Au tout début des années 1970, Jack Kirby quitte Marvel pour DC et lance quatre séries labellisées « Fourth World ». Parmi elles, Mister Miracle, qui sera la plus longue de ce petit catalogue, comptabilisant dix-huit livraisons à un rythme bimestriel.
Entre-temps, la direction de DC change. Jenette Kahn arrive à la tête de la rédaction et, en regardant le catalogue, estime que certains pans pourraient être relancés. Dans ce cadre, la relance de Mister Miracle est mise en œuvre. Le projet est confié à un tandem d’auteurs qui a plus ou moins électrisé Detective Comics et le personnage de Batman : le scénariste Steve Englehart et le dessinateur Marshall Rogers.
Aux yeux de Kahn, Englehart est en quelque sorte le « Monsieur Miracle » du catalogue. Appelé chez DC afin de « faire avec la Ligue de Justice ce qu’il a fait avec les Vengeurs », le scénariste a demandé à écrire les aventures de Batman dans la foulée (tout en livrant des épisodes doubles sur Justice League of America). Englehart signera Detective Comics #469 à 476, datés respectivement de mai 1977 à mars 1978. Il y est associé à Walt Simonson pour les deux premiers chapitres et à Marshall Rogers pour les suivants, qui resteront dans les esprits pour de nombreuses raisons : modernisation des vilains, création d’une nouvelle petite amie du héros et définition d’un contexte moderne qui servira de base au justicier au moins jusqu’à Crisis on Infinite Earths, presque dix ans plus tard. Englehart et Rogers sont donc les « golden boys » de la rédaction.
Il n’est donc pas étonnant que la direction pense à eux quand il s’agit de remettre sur le devant de la scène l’artiste de l’évasion créé par Jack Kirby. Mister Miracle #19 est daté de septembre 1977, mois de sortie de Detective Comics #472. On notera que la série batmanienne connaît quelques hiatus de périodicité (le 473 est daté de novembre, et deux mois séparent les 474 et 475), alors que Mister Miracle, lancé sur un rythme mensuel, passe très vite en bimestriel. Ces ralentissements permettent sans doute à Rogers de travailler sur deux titres en même temps, ce qui demeure étourdissant quand on considère la richesse, la générosité et la variété de ses planches.
À l’époque, Englehart caresse le projet de prendre de la distance par rapport à la bande dessinée, songeant à voyager et à se consacrer à la littérature. Son engagement sur Detective Comics et Justice League of America se fait sur l’idée qu’il ne restera qu’une année sur les deux titres. Avec Mister Miracle, le voici embarqué dans une nouvelle aventures. Qui s’annonce prometteuse. Hélas, cette reprise de Mister Miracle connaîtra bien des tracas et reste dans l’histoire du personnage et de l’univers comme une succession d’occasions manquées.
Voilà pour le contexte éditorial. Cependant, les épisodes d’Englehart et Rogers, puis ceux de l’équipe qui leur succédera, resteront dans les esprits comme des pépites et, justement, une belle ère hélas écourtée trop tôt, et DC a donc eu l’idée de rassembler ces épisodes dans un recueil, intitulé Mister Miracle by Steve Englehart and Steve Gerber. Cependant, ces chapitres faisant dix-sept pages chacun, il fallait bien étoffer un peu le sommaire. C’est ainsi que l’album s’ouvre sur trois épisodes tirés de la série The Brave and the Bold qui, à l’époque, proposait d’associer, à chaque livraison, Batman à un autre personnage DC dans une formule « team-up ».
Les The Brave and the Bold #112, #128 et #138 sont écrits par Bob Haney et illustrés, magnifiquement, par Jim Aparo, dont l’encrage est particulièrement vivant, loin de la sèche raideur qu’on retiendra de ses travaux tardifs. On a déjà évoqué le travail de Bob Haney, riche en idées saugrenues qu’il semble parfois oublier en cours de route, livrant des épisodes généreux mais souvent bancals, où les personnages sont dans certains cas caractérisés d’une manière surprenante par rapport à ce que l’on connaît d’eux ailleurs. Toujours est-il que ces trois aventures permettent de faire exister Scott Free entre la série de Kirby et sa relance, le maintenant dans l’esprit des lecteurs.
