Étant dans ma période Cap, j’ai relu récemment l’excellent recueil Captain America: War & Remembrance, que j’ai d’abord connu sous sa traduction dans la collection en souscription chez Lug / Semic, avant de le resavourer en VO.
Ce recueil (qui connaîtra plusieurs versions, la première proposant une couverture double signée Byrne, « dix ans après » la parution initiale) regroupe Captain America #247 à 255, ce qui correspond à la formidable prestation de Roger Stern et John Byrne, que nous avons déjà rapidement évoquée en parlant de Captain America: Dawn’s Early Light, dans la collection Epic. Mais le plaisir de relire tout ça m’a donné l’envie de revenir sur le sujet.
Donc, nous sommes en 1980. Roger Stern a travaillé sur de grands titres en tant que responsable éditorial (Tony Stark alcoolique, par Michelinie, Romita Jr et Layton, c’est lui, de même que la « Dark Phoenix Saga » dans Uncanny X-Men ou les Avengers de Byrne, autant de moments incroyables dans le catalogue Marvel). Il a notamment travaillé en tant qu’editor sur la série Captain America qui, depuis le départ de Jack Kirby (lui-même succédant à Steve Englehart), tente de redéfinir le personnage pour le public moderne. Ça passe notamment par une redéfinition des origines de Steve Rogers, ce qui conduit à quelques détails contradictoires, et à un perpétuel ressassement du passé.
Et puis voilà que la rédaction lui confie les rênes de la série. En tant que scénariste. D’abord impressionné, il réfléchit au personnage et prend des tonnes de notes. Il appelle également son ami John Byrne, qui se porte volontaire pour dessiner la série (qui, à l’époque, comme les autres titres de Marvel, occupe 17 pages par épisode : pour un John Byrne, ça signifie trois ou quatre épisodes par mois, car il a un rythme de dingue).
Les débuts de Stern en tant que scénariste sur la série sont comparables à son arrivée à la tête d’Avengers, un peu plus tard : il s’occupe en priorité des affaires en cours. Personnellement, j’aime beaucoup ça. De nos jours, un scénariste quitte la série en rangeant les jouets, et son successeur lance de nouvelles intrigues (je résume et caricature un brin, mais c’est l’idée). Dans les années 1970 et 1980, les auteurs doivent tenir compte de ce qui a été fait avant eux, sachant que parfois les équipes précédentes ont été évacuées de manière inopinée ou prématurée. Il y a derrière tout cela la prééminence d’un feuilleton dont les impératifs priment avant tout : les aventures du héros constituent un flux continu qu’il n’est pas question d’interrompre. Donc Roger Stern, bien conscient de cette spécificité propre au comic book américain, se concentre sur ce qui a constitué le sujet central de la série, à savoir le passé du personnage.
Stern a quitté le poste d’editor à hauteur de Captain America #243 (couverture de George Pérez), laissant la place à son assistant Jim Salicrup. Pour lui, c’est donc assez récent : il connaît les développements des derniers numéros, il est familier des personnages secondaires de la série (notamment les voisins de l’immeuble où vit Steve Rogers) et garde en mémoire les intrigues qui soit demandent résolution soit peuvent constituer un terreau fertile. Pour lui, il est temps de régler le problème des origines de Cap. C’est le sujet du premier épisode qu’il va réaliser avec John Byrne au dessin et Joe Rubinstein à l’encrage (qui livre ici l’une de ses plus belles prestations, Captain America #247 étant de toute beauté et annonçant une sacrée période).
La première planche, qui place Cap sur le pont de Brooklyn (entre le centre névralgique de sa vie, le SHIELD et son activité de dessinateur publicitaire d’un côté et son domicile de l’autre), attache le héros à New York et à l’histoire de l’Amérique. Ce n’est pas innocent. L’épisode commence alors que Cap résume (à l’attention du lecteur) les troubles mémoriels qui le hantent depuis quelque temps. Cette fois, il est bien décidé à comprendre quels sont les bons souvenirs qui le hantent.
Byrne fait bouger Cap un peu à la manière de son Iron Fist de quelques années plus tôt. Mais il y a une évidente influence de Frank Miller : les deux jeunes auteurs s’apprécient, et Byrne n’hésite pas à faire un clin d’œil à l’illustrateur de Daredevil tout en empruntant un cadrage par-ci ou une anatomie par-là.
Cap va donc voir Dum Dum Dugan, qui le conduit à des archives militaires dans lesquelles les affaires du soldat Rogers ont été conservées. Pour Steve, c’est l’occasion de retrouver son vieux bouclier triangulaire ou son journal. La lecture de celui-ci permet de glisser des flash-backs qui lui font comprendre que certains de ses souvenirs étaient faux, implantés afin de livrer de fausses informations dans l’hypothèse où il est capturé par des agents ennemis. La lecture du document remet les idées dans l’ordre. Aussi simplement que ça. La narration est limpide, simple, directe. Élégante, même.
