LES SENTINELLES t.1-4 (Xavier Dorison / Enrique Breccia)

Discutez de Les Sentinelles

Je viens de relire les quatre premiers tomes d’une traite, mes lectures précédentes avaient été assez erratiques.

Ce projet; si je me souviens bien devait prendre place dans le label **Transatlantique ** (des super-héros fait par des Européens) ou quelque chose comme ça, et devait dont être un album Iron Man.

Ça ne c’est pas concrétisé pour une raison ou pour un autre et c’est devenu cette série qui prend place lors de la Première guerre mondiale.
Et c’est plutôt réussi.
J’attends de pied ferme le suivant !

Du super-héros à la française, et qui tourne autour de l’événement marquant le désamour entre la France et la science, la Première Guerre mondiale. L’imaginaire français percute alors l’avancée scientifique, incarnée par l’arme blindée ou le gaz moutarde, et ça peut expliquer (si l’on en croit des gens comme Serge Lehman) pourquoi le genre super-héros n’a pas fleuri chez nous. Il y a sans doute d’autres raisons (par exemple, l’émergence des divertissements de masse américains dans les années 1920), mais cette explication rend plus pertinent encore le choix de Dorison de placer son récit dans cette période.

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J’avais oublié à quel point le premier tome est mal fichu. Non pas tant en matière de scénario, car l’intrigue est bien construite et pose les bases très efficacement, mais en termes de narration, de découpage, de lettrage. Les cases s’emboîtent non comme une séquence mais plutôt à l’image de blocs de Tétris, au risque de se chevaucher ou de laisser des trous.

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Je rappelle que la première édition de ce chapitre d’introduction a été publiée dans l’éphémère label de bande dessinée lancé par Robert Laffont, et je pense y déceler un manque d’expérience et d’expertise en matière d’art séquentiel. Pour preuve, je vois dans le fait que la suite est de mieux en mieux construite un contrôle éditorial plus lourd de la part de Delcourt. Et c’est pour le mieux.

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L’histoire suit deux surhommes de l’armée française, Taillefer, sorte de cyborg avant l’heure, et Djibouti, équivalent d’un surhomme drogué, alors qu’ils opèrent à Fès en 1911. Le premier meurt tandis que le second rejoint la vie civile, avant d’être incorporé de nouveau à l’orée du premier conflit mondial. Le savant qu’il est chargé de protéger est victime d’un bombardement et devient à son tour le nouveau Taillefer.

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Le cycle suit ces deux écorchés, l’un retrouvant le frisson du conflit et l’autre renonçant lentement à sa vie de famille et à ses recherches scientifiques, tandis qu’ils s’enlisent dans le conflit et qu’ils acceptent petit à petit leur nouveau rôle. Cette évocation de la guerre (celle-ci en particulier, mais les guerres en général) s’associe à une intrigue d’espionnage et à la peinture du drame humain qui se cache derrière.

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Fils d’Alberto Breccia (celui de Mort Cinder ou de Cthulhu), Enrique Breccia livre un premier tome qu’on qualifiera pudiquement de « à l’ancienne », à savoir qu’il privilégie le dessin sur la narration, les cases se tordant afin d’accueillir l’image, et non l’inverse. À partir du deuxième album, c’est nettement plus maîtrisé, sans doute en réponse à des exigences éditoriales (bienvenues). Et ça rend l’ensemble particulièrement agréable.
Dommage que ça ne soit pas le cas dès le premier volume : avec son dessin baroque et écorché, Breccia aurait pu être aux Sentinelles ce que Kevin O’Neil est à la Ligue des Gentlemen.

Jim

Les deux albums suivants (à ma connaissance les deux derniers en date, le cinquième semblant se faire bigrement attendre, à moins que je n’ai loupé quelque chose) élargissent le conflit.

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Les auteurs transposent sur le mode super-héros les problématiques propres à la guerre : la course aux armements dans le tome 3, l’enlisement des fronts (en l’occurrence les Dardanelles) dans le tome 4. Avec le lot de scènes héroïques, de conflits avec la hiérarchie, de rencontres avec les civils. En parallèle, les pays ennemis se dotent également de surhommes, Übermensch pour les Allemands, le Cimeterre pour les Turcs. Ce qui donne lieu à des grosses bastons, mais également permet d’avoir la vision de l’ennemi, ce qui est toujours intéressant.

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Breccia livre des planches mieux pensées, plus abordables, même si le lettrage montre de grandes faiblesses (le comble était dans le tome 2, avec une floppée de bulles mal calées), confondant les voix off et les bulles hors-champ, qui sont toutes traitées en récitatifs rectangles, afin de rajouter à la confusion. Le lettrage est un art qui s’est perdu, au pays d’Astérix et d’Achille Talon : un comble.

