Pour moi, les années 1990 correspondent à mon arrivée sur Paris et à mon exploration des bacs de back issues, où je dépensais un peu du maigre argent dont disposait l’étudiant que j’étais. À l’époque (dès le début de la décennie, pour situer), les TPB n’étaient pas aussi répandus et les comic shops commandaient beaucoup de fascicules, dont certains se vendaient mal ce qui générait un stock assez conséquent de publications soldées. Rappelons qu’à l’époque, les éditeurs se livraient à une course folle au gadget et à la séduction des collectionneurs, gratifiant les couvertures des premiers numéros, mais aussi des numéros dits « anniversaire » (les 25, les 50, et autres prétextes à célébrer et à monter les prix), d’encres fluos, de passage de cinquième couleur, de découpes dans le carton, d’hologrammes… Le résultat, c’était une bulle spéculative qui a fini par exploser au milieu de la décennie avec les résultats que l’on sait mais qui, dans les années qui ont précédé, engraissait un marché de l’occasion qui profitait aux lecteurs fauchés dans mon genre.
Le résultat, c’était que si les libraires conservaient les exemplaires de séries fortes sur lesquelles ils espéraient une quelconque spéculation (le premier numéro de X-Men, genre…), ils finissaient par refourguer à vil prix d’autres « milestones », ce qui permettaient aux fans impécunieux de se constituer une petite bibliothèque de séries secondaires. À l’époque, je lisais Hawkworld / Hawkman de Truman puis Ostrander, par exemple. Ou, chez Marvel, Deathlok.
La série mensuelle débute en 1991. Le premier numéro date de juillet, ce qui veut dire qu’il est sorti au printemps. Je suis arrivé à l’automne, à la rentrée. J’imagine que les épisodes soldés sont arrivés plus tard, tout cela est bien flou (mais je garde un souvenir ému du marché des bouquinistes du Parc Brancion, où la librairie Deckoninck étalait des bacs de comics : dix comics pour dix francs, la belle aubaine, un jour je suis revenu avec soixante-dix comics d’un coup… et j’ai rationné mes pâtes sans beurre pendant une semaine…). Durant mes années parisiennes, j’ai presque complété la série, notamment les deux premières années.
Donc, la série paraît en 1991, un an après la mini-série qui avait relancé le personnage, sous une autre forme et dans un format dit « prestige ». La première version de Deathlok, due à Rich Buckler dans les années 1980, se situait dans un avenir hypothétique. Dans cette version, Luther Manning a été transformé en machine à tuer cybernétique, ses parties humaines étant connectées à un ordinateur qui s’exprime par des voix off assez modernes. Dans la nouvelle version de 1990, le même procédé est imposé à Michael Collins, cette fois-ci dans le temps présent. Le succès des quatre prestige vaut à ce personnage réinventé d’obtenir sa propre série (Marvel, comme la concurrence, cherche à élargir son catalogue et à mettre en avant un large éventail de franchises), illustrée par Denys Cowan sur un scénario conjoint de Dwayne McDuffie et Gregory Wright (ce dernier officiant également comme coloriste).
Marvel a réédité en 2015 les quinze premiers chapitres (et le premier Annual) de la série dans un recueil orné du titre du premier arc, « Souls of the Cyber-Folk ». La relecture, des années plus tard, joue en faveur de la série.
Le premier arc, qui couvre les cinq chapitres initiaux, voit passer différents cyborgs de l’univers Marvel (dont Forge ou Misty Knight) et se constituer une alliance de héros mi-hommes mi-machines contre un adversaire commun. Le tout premier numéro (sous une couverture à l’encre argentée : l’ère des gadgets, je vous dis) fait la jonction avec la mini-précédente, sur un scénario des deux scribes. C’est McDuffie qui se charge des épisodes 2 à 5, nettement plus fluides et moins bavards. Enfin, bavards quand même, mais avec un vrai sens de l’équilibre, une belle gestion des rythmes et des voix off. Le scénariste s’ingénie aussi à faire apparaître de nombreux invités, ce qui permet d’inscrire la série dans la continuité Marvel.
