En 1975, Marv Wolfman écrit entre autres la série Daredevil, sur laquelle il n’est pas toujours à l’aise à son propre aveu, voulant diriger le titre vers une ambiance de science-fiction qui ne lui convient pas toujours, et tentant diverses choses, diverses approches. Il laissera pourtant une saga impressionnante mettant en scène le Jester, un adversaire qui n’avait pas été aussi redoutable depuis bien longtemps (et qui ne sera plus l’un des grands ennemis de Tête à Cornes après cela, d’ailleurs). Sa prestation regorge de petites trouvailles, de personnages secondaires intéressants, de vilains riches en potentiel et de subplots intriguants.
Dans les épisodes 126-127, il oppose le justicier aveugle à Torpedo, un héros secondaire un peu dépressif, un peu limite, à l’occasion d’une baston à rallonge pour laquelle le dessinateur Bob Brown, en pleine maîtrise de ses moyens et associé à un Klaus Janson aux effets d’une grande richesse, déploie des trésors d’énergie. Et vers la fin de l’épisode 127, les deux adversaires s’arrêtent et prennent conscience de ce qu’ils viennent de faire : saccager une maison, tout à la fureur de leur duel.
Pour Wolfman, c’est l’occasion de se pencher sur les conséquences des combats de surhommes costumés, un sous-thème qu’il aborde ici de manière rapide, les affaires reprenant dès le numéro suivant, mais qu’il gardera en tête par la suite.
Mais vous me direz : « Jim, on est dans la section DC, ici. Pourquoi nous parles-tu d’une série Marvel ? Le gâtisme te guette-t-il ? Ou bien les fortes chaleurs de cet été ont-elles altéré ton discernement, déjà affaibli par des décennies de lecture d’illustrés pour la jeunesse ? » En fait, l’idée germe dans le cerveau de Marv Wolfman. Des années plus tard, il travaille chez DC (voilà, on retombe sur nos pattes), emporte un grand succès avec les New Teen Titans qu’il anime aux côtés de George Pérez, et développe petit à petit un éventail de personnages qui enrichissent encore l’univers DC. Parmi ceux-ci, il y a le Vigilante, un justicier expéditif dont l’identité secrète n’est autre que celle d’Adrian Chase, procureur.
Adrian Chase est en quelque sorte l’héritier de Blake Tower, autre procureur que Wolfman a créé, avec Len Wein, dans les pages de Daredevil #124. Si, comme on l’a dit, le scénariste ne se sentait pas toujours à l’aise sur cette série, il est parvenu à l’enrichir et notamment à lui donner des thèmes transversaux, dont celui du rapport entre la justice et la loi (on pensera au personnage de Copperhead, mais pas que…). Tower devient avec Wolfman (puis Shooter) un personnage récurrent, et incarne une certaine droiture juridique teintée des doutes moraux qui peuvent l’accompagner. En gros, entre corruption et erreur judiciaire, il offre une vision plus complexe que celle des héros costumés. Adrian Chase est du même bois, mais va plus loin.
Le personnage du procureur apparaît dans la série New Teen Titans, et dévoile son identité face au méchant dans le deuxième Annual de la série. Chase a perdu sa famille dans un attentat perpétré par la mafia, événement qui a été le déclencheur de sa croisade musclée. La révélation renvoie à des images bien connues : Bruce se démasquant face à Joe Chill, Peter face au voleur…
Chase, devenu le Vigilante, évoque bien entendu la figure du Punisher de Marvel, donc il est en quelque sorte une copie. Cependant, il convient de resituer le contexte : l’Annual est publié en 1982, à une époque où Frank Castle n’est qu’un personnage secondaire des séries de Spider-Man. Et le Vigilante a droit à son propre titre mensuel l’année suivante, ce qui témoigne d’une certaine évolution des comic books, un air du temps que DC a su sentir.
C’est bien sûr Wolfman qui se charge d’écrire cette nouvelle série. À l’image de ce qu’il avait tenté sur Daredevil, il change un peu son fonctionnement. Par exemple, et il s’en explique dans l’introduction au TPB, il n’utilise plus de bulles de pensée mais privilégie une voix off qui commente l’action, permettant de plonger dans la stratégie du héros. Le procédé, sans être original, est assez inusité à l’époque, et témoigne d’une volonté chez le scénariste d’explorer de nouvelles formes en même temps qu’un nouveau fond.