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Néanmoins, la série est sympa, ne ménage pas ses héros, et utilise une iconographie de propagande assez intéressante. J’espère bien qu’il y aura une suite.

Jim

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L’Iron Month continue ici !

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Oh punaise, ouais. A faire fuir les lecteurs ! Une telle erreur dans l’emplacement des récitatifs et l’agencement des cases, c’est incroyable. Pour les cases, j’ai l’impression de lire une BD du début des années 80 (je ne sais plus si c’est Hulet qui avait cette tendance) ou du Aparo dans The Brave & The Bold. mais à une échelle autrement plus large et plus importante. Comme si Breccia avait appris à dessiné sur des cases uniques (parce que dessiner, il sait faire), et qu’il avait fait de l’encastrement par collage (Jim parle de Tetris).
Si bien qu’on est obligé de bien regarder quelle récitatif il faut lire après l’autre. Et ils sont nombreux, bien trop à mon goût, empiétant beaucoup sur les dessins.

Tout cela est bien dommage, car le récit et l’histoire sont excellents. Artie disait que le projet était initialement pour un Iron Man se passant en 1917 (et quelques années plus tard, on a un Iron Man Noir), et ça se confirme dans l’interview de Dorison située dans le cahier supplémentaire en fin d’album. Pour cette série, l’histoire démarre au moment de l’assassinat de François-Ferdinand, avec un inventeur industriel qui invente la pile au radium, miniature de surcroît, qui peut révolutionner l’énergie civile, à condition de financements qui n’arrivent pas, le projet étant jugé trop improbable, irréaliste. Evidemment, ce projet intéresse l’armée qui est prêt à apporter des financements nécessaires, en échange de son utilisation militaire pour son projet Sentinelles, qui a du plomb dans l’aile et dont la dernière version souffre visiblement d’un manque de stabilité technique.

Donc, le récit de Dorison est très riche. Il distille les informations au fil de l’eau, laisse réfléchir le lecteur, apporte même des informations inattendues. Cette Sentinelle a du Iron Man, mais me fait beaucoup penser à Robocop, et des éléments rappellent quand même le premier film (l’aspect « politique » qui est ici militaire, les échecs avant le lancement, le « choix » du sujet", …). Dans les informations données par le bon vieux docteur, il y a aussi des références aux différents programmes super-soldat, sous diverses formes. ça donne beaucoup plus d’ampleur au projet Sentinelles et plus d’impact aussi sur ce que sont devenues les hommes du projet, après que celui-ci ait capoté en 1911.
Et puis Dorison n’oublie pas son « à suivre » au milieu de cette histoire de guerre, le construisant tout au long des pages, là où je pensais naïvement que c’était pour présenter un contexte. Bonne surprise que cela a été à la fin de cet album.
Car ouais, l’auteur apporte beaucoup d’éléments annexes et secondaires, qui donnent du crédit et de la véracité dans son histoire, que ce soit avec le vocabulaire utilisé (jargon et argot) ou ce qui peut rappeler la France des années 1910. Rien n’est laissé au hasard, et l’intégration de vraies photos, de temps en temps, au milieu des dessins de Breccia donne un vrai impact à son histoire.

Si j’ai bien taillé dans la pagination de Breccia, je vais faire tout l’inverse concernant son dessin. C’est magnifique, détaillé (mais pas trop non plus), généreux (y a de la case) et ses choix de couleur le sont tout autant. Une vraie maîtrise. Et puis la guerre, c’est sale et là, il ne le cache pas. 0 l’instar de l’auteur qui le dit ouvertement, Breccia le montre tout autant. Et puis j’aime bien aussi comment il met de la folie dans les yeux des apprentis-sorciers, d’une manière où on ne sait pas s’ils sont vraiment comme ça (parce qu’on peut se poser la question) ou si le personnage délire.

J’avais acheté les 4 tomes sans avoir lu le tome 1, le sujet (double ici, car c’est une histoire de guerre et une histoire de super-héros), le nom de l’auteur et les dessins m’avaient convaincu. Et je ne suis pas déçu, malgré les énormes bémols du haut.

Oui, ça a un côté vieillot, pas dans le bon sens du terme. Ça se calme au fil des tomes suivants, mais comme tu dis, c’est un peu un repoussoir sur ce premier volet.

