LE TITAN VERT PARDONNÉ
Hulk à lunettes
En France, pour des raisons historiques liées à la fin de Sagédition et Arédit et au monopole chaotique de Lug (devenu Semic, en plein rachat, en plein changement d’équipe dirigeante…), pas mal de séries Marvel ont connu de vastes périodes de disette où les épisodes inédits se sont comptés par dizaines. C’est le cas notamment de la série Hulk.
Les années 1980 sont pour la bande dessinée américaine une période fort agitée. Chez DC, c’est l’explosion médiatique et qualitative, avec une Crisis qui ravale la façade du catalogue et rajeunit l’ensemble des personnages. Chez Marvel, c’est le plein règne de Jim Shooter, qui y officie comme « editor-in-chief » (en gros, le boss, quoi, celui qu’on écoute quand il cause…), donnant comme directive à ses scénaristes de pousser au plus loin leurs idées. Ce qui vaudra aux lecteurs quelques passages mémorables.
Mais la même décennie, en France, c’est un peu la disette. Dans la seconde moitié, deux des trois éditeurs ferment boutique, et les choses sont pliées au tout début 1988, les dernières parutions prenant l’allure de spasmes d’agonie dans un paysage éditorial qui se raréfie. Résultat, la moitié du catalogue Marvel et l’ensemble de la production DC cessent d’être publiés. Et alors que Lug, leader du marché et désormais en situation de monopole, aurait pu rafler la mise en reprenant Hulk , mais aussi Captain America , Thor , Doctor Strange , ainsi que Superman , Batman , Wonder Woman , Flash , Green Lantern et tous leurs copains, l’occasion est plus ou moins raté à cause d’un calendrier où le rachat par le groupe scandinave Semic tamponne avec le départ à la retraite de certains dirigeants de la boîte lyonnaise.
Pour les lecteurs, c’est un peu morne plaine, puisqu’il faudra attendre quelques années et l’avènement du format « Version Intégrale » (ou « V.I. ») pour les intimes, pour que les séries reprennent, parfois en laissant sur le bas-côté une grosse centaine d’épisodes.
Pour Hulk , c’est le cas. Heureusement, les muses de la réédition ont pointé du doigt la fin de la période durant laquelle Bill Mantlo a écrit les aventures du Titan Vert, et les lecteurs francophones en retard de plusieurs wagons peuvent découvrir la période dite du « Hulk intelligent », en trois albums intitulés « Pardoned », « Regression » et « Crossroads ».
Les lecteurs francophones de la fin des années 1980 se demandaient qui était ce Hulk au langage soigné qui avait participé aux Guerres Secrètes dans les pages de Spidey . L’explication est là.
Bill Mantlo, scénariste sans grand génie mais à l’énergie indiscutable et à la passion d’airain a livré des tombereaux d’aventures des plus grands héros Marvel (notamment un certain Homme-Araignée) et a régné sur Incredible Hulk pendant de longues années. Spécialiste de ce qu’un commentateur de Scarce avait baptisé « l’évolution en trompe-l’œil », il a eu l’idée d’irradier à nouveau son monstre vert qui, sous le coup de cette nouvelle exposition à des rayons aux effets insoupçonnés, développe une intelligence nouvelle. En fait, l’esprit de Banner prend le contrôle de son alter ego. Tout le drame de la situation sera que, manipulé par un ennemi de Doctor Strange, le Titan, pourtant pardonné par la Maison-Blanche, retombera dans un état plus bestial que jamais. Les lecteurs assistent à un quasi suicide mental de Bruce Banner, qui s’abandonne à la furie de son double. Le troisième tome, quant à lui, raconte comment Hulk, exilé dans une dimension entre les dimensions, est condamné à une errance jusqu’à ce qu’il découvre un univers où il soit adapté.
Copieux et un peu lourd à lire d’affilée (un conseil : faites des pauses, c’est comme les longs trajets en autoroute…), ce récit épais, couvrant une quarantaine d’épisode, est intéressant notamment pour le regard qu’il porte sur le personnage, pour la mécanique d’effritement que constitue le second acte, et pour les milliers de petites choses qu’il pose pour la suite de la série. Notamment le traumatisme de l’enfance, dessinée par un Mike Mignola encore jeune mais déjà inspiré, traumatisme qui servira de base aux épisodes de Peter David (notamment le formidable Hulk #377, qui mériterait une notule à lui seul) ou au film d’Ang Lee. Ou encore l’idée d’un Hulk exilé prêt à revenir se venger de ceux qui l’ont ainsi condamné (prétexte à l’excellente saga menée par Greg Pak à partir de Planet Hulk . Que Pak soit le premier à songer à ramener Kate Waynesboro dans la série prouve sans conteste aucun qu’il a avidement pioché dans une période l’ayant marqué). Bill Mantlo, avec ses gros sabots, a lancé, sans doute sans le vouloir, une pleine bolée de nouvelles idées qui auront nourri la série pour plusieurs décennies.
Voilà ce que nous avions raté en France à la fin des années 1980, à cause de mouvements éditoriaux bien compliqués dont les lecteurs de l’époque n’avaient pas conscience. Ah, vive les rééditions !