Après ces trois chapitres, le sommaire du recueil se consacre à la série ressuscitée, qui s’étale donc sur les numéros 19 à 25. Steve Englehart rentre dans le vif du sujet, en présentant le héros, en situant New Genesis, en résumant la série kirbyenne et le conflit des New Gods. Sans attendre, Scott et sa dulcinée Barda dont attaqués par une conjuration des ennemis aperçus dans les épisodes précédents. Et sans attendre, Barda est enlevée.
Désireux de libérer sa bien-aimée de l’emprise de Granny Goodness et des autres, Scott Free se tourne vers Oberon et prépare la contre-attaque. Chose étonnante, il se sépare de sa Mother-Box afin de mener l’assaut sans risquer de donner un avantage à l’ennemi. Sa stratégie étonnante sera un ressort pour la suite des événements.
À la fin de l’épisode, après avoir échappé au piège tendu, Mister Miracle promet de retrouver Barda, que les ravisseurs ont emportée sur la Lune. Englehart et Rogers ont fourni dix-sept pages très denses, où il se déroule plein de choses. Ils ont montré une évasion, resitué les capacités du héros, posé les enjeux. Super efficace.
Dans le deuxième chapitre, Barda subit le lavage de cerveau de Granny Goodness, manipulation dans laquelle la vieille chouette est passée maîtresse, ce qui donne l’occasion aux auteurs de montrer une baston entre les deux amoureux. Ce n’est pas très « lady friendly », il faut bien le reconnaître, et l’intrigue, pour astucieuse qu’elle soit, relègue Barda au rang de demoiselle en détresse, ce qui est un peu dommage.
On pourra également trouver dommage que l’épisode soit encré par Vince Colletta. Le trait de Rogers y perd un peu. L’épisode précédent avait été complété par un bataillon d’encreurs (ou je pense reconnaître, ici et là, un Jack Abel ou un Al Milgrom), pour un résultat inégal mais généreux. Ici, c’est plus régulier mais moins emballant, même s’il faut reconnaître que Colletta recourt très habillement à des trames du meilleur effet (à moins que l’initiative ne vienne de Rogers).
Le tournant du récit se situe cependant au début de l’épisode. Par le bouche de son héros, Englehart explique que la séparation entre Scott et sa Mother Box a endommagé celle-ci. En tentant de la réparer, il établit une connexion d’un nouveau type et le maître de l’évasion se trouve soudain nanti de capacités proprement surhumaines. Là encore, le scénariste pose les jalons de la suite.
Prenant conscience de ses nouveaux dons, Scott Free laisse une Barda comateuse aux bons soins du Highfather (qui a l’air bien dépassé par les événements et décide de porter le conflit directement sur Apokolips. L’entreprise est double : il tente de réveiller la conscience des Lowlies qui hantent les artères de la planète-usine, tout en offrant un spectacle d’espoir qui sera retransmis sur New Genesis, dans l’espoir que Barda prenne conscience de ce qu’il entreprend pour elle et sorte de sa léthargie.
L’entreprise fonctionne, comme on s’en rend compte dans la dernière page, et les auteurs viennent de repositionner Scott Free dans l’échiquier cosmique. En filigrane, Englehart compare Mister Miracle à Orion, mettant en avant l’erreur stratégique de l’échange d’otages établi par les deux souverains : en laissant Scott Free grandir sur Apokolips, Darkseid a semé une graine de lumière dans son royaume d’osbcurité.
Pour Englehart, c’est aussi l’occasion de redéfinir Mister Miracle, comme guerrier accompli (là encore, comparaison avec Orion), mais aussi comme messie, exemple à suivre.
« À suivre » ? Justement, le à suivre cher aux feuilletons super-héroïque va en prendre un coup. En effet, ce n’est pas Steve Englehart qui signe le quatrième chapitre, mais John Harkness. Les connaisseurs de la carrière du scénariste savent que ce dernier n’est que le pseudonyme qu’Englehart adopte quand l’environnement éditorial ne lui semble plus favorable (Harkness « signe » donc son épisode de Daredevil après la période Miller / Mazzucchelli, ainsi que ses derniers chapitres de Fantastic Four).