C’est là qu’on voit que les lettreurs américains sont forts, parce que souvent ils sont en mesure de rattraper les maladresses narratives en plaçant bulles et récitatifs dans un ordre tel qu’on arrive à suivre.

Je pense qu’il a une approche illustrative. Il fait sa belle image, il la place vaille que vaille sur la planche, et zou. Il ne pense pas en termes de narration. Et visiblement il ne s’est pas débarrassé de cette tendance, parce qu’on voit des choses comparables sur les pages de Golgotha.

Jim

J’ai failli marquer un truc du genre. Mais je me suis demandé si c’était totalement « la narration ». Ok, l’agencement fait partie de la narration. mais après, si tu prends toutes les images de rang, comme un strip, ça me semble clair. C’est ce qui m’a fait dire qu’il y avait peut être un peu trop de récitatifs.

Oui, mais chez John Buscema, tu as souvent le même problème (surtout dans les années 1970 et 1980, quand il s’en foutait…). Alors oui, chaque case séparée fonctionne, et si tu les découpes et que tu les alignes, c’est clair. Sauf que si Buscema (ou son encreur, ou son lettreur) est obligé de mettre une flèche pour orienter vers la case suivante et donc indiquer l’ordre, c’est qu’il y a un souci.
C’est pas le tout de faire des cases expressives, encore faut-il les présenter dans un ordre qui, lui aussi, soit clair.

Dans le cas du premier tome de Sentinelles, les récitatifs sont peut-être là pour compenser ce caractère désordonné, pour rattraper les choses. Pour redonner un peu de lisibilité. Je sais pas, faudrait que je regarde à nouveau.
Mais en tout cas, on voit bien que le lettrage, en franco-belge, c’est quand même le truc qui n’intéresse personne, l’angle mort de la production.

Jim

Et encore. La manière dont ils sont agencés n’aident pas. Ce qui confirme ta dernière phrase.

Ah voilà, c’est ça dont je me souvenais. Merci. Je me demande si Gene Colan n’était pas un peu pareil (ou alors c’est la censure de Lug qui entraînait ça)

Oui, mais Colan, c’était tellement devenu un système que tout était éclaté. Et là encore, avec un lettreur américain, on s’y repère, c’est rare qu’on soit perdu. Mais Colan, effectivement, explosait tous les codes : la perspective, l’anatomie, les éclairages, tout, il s’en foutait, et ça en devenait foisonnant, baroque. Buscema, avec son dessin académique, on voyait bien que ce qui l’intéressait, c’était le dessin, pas la narration.

Jim

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Le tome 1 a tellement donné d’infos et était tellement dense, que ce tome 2, qui est presque linéaire en terme de temporalité (quasiment tout se passe en 2 jours), fait très calme. Surtout au début, avec une telle mission (récupérer l’appareil photo d’un avion tombé en CMarne). Ouais, je pense que je suis autant resté sur ma faim que le colonel Mirreau à cette évocation)
Et pourtant… Xavier Dorison s’appuie sur l’histoire du Château de Mondement pour développer son récit (ah, et les fameux taxis), tout aussi violent et sanglant (dans le sens qu’il y a du mort), mais en faux rythme, jusqu’à l’assaut final.
L’auteur met un peu de côté l’aspect « super-héros » de la série (même s’il y a les deux bastonnades), pour y mettre un peu plus d’humain. Ses persos, même les plus bravaches, doutent, et ils souffrent, s’unissent, se battent pour la liberté. L’autre point également que j’avais oublié de préciser, c’est qu’il y a une sorte d’humanité derrière cela. les mecs se font la guerre, mais en interne, des soldats ne comprennent pas la violence de leurs compatriotes face à un ennemi qui se rend. Les protagonistes ne sont également pas fous, ils savent que les Allemands en face sont tout comme eux, à préférer rentrer chez eux plutôt que d’obéir pour une guerre qu’ils ne comprennent pas.
Certains soldats, dans des moments de faiblesses, évoquent même que la capitulation pourrait sauver leurs copains blessés.
Alors ouais, le côté super-héros est un peu éclipsé. Mais Dorison livre un récit assez fin, derrière cette violence.

En effet, Breccia est plus sage au niveau de sa mise en page. Mais c’est aussi parce qu’il y a moins de bulles, moins de récitatifs. Et à l’image du récit, je le trouvais également plus sage. Mais c’est aussi lié aux lieux. Sans prétention, je connais un peu cette campagne de la Marne pour y avoir très souvent circulé, et je m’y suis retrouvé, notamment avec ses fermes et ses champs. Je ne sais pas si Breccia s’est appuyé sur de la documentation, mais le rendu est réaliste.
Et puis il y a des images très fortes, notamment celle de la couverture du tome 1.

