Lori Lemaris, la sirène dont Clark Kent était amoureux au moment de ses études universitaires, fait son apparition dans Superman #129, daté de mai 1959. Pour la petite histoire, c’est le même mois que, dans Action Comics, apparaît Kara Zor-El, la cousine qui deviendra Supergirl.
Au sommaire, une histoire de fantôme de Lois Lane, qui occupe la couverture, et un récit durant lequel Clark Kent devient pompier d’un jour et doit utiliser discrètement ses pouvoirs afin d’éviter d’être démasqué. Lori occupe donc la troisième et dernière place dans le sommaire.
Sur la première page, on note la mention « An Untold Tale of Superman », inscrivant le récit parmi ces « chapitres secrets » qui permettent, selon la définition d’Umberto Eco, de consommer le personnage sans le consumer : ici, il s’agit de raconter une histoire de son passé, jusque-là inconnue, afin d’éclairer quelques aspects du personnage sans en épuiser le filon. Une autre catégorie de récits, les « Imaginary Tales » ou « histoires imaginaires », montrent des situations divergentes (Lois qui épouse Superman, Lois qui obtient des pouvoirs…), préfigurant ainsi les What If et les Elseworlds, et permettant là aussi de décliner le personnage et son univers sans l’user jusqu’à la corde.
Ici, on a donc un récit du passé qui nous raconte comment l’étudiant Clark Kent croise le chemin d’une jeune et jolie handicapée dont il tombe bien vite amoureux. L’histoire, écrite par Bill Finger et dessinée par Wayne Boring, permet aussi de dévoiler la vie sentimentale de Clark Kent sans infléchir un quelconque tournant décisif dans la série (qui doit conserver son statu quo, bien sûr).
L’intérêt de l’histoire de Lori Lemaris, outre qu’elle contribue à enrichir le mythe, c’est que le personnage, initialement prévu pour une histoire en solo, sera bientôt mentionné à plusieurs reprises, au point d’être intégré dans la continuité officielle : Lori mourra face aux ombres-démons de l’Anti-Monitor dans Crisis on Infinite Earths, à un moment où elle est clairement intégrée au monde atlante (parce que chez DC, c’est un peu le bazar, l’univers sous-marin ayant été constitué de bric et de broc).
Donc, au moment de Crisis, Lori est morte. Après Crisis, on le sait, Superman est refaçonné, par John Byrne et Marv Wolfman (les apports de ce dernier, que ce soit le Luthor homme d’affaires, Cat Grant, la famille de Perry White ou encore Gangbuster, sont loin d’être négligeables…). Une partie des éléments du mythe sont écartés (plus de super-chien, plus de super-cousine, plus de jeunesse superboyesque…), mais les auteurs ne font pas seulement table rase. Ils s’interrogent sur la place que prennent désormais des éléments importants qui sont appréciés de leurs plus vieux lecteurs. On a déjà vu ailleurs que, par exemple, John Byrne et Paul Levitz ont construit toute une saga, un peu tarabiscotée mais intéressante (et qui servira de socle à la meilleure saga de Byrne à mes yeux, celle de Zod), afin d’écarter le Superboy / Clark adolescent sans pour autant l’annuler : c’est bien le signe que la rédaction tente de ménager la chèvre et le chou, le vieux fan et le nouveau lecteur.
Et donc, en 1987, Byrne évoque la figure de Lori Lemaris dans Superman #12. Personnellement, si je trouve que ses nouveaux vilains sont assez moyens et que ses intrigues super-héroïques sont molles du genou (mais j’aime bien Rampage), j’apprécie énormément tout ce que Byrne a fait au niveau humain de son petit univers : son portrait de Lois est en général très chouette, notamment dans Man of Steel, la back-up consacrée à Luthor dans Superman #9 est légendaire, la rencontre de Lois et Lana est réussie, et même la révélation de l’homosexualité de Maggie Sawyer, vue par le regard de Turpin, est d’une grande finesse. Et la réécriture de la légende de Lori Lemaris coche toutes les cases : les vieux lecteurs retrouvent l’histoire qu’ils connaissent, les nouveaux découvrent un aspect intéressant du passé de Clark (et visiblement Byrne est amoureux de Lori, tant il la dessine bien), et la dimension humaine est réussie.
La nouvelle version de l’histoire de Lori est très fidèle à celle donnée par Finger et Boring, l’épisode de Byrne étant d’ailleurs dédié à ce dernier. Le bédéaste reprend les différentes étapes du récit : le fauteuil roulant hors de contrôle, l’aquarium, la pieuvre…
L’épisode de Byrne, qui fait vingt-et-une pages, au lieu des presque dix planches de la version de 1959, permet à l’auteur de dessiner de plus grandes planches mais aussi de donner plus de corps aux dialogues, à la caractérisation.
Par exemple, les deux étudiants discutent de leur cursus, ce qui permet d’aborder les motivations du jeune Clark, qui veut devenir journaliste.
Une première divergence arrive vers la fin du récit : chez Finger et Boring, Clark et Lori s’allient afin de sauver des gens coincés par la brusque montée des eaux à la suite d’une rupture de barrage.
Chez Byrne, les amoureux se séparent après la révélation de sa nature de sirène, et se retrouvent plus tard, à une époque où Clark a fait la rencontre d’Aquaman et donc connaît l’emplacement de l’Atlantide. Lori étant blessée par un pêcheur rendu fou, il se rend là-bas afin de la confier aux médecins atlantes.
L’un des apports essentiels de Byrne, c’est de tricoter les liens entre Lori (et la version Finger / Boring) et le reste du monde sous-marin d’Aquaman, en expliquant que sa présence à la surface était motivée par la recherche de l’Atlantide (elle vient de Tritonis, une colonie séparée) et en reliant son espèce à celle d’Aquaman.
Byrne cependant n’hésite pas à reprendre l’essentiel de l’intrigue ainsi que des images fortes et emblématiques de l’histoire de Lori.
À l’exemple du fameux baiser sous l’eau, dont il donne une version moderne.
Byrne complète l’histoire de Lori, intégrant Ronal, le médecin atlante qui l’a soignée et donc elle a fini par tomber amoureuse. D’ailleurs, l’épisode s’ouvre sur les retrouvailles des deux rivaux, qui viennent rendre hommage à la mémoire de la femme qu’ils ont tous deux aimée et qui s’est sacrifiée durant la Crise.
Une tonalité mélancolique du meilleur effet (surtout avec Karl Kesel à l’encrage, qui renoue avec le sens du détail et la clarté d’un Terry Austin de la meilleure époque), pour un épisode qui contribue à humaniser le personnage.
Depuis lors, Lori est revenue dans la série (je crois à la faveur d’une réécriture de l’espace-temps, genre Zero Hour…), et il me semble qu’elle a assisté au mariage de Lois & Clark. Ce qui n’enlève rien à la grâce de l’épisode de Byrne.