Dans le même temps, Nick Fury va rendre visite au Baron Strucker, alors détenu, mais celui-ci s’évade, ce qui nous amène à la rencontre entre le patriote et son vieil adversaire. Baston, souvenir, tout ça tout ça. Mais la présence du bouclier rectangulaire permet de bien montrer que les auteurs sont décidés à prendre en considération le passé du héros.
L’épisode se conclut sur l’explosion de Strucker, qui s’avère n’être qu’un robot. Ce qui renvoie Cap à une mésaventure précédente : Roger Stern tisse des liens entre sa prestation et celle de ces prédécesseurs (en particulier Roger McKenzie) et tente de boucler des intrigues tout en reconstruisant le personnage, un peu malmené dans les années précédentes. L’épisode se conclut sur un cliffhanger, qui annonce le premier diptyque officiel : Cap y est confronté au Machinesmith, un nouvel adversaire.
Précisément, le Machinesmith n’est pas un nouveau personnage, mais plutôt un ancien adversaire de Daredevil mort et téléchargé dans un système informatique. Ce qui fait de lui un personnage redoutable, d’autant qu’il souffre de ne plus avoir de corps et provoque le héros afin de mourir.
Stern et Byrne livrent un récit musclé, dans lequel Cap affronte un autre être synthétique, le Dragon Man, afin de traquer la tête pensante dans son repaire. De l’action, de l’émotion, des cascades. Super cocktail.
Captain America #248 vaut également pour l’arrivée d’un personnage qui tiendra un rôle important dans les épisodes de Stern et Byrne, puis dans ceux de DeMatteis et Zeck : Bernadette « Bernie » Rosenthal. Nouvelle voisine dans l’immeuble, cette jolie brune délurée est très vite séduite par le grand blond. Stern souhaitait redonner à Steve un « intérêt amoureux », mais désirait que la nouvelle dulcinée ne soit pas une super-héroïne ou une agente du SHIELD. Il voulait mettre en valeur la partie civile du personnage, et lui mettre une jolie femme dans le chemin était le moyen de reconstruire Steve, maintenant que la réfection de Cap était entamée. Par le biais de Bernie, c’est également un moyen de parler du décalage du personnage : Stern écrit de nombreuses scènes autour des goûts en matière de comédie musicale ou de disques de jazz.
Stern et Byrne voient arriver à l’horizon l’épisode 250, et réfléchissent à ce qu’ils pourraient faire. Au cours d’un repas où sont présents Jim Shooter et Ralph Macchio, une idée refait surface, précédemment proposée par Roger McKenzie et Don Perlin, et déjà refusée par Stern lui-même : faire de Cap un candidat à la Présidence. Stern a refusé l’idée parce que les deux auteurs voulaient faire gagner le héros et raconter pendant quatre ans ses aventures à Washington. Mais dans la conversation avec Macchio et Shooter, ce dernier rétorque que, justement, l’intérêt de cette idée, c’est d’expliquer pourquoi Cap refuserait de se porter candidat. Stern et Byrne se regardent et comprennent qu’ils tiennent effectivement un bon sujet.
En dix-sept pages (je ne cesse de m’épater de la capacité qu’avaient les auteurs de ces années-là à raconter autant de choses en si peu de planches), Stern et Byrne montrent une prise d’otages déjouée, une discussion avec un politicien, un emballement médiatique, une scène avec les voisins de Steve puis une autre avec les Avengers, un flash-back sur l’enfance du héros, puis un dernier discours du héros, sans compter les petites séquences dédiées à des personnages secondaires. Quelle maestria.
Et l’on se rend compte que, si Roger Stern a réglé l’affaire des faux souvenirs, il continue à redéfinir la personnalité de Steve Rogers en évoquant son passé. Si le recueil s’appelle « War & Remembrance » (« Souvenirs et Combats » en français), ce n’est pour rien : les réminiscences sont au cœur de ces épisodes.
Avec Captain America #251 (et les comics Marvel de novembre 1980), la pagination passe de 17 à 22 planches. La consigne semble avoir été communiquée au milieu de l’épisode, contraignant les auteurs à bidouiller certaines séquences pour « rallonger la sauce ». Par exemple, la première page montre Cap sur une terrasse d’immeuble, contemplant la ville nocturne. Suivent deux pages consacrées à ses souvenirs, résumant sa rencontre avec les Avengers, son adaptation au monde moderne, son partenariat avec Falcon ou la mort de Sharon. Et la première case de la planche 4 reprend la pose du héros dans la pleine page d’introduction, laissant penser que les deux planches de réminiscence ont été dessinées ensuite, par Byrne, afin de profiter de l’allongement de la pagination.