Le scénariste se penche sur les conséquences des croisades héroïques. Et dans un premier temps, il relève le défi. Les premiers épisodes parlent de la corruption des juges, des erreurs judiciaires, des relaxes intempestives… Ce faisant, Wolfman s’intéresse aux criminels, à la fois ceux qui appuient sur la détente et ceux qui donnent les ordres. Les portraits des différents personnages sont plutôt convaincants. Dans le deuxième chapitre, Wolfman, aidé par Keith Pollard, son complice sur Amazing Spider-Man et Fantastic Four, qui en a encore sous la pédale, mettent en scène une baston homérique à l’issue de laquelle le scénariste reprend la séquence de Daredevil et confronte à nouveau son personnage aux conséquences fracassantes de son aveuglement.
Le troisième épisode confronte le Vigilante à l’une des autres créations importantes de Wolfman, Cyborg, à l’occasion d’une grosse baston tournant autour des limites du système judiciaire.
Au fil des épisodes, cependant, la série reprend ses habitudes feuilletonnantes. Notamment, Wolfman renoue avec les méchants mafieux aperçus dans New Teen Titans (et qui, somme toute, semblent plus à leur place dans une série de justicier urbain). Dans l’épisode 5, il présente le personnage de Marcia King, juriste qui deviendra son « intérêt sentimental ». On notera que Wolfman écrit la rencontre d’une manière très moderne, avec deux personnages adultes qui décident de s’offrir du bon temps après les épreuves rencontrées.
Malgré la qualité d’écriture, la diversité des récits et les bonnes intentions du scénariste (qui est ici son propre editor), la série redevient assez vite un feuilleton de héros en collant. Les épisodes 6 et 7, illustrés par Chuck Patton (un dessinateur mésestimé mais pourtant fort compétent), montrent un Adrian Chase blessé qui dévoile son parcours à ses deux plus proches alliés. C’est l’occasion de découvrir les origines du personnage et de comprendre comment ce héros, connu pour être un juriste en bureau, est un athlète doublé d’un tireur d’élite.
Ces origines mêlent initiation exotique, présence du surnaturel et révélation à soi-même. Elles ne sont pas si éloignées que cela du fatras métaphysique qui entoure des personnages comme Ra’s al Ghul ou Deadman et cadrent bien avec l’univers DC. Mais en donnant une base fantastique au personnage, Wolfman l’éloigne du caractère terre-à-terre des débuts. On n’est plus dans le sillage d’un Punisher.
La sensation que la série renoue avec les passages obligés se fait plus évidente avec la succession de super-vilains en costume, de l’exécuteur électrique au mafia cyborguisé (d’autant que le dessin est repris par Ross Andru, dessinateur au grand mérite, qui réalise de belles scènes entre Adrian et Marcia, mais qui marque encore plus l’évolution vers quelque chose de plus classique, notamment par le rendu de ses méchants). Les péripéties sont chouettes, notamment à la suite du décès de J.J., qui rajoute une couche de culpabilité chez le héros, mais on sent bien que l’heure n’est pas encore à une approche définitivement sombre : la série mensuelle Vigilante annonce la vague du « grim & gritty » qui va engloutir le marché bientôt, et précède largement les initiatives éditoriales à la Vertigo. Dans un mouvement presque naturelle, le titre rentre dans le rang.
En 2017, DC édite un premier tome de Vigilante by Marv Wolfman, qui à ma connaissance n’a pas connu de suite. Après l’Annual, le sommaire propose les onze premiers épisodes de la série mensuelle, arrivant au moment où le héros accepte officiellement un poste de juge, une fonction qui s’accordera sans doute mieux avec les exigences de son alter ego.
Pleine d’énergie mais parfois hésitante, ne parvenant pas toujours à se détacher du modèle alors en vigueur, Vigilante est paradoxalement une série en avance sur son temps, qui part en explorateur d’une nouvelle façon d’aborder des sujets un peu difficile. Elle témoigne de l’infléchissement du Comics Code (à laquelle d’ailleurs elle n’est pas soumise), de la volonté des éditeurs de s’adresser à un lectorat différent (notamment en produisant une bande dessinée sur meilleur papier) et de l’évolution du marché, qui ne tardera pas à généraliser cette approche. Ce onzième numéro est daté d’octobre 1984, et on sait quels chefs-d’œuvre sont alors en gestation chez DC, et quelles pépites sortiront dans les années suivantes. Témoin de son temps, Vigilante en incarne les transitions diverses.
Jim