Et en effet, Mister Miracle #22 sera le dernier épisode rédigé par Englehart. Les deux premiers chapitres avaient été supervisés par Denny O’Neil mais, depuis un mois, la série est éditée par Larry Hama, jeune auteur touche-à-tout, engagé par DC, avec Al Milgrom, afin de prendre en charge une partie du catalogue alors en pleine croissance. Visiblement, Englehart et Hama ne sont pas sur la même longueur d’onde. L’accroissement des pouvoirs du héros, ou son caractère plus ouvertement belliqueux et proactif, ne seraient pas du goût du responsable éditorial ? Ou bien Englehart voulait-il s’en tenir à ses projets et partir, et sentait-il qu’on lui tordait le bras ? Ou simplement incompatibilité d’humeurs ?
Bizarrement, l’épisode est magnifique. Livré sur le même rythme effréné que les précédents, il propose une nouvelle incursion du héros sur la planète de Darkseid, en vue d’une confrontation avec le despote. Rogers s’en donne à cœur joie, livrant de grandes cases (signe des retouches du script d’origine ?), notamment un étourdissant gros plan sur le visage minéral du tyran, l’une des plus épatantes représentations du vilain après Kirby.
À la fin de l’épisode, Darkseid bien sûr échappe à la tentative d’assassinat et projette Mister Miracle… ailleurs. Le héros s’enfonce dans une spirale qui conclut ce premier cycle d’aventures (qui aurait en son temps fait un très chouette « Récit Complet DC » si Lug avait eu les droits des personnages de la « Distinguée Concurrence »), et Steve Englehart s’éloigne des aventures dessinées (avec Rogers, il est également à la tête d’une aventure de Madame Xanadu, qui sera suivie d’autres chapitres réalisés par d’autres équipes).
En quête d’une nouvelle équipe d’auteurs, Larry Hama se tourne vers l’autre grand Steve de l’époque, à savoir Steve Gerber. Il l’associe à un jeune dessinateur promis à une brillante carrière, un certain Michael Golden. Ce dernier est pour l’heure encré par le vétéran Joe Giella, dans une prestation très lisible mais sans guère de personnalité.
Sortant de la spirale dans laquelle il a été projeté, Scott Free se retrouve dans un monde à part, représenté par un échiquier géant au milieu duquel se trouve Ethos, un être androgyne qui invite le héros à se redécouvrir lui-même. Serré dans des chaînes symboliques, Mister Miracle doit participer à une course automobile entre Ben-Hur et les Fous du Volant, où l’on reconnaît sans mal le sens de la parodie cruelle de Gerber. Il rebondit notamment sur cette idée de « comédie cosmique » évoquée dans les dialogues du dernier épisode d’Englehart, à laquelle il confère une dimension burlesque.
Chargé de symboles et de significations à tiroir, l’épisode est une espèce de décryptage du personnage, qui, s’il est hanté par son complexe messianique depuis les épisodes d’Englehart, comprend enfin que ce qui fait sa particularité, c’est son statut humain. Fort de cette prise de conscience, le héros peut reprendre contact avec sa vie et le monde réel.
Ayant utilisé ce chapitre en guise de tremplin afin de donner une nouvelle impulsion aux aventures du maître de l’évasion (et sans doute au grand contentement de Larry Hama, qui s’occupe encore de la série), Steve Gerber ramène donc Mister Miracle sur Apokolips, où il sauve Oberon des troupes de choc de Darkseid et se téléporte sur New Genesis.
Oberon fait remarquer qu’un artiste de l’évasion capable de se téléporter n’a pas besoin d’autre chose, ce qui est l’occasion pour Gerber de préciser que cette capacité héritée de la Mother Box ne peut être convoquée tout le temps et qu’elle ne peut être utilisée qu’en absence de stress… donc pas durant un spectacle. Le scénariste est bien conscient du caractère glissant de certaines idées récemment apportées à la série (faut-il y voir la patte de Hama ?).
De même, Gerber rédige une scène à la fois amusante et riche de sens, dans laquelle Scott explique son projet (tout en entourant son épiphanie récente d’un voile de mystère), ce qui a le don d’agacer son épouse qui lui met une taloche afin de le faire redescendre sur Terre. Mais une taloche de Big Barda, c’est mémorable ! S’agit-il d’un commentaire concernant les idées de son prédécesseur sur l’ex Female Furie ?
