Comme souvent chez les grands éditeurs qui doivent assurer une périodicité mensuelle pour un catalogue assez vaste, l’habitude a longtemps été conservée de commander des « inventory tales », des histoires destinées à être publiées si jamais l’équipe en place subissait un retard (ce qu’on appelle un « fill-in » une fois que c’est publié), et à être stockées dans un tiroir en attendant un tel usage. Ces histoires sont payées, et donc le retour sur investissement est plus long. Voire inexistant si le récit en question n’est jamais publié. Et il arrive régulièrement que les responsables éditoriaux retrouvent ces histoires et décident de les publier. Ça a notamment constitué une partie du sommaire de la légendaire série Marvel Fanfare (le Captain America de Miller, le Silver Surfer d’Englehart et Buscema, voire l’épisode de Hulk par Byrne en pleines pages, entre autres, sont trois histoires écrites et dessinées qui n’ont pourtant jamais été publiées, avant de trouver refuge dans cette formidable anthologie). Et c’est le cas aussi pour la collection « From the Marvel Vault », succession d’one-shots parus en 2011 et vendus comme de petits trésors cachés.
Ces récits concernant différents personnages (Doctor Strange, les Thunderbolts, Johnny Storm et Hulk, les Defenders ou Gambit et les Champions) sont compilés dans un TPB, sobrement intitulé Tales from the Marvel Vault. et imprimé dans la foulée, fin 2011. Chaque fascicule est accompagné d’une courte préface signée par le scénariste et dialoguiste (nuance importante) des histoires, et ces textes de présentation sont présents dans le recueil.
Ouvrant le sommaire se trouve sans doute le plus intéressant de ces récits. Il s’agit d’un épisode consacré à Doctor Strange, écrit par Roger Stern et dessiné par Neil Vokes. Les lecteurs des posts précédents ont donc aussitôt identifié l’un des récits destinés à l’origine à la série Marvel Universe, sans doute dans la foulée de l’histoire de Captain America (exploitée dans Sentinel of Liberty), donc peut-être pour l’éventuel numéro 9.
Sous une couverture de Mario Alberti, le récit nous permet de retrouver Stephen Strange alors qu’il revient du voyage à l’autre bout du monde qui a changé sa vie. De retour dans son pays d’origine, il décide de s’installer, et jette son dévolu sur une bâtisse à la mauvaise réputation… qu’il s’empresse d’acheter sans même que l’agent immobilier ait besoin de déballer son arsenal d’arguments.
Comme dans les autres histoires (celle des Envahisseurs, celles des Chasseurs de Monstres), Stern utilise des prétextes classiques afin d’amener des idées plus surprenantes. Ainsi, via le personnage de l’agent immobilier, le scénariste nous laisse croire que la maison est hantée à cause de rituels païens perpétrés dans les fondations, voire même bien avant que celles-ci ne soient posées. Mais ces allusions lorgnant vers Shining ou Poltergeist sont des diversions.
En effet, le shaman indien évoqué dans les dialogues semblait lutter contre une force extradimensionnelle à laquelle Strange, encore novice rappelons-le, va être confronté. Autre diversion, la structure du récit fait que les soupçons du lecteur peuvent se porter vers un autre ennemi du sorcier, bien connu des lecteurs de longue date. Mais là encore, c’est une feinte du scénariste.
Quand la confrontation survient, le jeune magicien utilise autant les sorts qu’il a appris auprès de l’Ancien que sa tête, et même ses muscles. Et la fin du récit place cette bataille dans le cycle d’apprentissage, sorte de dernière épreuve confirmant la place d’élève de premier ordre qu’occupe Stephen dans le cœur de l’Ancien.
Au dessin, Neil Vokes, qui a déjà dessiné Doctor Strange à l’occasion d’un numéro spécial de la série Untold Tales of Spider-Man (dont Stern avait déjà assuré les dialogues) rend un hommage graphique très agréable à Steve Ditko. Son Strange anguleux, aux traits presque asiatiques, renvoie au premier épisode dans Strange Tales. Le dessinateur réinvestit tout le catalogue d’astuces visuelles, reproduisant merveilleusement les mondes bizarres et les représentations des sorts. Il est soutenu par les couleurs rusées de Lee Loughridge, qui confère aux flash-backs des palettes différentes aux touches sépia du meilleur effet.
Constituant donc le dernier épisode de Marvel Universe qui n’ait pas trouvé refuge quelque part, cette aventure ressort donc des tiroirs à l’initiative du responsable éditorial Tom Brennan, qui s’empresse de contacter Roger Stern pour que ce dernier rédige les dialogues. Stern avait commencé l’exercice en 1998, au moment où Vokes avait réalisé les planches, mais il a entre-temps perdu le fichier. Il n’en avait rédigé que l’équivalent de deux ou trois pages, disparues depuis lors. C’est donc une douzaine d’années plus tard qu’il reprend l’histoire, donnant au récit une voix off ni trop pesante ni trop envahissante, mais qui correspond bien à la plongée intérieure que vit le magicien dans le récit.