J’ai démarré par une petite frustration parce que j’étais surpris de l’idée. Mais au final, un tome qui se lit très bien, et qui a une logique : Tailefer est devenu une icône et a relancé le moral des Français.

(à noter que la première édition était vendu avec un faux journal de 4 pages - qui manquait de relecture)

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Ouaip, difficile de dire mieux. Disons même que c’est assez didactique, dans le sens ou Xavier Dorison apporte dans chaque album un élément propre à cette période qui a été un véritable carnage. Après les célèbres taxis de la Marne, ce sont ici les gaz, qui ont été utilisés pendant cette première guerre mondiale. Là il apporte aussi de la nuance, c’est l’aspect politique ou rapport de force, comme tu le dis si bien. Je 'ai pas souvenir (mais après, c’est sûrement moi qui suivait au fond de la classe) qu’on m’est évoqué cet aspect ou sinon, ces raisons, à l’école. Je n’avais pas forcément vu les choses comme ça, mes souvenirs étant assez vaporeux sur cette période ou sur les modalités d’utilisation de ces gaz (« une arme de plus, au milieu de toute cette boucherie », me disais-je jusqu’à présent).
Evidemment, Dorison est Français, il prend donc parti, mais pour autant, chaque camp militaire en prend pour son grade.
Et là, il remet un peu plus les gaz sur l’aspect super-héroïque, avec toujours l’ingénieur en armure et le cinglé chimiquement renforcé, avec cette fois-ci l’amateur des airs, une sorte de Rocketeer à compétences quand même limitées (ça donne du suspens et des péripéties, et y a un côté plus réaliste, malgré tout). Comme le dit Jim, ils vont affronter un super-mec allemand, notamment dans un combat qui semble impossible à gagner.

C’est vraiment sympa à lire, Dorison est vraiment sur un équilibre dans la narration et l’utilisation des perso, qui ont quand même le temps d’évoluer. C’est vraiment très bon, d’autant plus que Breccia nous sort de très belles planches, avec des splash pages qui ne sont pas que là pour épater la galerie. Il fait quelques tentatives de mises en page, qui s’y prêtent et qui sont plutôt réussi cette fois-ci.

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Je ne sais pas si c’est parce que je sais que c’est le dernier tome de la série, inachevée, car au moins un tome 5 était prévu, mais j’ai trouvé cet épisode moins bon. Et je ne pense que ce soit lié à l’histoire -une période la 1ère Guerre que je ne connais pas vraiment, puisque c’est la partie du conflit qui se situe en Turquie … enfin, sur une plage turque plus précisément. Et là, punaise, on la ressent bien la guerre. On souffre pour les gars sur place, les militaire, du moins? Car il y a bien, à un moment donné, des civils, mais étrangement, l’empathie ne fonctionne pas, là, pour eux. Parce que pour les militaires, j’ai vraiment eu de la peine pour ce qu’ils ont vécu. Je pense que ces civils ne sont pas assez développé, et pour ma part, j’ai eu l’impression qu’ils tombaient comme un cheveu sur la soupe. D’ailleurs, le cadrage de Breccia au moment de l’apparition de celle qui servira pour la seconde partie du récit nous la montre seule et rien ne semble contredire ce fait … et on se voit surpris d’un coup de voir tout un groupe en train d’être secouru. Par ailleurs, on sent bien que cette apparition est utile pour le récit, que cette civile a une fonction dans l’histoire, et c’est quelque chose que je n’avais pas encore ressenti. Je trouve que ça perd en spontanéité.

Et malgré la qualité graphique de Breccia, je trouve qu’il y a des cadrages au sein de certaines cases , notamment dans les combats, qui ne m’ont pas paru clair. Le personnage du Cimeterre, qui a pourtant une vraie plusvalue par rapport autres « vilains », puisqu’il a une sorte de code d’honneur, est survolé et ses capacités ne sont finalement pas vraiment exploitées.
Pourtant, il y a toujours de belles splash pages.

Donc, ouais, un peu déçu. Mais c’est peut être parce que les persos et l’histoire se sont enlisés dans cette plage, que le récit ne m’a pas convenu. Mais j’ai trouvé cela moins fluide que les autres tomes, malgré les lacunes du premier, qu’on ne retrouve pas ici (mais qui sont autres, comme le dit si bien Jim)

Ah, il semblerait que le projet d’adaptation ne soit pas mort et soit sur le point de déboucher sur une série diffusée par Canal+ :

Jim

Diable. Par un studio français avec des fonds français ?