Le diptyque (dans lequel on apprend que l’un des clients de Steve Rogers est un directeur artistique prénommé… Carmine) oppose Cap à Mister Hyde, évadé de Ryker’s Island (signalons que Roger Stern vient de réaliser Peter Parker the Spectacular Spider-Man #16, sorti deux mois plus tôt, avec Mike Zeck, épisode où le Cobra, compère de Hyde, s’est aussi évadé : le scénariste construit son petit monde…), et à Batroc, pour un récit bien rythmé où les vilains ne sont pas présentés de manière caricaturale. C’est un souci permanent que l’on retrouvera tout au long de sa carrière, Stern consacrant beaucoup de pages aux méchants afin de les faire vivre et évoluer de manière crédible. Ce qui lui permettra de les rendre également plus menaçants (je vais radoter en rappelant son traitement du Beetle dans Spectacular Spider-Man).
L’épisode 252, visiblement écrit avant l’augmentation de la pagination, contient une histoire principale de 17 planches agrémentée d’un bonus dans lequel on nous présente l’univers de Steve Rogers, où Bernie Rosenthal tient déjà une place affirmée.
Les épisodes 253 et 254 montrent comment Stern revient une fois de plus sur le passé de son personnage, tout en proposant de nouvelles idées au sein de l’univers Marvel. En effet, Steve est appelé en Angleterre par l’ancien Union Jack, qui soupçonne que le Baron Blood, un vampire mais également son propre frère, est de retour.
Si j’ai de l’affection pour le diptyque précédent, sans doute parce que j’aime bien les deux méchants, il faut reconnaître que celui-ci, pour sa profusion de personnages secondaires, son évocation du passé, son utilisation de la continuité et ses conséquences sur la personnalité du héros, constitue un sommet de la courte prestation de Stern & Byrne, voire de la série en entier.
Le récit est marqué au début par une scène où Cap se pose en figure salvatrice, privilégiant le dialogue au détriment de la violence, et la bienfaisance à la place de la sanction. Tout l’optimisme du personnage est représenté, un optimisme marqué par sa confiance envers l’humanité. Une confiance qui sera mise à mal quand il sera confronté à un ennemi incarnant un mal sans retenue.
Le scénario est suffisamment habile pour que les soupçons puissent se porter sur différents nouveaux personnages, selon le principe qui veut que, quand on introduit un méchant à l’identité masquée et un nouveau venu, il y a de fortes chances que ce soit le même (voir Batman: Hush, dans la catégorie facile à trouver). Stern est suffisamment roublard pour lancer quelques fausses pistes.
Si Stern parvient à ouvrir la porte à un nouvel Union Jack, il pousse également son personnage dans ses retranchements : face à un impitoyable vampire, le héros droit dans ses bottes en est réduit à l’impensable. Nul doute que les auteurs envisageaient d’utiliser ce tournant dans la description du héros.
L’épisode 255, qui marque les quarante ans du personnage, porte le logo Captain America Comics (sur une couverture de Frank Miller et Joe Rubinstein). Pour l’occasion, les auteurs racontent à nouveau les origines du héros, en mixant et en rangeant les diverses informations recueillies au fil des versions et des itérations. Pour donner à ses planches un caractère plus rugueux, Byrne suggère de reproduire les pages à partir de ses crayonnés, Rubinstein n’encrant que la dernière planche, située dans le présent.
Avec ce travail de nettoyage, les auteurs reformulent les origines du héros de manière claire et posent les bases pour les interprétations à venir. Là encore, un hommage, mais aussi une reconstruction.
Les auteurs s’apprêtaient à raconter une aventure en trois parties, mettant en scène, selon toute vraisemblance, le Red Skull. Mais Jim Shooter, qui préfère des histoires en deux parties afin de ne pas effrayer les lecteurs, refusent de les soutenir. Stern refuse de changer ses plans, et décide de se retirer de la série. Byrne le soutient, quitte le titre également, et lui offre les six planches déjà dessinées. Dix ans plus tard, à l’occasion de la publication du recueil Captain America: War & Remembrance, les pages seront mises en couleur et présentées en bonus pour les fans. Ce qui a constitué pour moi l’une des premières rencontres avec un « projet avorté ».
Le diktat de Shooter verra donc partir une des meilleures équipes de l’époque sur un titre qui retrouvait grâce à eux une santé vigoureuse. On n’aura pas droit à la « Red Skull Trilogy », ni au retour d’Arnim Zola, ni à la rencontre avec Wolverine (apparemment dans un flash-back) ni à d’autres idées que les auteurs avaient notées pour leurs prochains épisodes. Bien dommage.
Jim