führer, dépeignant au passage les mentalités des combattants d’outre-Atlantique. Dans le chapitre 16 intitulé « Getting to know the enemy » (« apprendre à connaître l’ennemi »), l’auteur dresse la liste des points de vue du G.I. de base sur les différentes nationalités rencontrées sur le sol européen, et les habitants de la France sont bien sûr présents : « The rural French were sullen, slow,and ungrateful while the Parisians were rapacious, cunning, indifferent to whether they were cheating Germans or Americans. » (traduction personnelle : « Les Français de la campagne étaient mornes, mous et ingrats tandis que les Parisiens étaient de fourbes rapaces, profitant indifféremment des Allemands comme des Américains. »). Une vision des Français - que je ne me rappelle pas avoir retrouvée dans la version télévisée du récit - qui semble correspondre plutôt bien à celle de la version ultime(ment beauf) de Cap !
En revanche, on retrouve ce mauvais esprit de manière exacerbé dans les sentiments anti-français de 2003-2004, atteignant un niveau de violence assez hallucinant jusque dans des sphères inattendues. En effet, si on se rappelle encore bien chez nous du cas des « french fries » (le nom des frites aux Etats-Unis [5]) rebaptisée ironiquement « freedom fries » (les « frites de la liberté ») dans les cafétérias du Congrès américains (comme dirait l’autre, imaginerait-on le Général de Gaulle faire ça ?), mais les Américains ont également eu droit à des publicités francophobes au goût douteux comme le spot publicitaire d’une marque de poulet qui déclamait : « Don’t be a chicken like the French. Eat it. » (qu’on pourrait traduire par «Ne soyez pas comme un Français, lâche comme un poulet. Mangez-le.» [6] ) !
Je suis peut-être dans l’interprétation personnelle (voire la déformation professionnelle), puisque rien n’indique si Millar est allé jusqu’à se renseigner autant sur les mentalités des combattants américains de la Seconde Guerre mondiale (son traitement par-dessus la jambe du régime stalinien dans Superman: Red Son tend à prouver que Millar n’est pas forcément très minutieux dans ce type d’exercice), mais une moquerie de l’état d’esprit d’une partie de la population états-unienne de 2002/2003 à travers la sinistre tirade de Cap paraît probable. Il faut toutefois prendre en compte que Ultimates #1 paraît en mars 2002, ce qui signifie que la conception du personnage pour au moins les premiers épisodes date d’à minima la second moitié de l’année précédente. On peut en déduire que les sentiments anti-Français de Cap ne faisaient pas forcément partie de la nature du personnage à ses débuts, la France étant alors un acteur important des opérations militaires en Afghanistan contre Al-Qaïda et les Talibans en réponses aux attentats du 11 septembre 2001 [7], mais plutôt un témoignage des mentalités de l’histoire immédiate du pays, que Millar partage ou non ces sentiments. A ce titre, on pourrait se rappeler de la campagne promotionnelle pour le lancement de Kick-Ass où l’auteur appelait à ne pas afficher de posters pour cette série dans les comic-shops [8] ! Vu qu’il n’a (à ma connaissance) jamais proféré d’autres déclarations de ce genre à l’encontre de la France, le sens de la communication un peu roublard mâtiné d’humour potache et provocateur me semblent une bonne piste pour expliquer cette démarche (et éclairer un peu plus les intentions du scénariste quand il écrit la scène d’insulte de Captain America dans Ultimates #12). On pourrait aussi se demander si, du fait des retard de Brian Hitch sur les dessins, une sortie plus rapide de la série n’aurait peut-être pas permis d’inclure le sentiment anti-français qui n’aurait pas encore émergé aux Etats-Unis, ou en serait juste à ses débuts.