Pour la même raison, le Punisher fait son apparition dans les épisodes 6 et 7 (écrits par Gregory Wright), répondant à un air du temps de l’époque, celui des héros grimaçants et surarmés, brandissant des flingues plus gros qu’eux. Autre vedette de l’époque, le Ghost Rider (dans sa version Danny Ketch) fait un tour de piste dans les épisodes 9 et 10).
Les textes de Wright sont plus envahissants que ceux de McDuffie. Il n’a pas la fluidité et l’apparente simplicité de son collègue, mais il n’hésite pas faire étalage d’idées astucieuses et si les grosses scènes d’action se veulent plus « in your face » qu’avec McDuffie, il se montre généreux avec ses lecteurs en matière de péripéties. Dans une série résolument tournée vers la technologie, il confronte son héros cybernétique à Nightmare, un ennemi traditionnel de Doctor Strange. Et ça fonctionne assez bien, puisque cela fait écho aux peurs qui hantent Collins, à savoir l’éloignement de sa famille et la crainte de les voir en danger par sa faute.
Hantée par le cyberpunk (avec au minimum une décennie de retard sur la littérature), la série présente souvent le héros dans des univers virtuels où nagent des avatars électroniques flottant sur fond de zéros et de uns. Toute une imagerie qui fonctionne pas mal dans ces années 1990, qui ont déjà fait naître de bons récits dans la collection « 2099 », et qui commence à se répandre dans l’esthétique des comics de l’époque.
Dwayne McDuffie revient aux commandes dans le onzième épisode, à l’issue duquel l’ennemi dans l’ombre se révèle, Moses Magnum. Cependant, ce dernier fera mouvement plus tard dans la série, afin de préparer un combat final qui aura lieu dans l’épisode 25, donc au-delà du recueil qui nous occupe.
Ledit recueil contient donc la saga « The Biohazard Agenda », une intrigue qui voit revenir le SHIELD, surgir un vilain lié à la nano-technologie (un contexte scientifique assez neuf dans la bande dessinée américaine à l’époque) afin de renouer avec le thème des dérives technologiques propre à la série, et surtout Collins renouer avec sa famille.
Le personnage a été défini dans les épisodes précédents, les auteurs ayant pris soin, dès le premier chapitre, de rappeler son attachement à sa famille qui le croit mort et qu’il ne veut pas retrouver afin de leur éviter un choc et de ne pas mettre leur vie en danger. Mais il finit par céder à son impulsion et par se présenter à sa femme et à son fils.
McDuffie, qui n’est pas manchot, traite avec une certaine finesse ces retrouvailles difficiles. Il montre une épouse tentant de dissimuler la tempête de sentiments qui l’habite, entre la joie de retrouver son époux et la répulsion surprise à le voir dans cet état.
Bien entendu, le monstre, que le lecteur suit dans les séquences intermédiaires, finit par surgir, et c’est toute la famille qui l’affronte, dans une ambiance assez badass. C’est musclé, rapide, cohérent, bien caractérisé. Denys Cowan, toujours inspiré tantôt par Miller, tantôt par Sienkiewicz, tantôt par Mike Mignola (un ajout assez nouveau à son cocktail d’influences), livre un travail inspiré, peut-être plus régulier que d’ordinaire. L’encrage de Mike Manley sur les derniers épisodes y est sans doute pour beaucoup.
Le recueil se conclut sur le contenu du premier Annual (sous couverture musclée de Quesada), qui contient entre autres une petite histoire charmante au cours de laquelle le fils de Deathlok fait intervenir son papa dans sa classe. Une belle réussite encore signée McDuffie (alors que Wright se charge du récit principal, illustré par Butch Guice).
Le TPB reprend donc les deux premières années d’une petite série secondaire qui mérite une redécouverte. Sous ses allures de récit d’aventure musclée d’un héros censément bas du front, elle propose une chouette caractérisation et une humanisation évidente : un fantôme dans la machine.
Jim