Cependant, Gerber n’est pas avare d’idées nouvelles. Constatant que Barda est guérie, Scott ramène sa fine équipe sur Terre. Mais il décide de vendre la maison (dans laquelle Oberon a passé trente ans), de déménager et d’orchestrer un spectacle à nul autre pareil, une évasion dont il ne peut légitimement sortir vivant. Et pourtant, il y parvient, apparaissant, sur la dernière page, dans une posture christique.
L’intrigue de Gerber reprend une partie des ressorts proposés par Englehart, à savoir la création d’un espoir quasi-religieux dans la foule d’admirateurs. Mais cette fois-ci, non parmi les Lowlies d’Apokolips, mais chez les Terriens.
Gerber tisse aussi d’autres intrigues, notamment autour de la fille de Rex et Ida Hubbard, une jeune femme ayant souffert de l’accident de voiture qui a failli l’emporter, et qui n’existe désormais plus que par la douleur physique, qu’elle a appris à dominer. Ce faisant, Gerber renoue avec un thème récurrent du Fourth World, à savoir l’enfance blessée, et propose la vision d’une mère cruelle ravie d’avoir façonné une surfemme à partir de sa fille.
Récupérée par Granny Goodness, la jeune femme est lancée contre Mister Miracle, mais ce dernier choisit de protéger celle-ci contre la directrice d’orphelinat. En disparaissant, Granny promet à Scott que s’il veut être un messie aux yeux de l’humanité, il finira par rencontre son antéchrist personnel.
C’est sur ce dernier chapitre que se referme à nouveau la série Mister Miracle, victime, comme beaucoup d’autres titres, de la sinistre « Implosion DC » qui voit l’éditeur réduire drastiquement son catalogue. Comptant parmi les récentes recrues de la rédaction, Larry Hama et Al Milgrom seront licenciés (« last hired, first fired », comme on dit outre-Atlantique) et retrouveront du travail chez Marvel. Quant au personnage, il sera de nouveau relégué aux coulisses de l’univers DC, le petit monde des New Gods devant attendre notamment les Justice League of America de Conway et Pérez pour retrouver les faveurs des projecteurs.
Les courts chapitres de cette éphémère résurrection sont dans l’ensemble assez beaux. Les trois épisodes dessinés par Golden constituent une révélation, d’autant que les deux derniers sont encrés par Russ Heath, qui transmet aux crayonnés cette science des lumières et des ombres qu’on lui connaît. Au-delà de la qualité graphique, ces sept chapitres constituent un festival d’idées et de propositions, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Une tentative ratée, mais riche et passionnante, que DC a eu la bonne idée de rassembler.
Le sommaire se conclut par DC Comics Presents #12, une série dans laquelle c’est au tour de Superman de s’associer tous les mois à un héros différent.
Sur une intrigue de Steve Englehart, Rich Buckler (qui « sample » des cases entières du Superman / Spider-Man de Ross Andru) et Dick Giordano raconte comment Scott Free découvre un plan de l’Intergang, tente de s’y opposer, mais doit recourir à l’aide involontaire de Superman afin de sortir d’un piège (mental) dans lequel il est tombé.
L’intrigue est gentiment tarabiscotée, et l’on reconnaît sans doute davantage les tics du scénariste : caractérisation un peu forcée, personnages qui réagissent sans modération, machines diverses aux effets complexes… Cette fois, il est supervisé par Julius Schwartz, qui a lui-même une certaine appétence pour les idées tordues. L’ensemble est oubliable mais ça fonctionne bien, et l’on se plaît à imaginer que, peut-être, Englehart serait resté plus longtemps sur Mister Miracle si cette série avait été supervisée par ce vieux briscard de Schwartz.
Un peu anecdotique, l’épisode, qui date de 1978, montre un Mister Miracle uniquement doté de ses trucs et astuces de magicien de scène, sans les excroissances de pouvoir fournies par sa fusion avec la Mother Box. La parenthèse est refermée, et le personnage est rendu à son état initial.
Jim