Dans votre longue et admirable analyse, je relève toutefois le même écueil rencontré systématiquement quand on parle de la tristement célèbre déclaration de Captain America : l’oublie d’une certaine case d’Ultimates #13 :
Pour les non-anglophones : Nick Fury demande a Cap d’où lui est venue l’idée de sa phrase-choc (qui semble d’ailleurs beaucoup amuser le directeur du S.H.I.E.L.D.), et Cap lui répond qu’il ne sait pas, que c’est le genre de chose stupide que l’on sort sur le moment quand on veut défoncer quelqu’un (je ne sais pas si le terme « défoncer » est le bon dans ce contexte). Je trouve que cette réplique va très bien avec la case de Steve qui dégobille après le combat présente plus tôt dans cet épisode, ces deux cas nous révèle un peu l’homme derrière l’icone, cela nous montre que la personne que Steve montre sur le théâtre des opérations ou en public n’est pas forcément celle qu’il est dans l’intimité. Ou alors faut-il comprendre que c’est un de ces moments où on « dit tout haut ce que l’on pense tout bas » ? Millar ne revient pas du tout sur cette bulle dès la case suivante, et laisse donc le lecteur libre d’interpréter comme il veut tout cela (mais je conviens que les éléments en faveur d’un Cap plus réfléchi restent maigre - peut-être plaçait-il des billes pour un développement ultérieur sur ces thématiques qui n’est jamais vraiment venu ?).
Quelques autres remarques en vrac :
- Le côté ridicule de certaines situations virant parfois à l’humour de « sale gosse » me dérangent également, parmi les exemples que vous avez laissé de côté on pourrait penser aux déjections de Hulk qui sont collectées car il y a un risque que les pouvoirs de Kleiser lui permettraient de se reformer ! On n’est pas loin d’idées de mauvais goûts de ce genre qu’avaient déjà Millar dans The Authority, avec un super-vilain qui se vantait notamment de pouvoir faire du… caca radioactif…
- Dans l’épisode 13, Nick Fury apprend à Cap que 18% de la population pense que l’invasion alien est une mise en scène : les fake news un peu absurdes ne datent décidemment pas d’hier !
- La réinterprétation de certains personnages, comme Hulk, Cap ou Hank Pym, me fait un peu penser à certains remakes de séries comme par exemple The Office et ses nombreux dérivés (dont je découvre actuellement la version originelle britannique) : on prend une base, on en garde ce qu’on veut garder et on part vers des directions parfois inattendues.
- La différence fondamentale entre Ultimates d’un côté et Ultimate Spider-Man et Ultimate X-Men de l’autre, c’est que le premier est écrit dans une logique de film blockbuster comme le soulignez bien, alors que pour les deux autres (et surtout USM) on est davantage dans celle de la série télévisée.
Je suis sur la fin de votre émission sur les plagiats et pastiches, sujet au combien passionnant sur lequel il y a tant de choes à dire, et je m’éclate toujours autant à vous entendre. Il me tarde d’écouter la suite, notamment les Avengers des 80’s qui est une période que je ne connais pas du tout et que je ne risque pas de lire dans un avenir proche (au contraire de l’Escadron Suprême dont je compte me prendre le Deluxe prévu prochainement ou les X-Men de Paul Smith dont je suis actuellement en train de récupérer les Intégrales, j’ai encore plus hâte de lire tout ça pour entendre votre avis dessus maintenant). Vite, la suite !
[1] Pourquoi ne pas créer un sujet spécifique à l’émission dans la section Club comics ?
[2] Impossible de trouver la référence exacte de cette citation, seul l’article de Wikipedia traitant des sentiments anti-Français à travers le monde indiquant sans source qu’il s’agissait d’un présentateur de Fox News.
[3] Une version numérisée de A Pocket Guide to France est disponible (en anglais), et le site de France Info en résume les grandes lignes dans cet article.
[4] Une version numérisée de 112 Gripes About the French est disponible en ligne (en anglais), et le guide a été traduit en français aux éditions Le Cherche midi en 2003 sous le titre Nos amis les français : Guide pratique à l’usage des GI’s en France, 1944-1945, en lien avec les sentiments anti-Français qui se développaient alors outre-Atlantique.
[5] L’ambassade française aux Etats-Unis se contentera de réagir à l’événement en rappelant laconiquement que les frites sont d’origine belge et non française.
[6] Un exemple cité dans un article de 2004 de Libération, mais je n’ai pas trouvé d’autres références à cette pub ni le nom de la marque sur Internet.
[7] Je n’ai d’ailleurs pas eu le temps de creuser le sujet dans mes recherches, mais il serait intéressant de voir si Mark Millar a donner des détails sur la temporalité de la création de cette série, notamment pour situer l’état d’avancement de son travail au moment des attentats du 11 septembre et évaluer à quel point ils ont pu avoir un impact sur la conception du titre.
[8] N’ayant fait qu’une recherche je n’ai pas retrouvé de référence, si quelqu’un à un lien je suis preneur !