Après ce premier épisode, le sommaire du recueil propose un récit des Thunderbolts, ou plus précisément une aventure de Jack Monroe, le Bucky des années cinquante devenu Nomad. Personnage secondaire de la série de Nicieza et Bagley, il est au centre de ce chapitre destiné à faire le point sur sa situation au cas où la nécessité d’un fill-in se présenterait. Mais Bagley étant ce qu’il est, l’occasion n’est jamais arrivée, et entre-temps Ed Brubaker a réglé son compte au personnage, rendant obsolète cette histoire. Qui trouve ici une raison d’être publiée, sous une couverture de Lee Weeks et un dessin de Derec Aucoin.
Arrive ensuite un épisode destiné à Marvel Team-Up (que l’on peut donc dater au moins de la fin des années 1980), écrit par Jack C. Harris et dessiné par Steve Ditko. Comme le veut la tradition, notamment chez Marvel, le scénariste n’a pas rédigé les dialogues (le scénario était écrit en deux fois : d’abord le découpage et l’action puis, quand les planches étaient dessinées, les dialogues, ce qui permettait à la comptabilité d’étaler les paiements pour les scénaristes), et l’équipe éditoriale se retrouve avec des planches sans texte. C’est Karl Kesel qui se charge de mettre des mots autour des images. Il rédige un texte d’introduction où il raconte son admiration pour Ditko et sa joie de pouvoir enfin « collaborer » avec son idole, occasion qui avait failli se produire des années plus tôt.
Suit un très intéressant cas d’école : dans le cadre de la série Defenders chapeautée par Kurt Busiek et Erik Larsen vers 2001, le responsable éditorial Tom Brevoort avait mis en chantier un fill-in (Busiek étant débordé et Larsen malade) qu’il avait confié à Fabian Nicieza et Mark Bagley. L’épisode n’a jamais été utilisé, et quand l’équipe éditoriale le retrouve, elle se tourne légitimement vers Busiek afin qu’il en rédige les dialogues (selon le principe énoncé plus haut). Disposant des planches, le scénariste se tourne vers Nicieza qui est hélas débordé et qui, plus étonnant, ne se souvient plus du tout de quoi cause le récit (qu’il est incapable de retrouver dans ses archives). Busiek réfléchit, regarde attentivement les planches, et trouve une idée, un brin saugrenue, mais qui fait rire Nicieza et les gens de Marvel. C’est ainsi que naît une aventure des Défenseurs dans la digne tradition frappadingue du groupe.
Pour conclure le recueil, voici une histoire durant laquelle Gambit, qui n’est encore qu’un membre de la Guilde des Voleurs et pas le super-héros mutant que l’on connaît, croise le chemin d’un groupe de héros que, personnellement, j’aime beaucoup, les Champions. L’histoire est illustrée par George Tuska, ancien dessinateur de strips d’aviation converti comme beaucoup de dessinateurs de sa génération aux super-héros. Personnellement, j’aime beaucoup son style, que j’associe à Iron Man, mais aussi au strip World’s Greatest Super-Heroes (malgré l’encrage de Colletta) que je lisais dans Télé Junior. Il se trouve en plus que Tuska a dessiné la série Champions.
Hélas, c’est un George Tuska en petite forme que l’on retrouve ici, moins inspiré même que sur son histoire de WildC.A.T.s. Certaines planches sont bordéliques, voire contradictoires, et l’on sent les efforts de Fabian Nicieza, ancien scénariste de Gambit missionné pour mettre de l’ordre dans un récit dont on se demande s’il était mal écrit au départ ou mal compris par l’illustrateur. On ne saura jamais qui est le scénariste, le script ayant disparu si l’on en croit la petite préface rédigée par l’équipe rédactionnelle. Le plaisir de retrouver les Champions, opposés ici à MODOK, est un peu entaché par la vision d’un grand dessinateur en fin de course, pas vraiment aidé par une colorisation informatique assez envahissante.
Sommaire foutraque que celui de Tales from the Marvel Vault, dont le gros morceau restera le Doctor Strange, dont l’élégance et l’amour pour le personnage transforme l’exercice du stand-alone en petite pépite (en plus de rattraper, douze ans plus tard, le manque suite à l’arrêt de Marvel Universe). L’autre belle pièce est cette aventure des Défenseurs construite de bric et de broc à dix ans d’intervalle.
Jim